Renouveller l’enseignement social

Certes, les évêques interviennent en matière économique comme en atteste le débat né de la publication ”Pour de nouveau mode de vie”. Il n'en demeure pas moins que l'épiscopat français préfère l'évitement à la confrontation réelle à la matière économique. L'Église ”intervient de biais”, déplore Emile Poulat. ”Elle ne se place pas sur le plan économique mais sur le plan éthique”, renchérit-il 1115 . A l'occasion du colloque de l'institut international Jacques Maritain d'octobre 1987, le sociologue en vient à s'interroger sur la crédibilité d'une parole d’église sur l’économie. Le texte est alors envoyé à près de cinq cents économistes, universitaires, évêques, hommes politiques, syndicalistes, patrons et autres catholiques engagés dans les affaires. Or le retour d'une centaine de réponses vient confirmer ”l'introuvable consensus catholique” en matière économique.

Et Emile Poulat d'insister dans La Croix du 9 décembre 1987. La question de la pertinence d'un enseignement social de l'Église est alors posée à l'heure où l'épiscopat américain publie sa lettre pastorale sur l'économie et que les Semaines sociales redémarrent réunissant 500 personnes autour du thème ”travail et emploi”. ”Il semble bien que, trop longtemps, on ait attendu [de l'Église] la formulation d'une conception plus ”scientiste” de l'économie. Elle aurait sans doute, et au mieux, abouti à la formulation d'une pratique chrétienne de l'économie”, répond Alain Barrère, président d'honneur des Semaines sociales de France, plaidant pour une ”pratique économique des chrétiens” 1116 .

Référence récurrente des tenants de l'enseignement social de l'Église, l'Église catholique américaine finit par s'imposer dans l'imaginaire collectif du catholicisme français. Ceci d'autant plus facilement que le modèle polonais décline au fil de la décennie 1980 ainsi qu'en atteste l'affadissement des rencontres des épiscopats français et polonais inaugurées le 4 septembre 1980 1117 . ”Seule une Église capable d'instituer le débat en son sein sera crédible (ainsi le voit-on aux Etats-Unis). Entrer dans cette voie n'est pas sans risque, mais n'est-ce pas une condition pour sortir de la stérilité ?”, relève Paul Valadier dans L'Église en procès 1118 . Or, à quelque dix ans de distance, la fin des mandats décidée en 1975 semble avoir privé l'Église de France de la dynamique de ce qu'Alain Touraine appelle la ”société civile”.

C'est ainsi que tout au long des années 1980, les évêques apprécient l'ambivalence de la décision prise en 1975. Le nœud gordien constitué par les mandats d'action catholique et son dénouement pose le problème d'une parole épiscopale prise à l'interstice de ses prétentions universalisantes et la consécration d'un individualisme méthodologique par la sphère sociale. Prise au mouvement de 1968, l'Église de France bénéficiait alors avec l'action catholique d'un laboratoire de la vie associative dans lequel autogestion et utopie communautaire trouvent une résonance particulière tandis que l'autorité ecclésiale parie sur une dynamique homogénéisante. A l'orée de la décennie 1980, il n'est plus que le MRJC pour revendiquer l'héritage de ce tissu réticulaire d'action catholique 1119 seul à même de contrecarrer la tendance pyramidale de l'Église, au profit d'une mise en réseau des sphères d'influences. Or, la ”fin de partie” déclarée par Paul VI en 1977 semble avoir convaincu l'épiscopat français de la nécessité de consacrer la dimension verticale de l'Église, au plan national du moins. Ainsi persiste le redondant et tautologique slogan ”l'Église n'est pas une démocratie” à l'adresse d'une Église militante réduite comme peau de chagrin tandis que paraît Le retour de l'acteur (1984) d'Alain Touraine.

Il est symptomatique qu'en février 1988, les Etudes accueillent un article critique du jésuite américain John Langan de l'université de Georgetown sur les rapports entretenus par le Vatican avec l'Église américaine. Revenant sur les sanctions prises à l'encontre de l'abbé Charles Curran et de l'archevêque de Seattle, l'auteur fonde son alors son analyse sur les échanges entre Jean-Paul II et les évêques américains réunis le 16 septembre 1987 à Los Angeles. Le cardinal Bernardin et Mgr Quinn, tous les deux anciens présidents de la conférence épiscopale américaine, Mgr Pilarczyk, vice-président de la conférence épiscopale interviennent. De même que Mgr Bernardin revendique la paternité de la lettre pastorale sur le désarmement, Mgr Weakland, dernier intervenant, a présidé la commission chargée de la rédaction de la lettre sur l'économie 1120 . Contrastant avec la situation de l'épiscopat français, les Américains parviennent ainsi à offrir à Rome une parole représentative et unie de leur Église. Au débat de la collégialité de l'Église universelle, l'épiscopat américain fait valoir sa spécificité culturelle 1121 .

Lorsque l'épiscopat américain publie ”partenaires du mystère de la Rédemption” le 12 avril 1988, La Croix y consacre une pleine page. L'article factuel s'accompagne même d'un commentaire dithyrambique d'Yves de Gentil-Baichis ”des évêques courageux”. Cette réflexion des évêques américains sur la place de la femme dans la société et dans l'Église intéresse le quotidien catholique tant sur son fond que dans sa forme. Ecartant la critique d'une démocratisation tendancieuse de l'Église, Yves de Gentil-Baichis préfère insister sur le fait que ”les évêques montrent que l'Église catholique ne se dérobe pas devant les défis que lui lance la conscience morale” 1122 .

Le texte américain est l'œuvre d'un groupe de travail animé par l'évêque de Joliet (Illinois), Mgr Imesch. Celui-ci a réuni autour de lui six évêques et plusieurs laïcs et religieuses pour apporter une réponse théologique à une enquête conduite auprès de 75 000 femmes. A ce stade intermédiaire de la réflexion, les évêques américains s'autorisent à suggérer un approfondissement des raisons théologiques qui ont conduit le Vatican à écarter l'hypothèse de l'ordination de femmes 1123 .

Notes
1115.

Emile Poulat, ”Pensée chrétienne et vie économique”, Foi et développement, octobre - décembre 1987 ; Nathalie Bayer, ” Doctrine économique chrétienne”, L'actualité religieuse, 54, 15 mars 1988, pp. 11-12

1116.

Alain Barrère, ”L'Église et l'économie”, La Croix, 30 décembre 1989

1117.

Mgr Stroba, Glemp, Gilson, Harlé et Orchampt sont alors présents. Le 1er octobre 1988, Mgr Orchampt livre des impressions mitigées de son voyage à Koszalin aux côtés des évêques du Mans et d'Aire et Dax. Le commentaire est particulièrement pessimiste quand est évoquée la table-ronde initiée par l'Église catholique polonaise. ”Solidarnosc n'est plus aujourd'hui ce qu'il fut en 1981” et des fissures se font jour dans l'identité catholique de la Pologne. ”Si les jeunes demeurent fortement attachés à la vie en Église, d'autres prennent de la distance et ne comprennent pas toujours l'action de la hiérarchie catholique, pressés qu'ils sont d'en finir avec le ”système”, alors que le réalisme de beaucoup d'évêques conduit à penser que ce rêve, est actuellement illusion”. Mgr orchampt, ” Au retour d'un voyage de Pologne… quelques impressions”, Snop, n°733, 16 décembre 1988.

En visite en Pologne du 21 au 25 avril 1982, Mgr Harlé revient en France enthousiaste quant à la santé de l'Église polonaise : ”En Pologne, l'Église c'est véritablement la seule force populaire. C'est aussi le seul lieu de liberté. Le seul endroit où les gens peuvent s'exprimer. L'Église défend avec acharnement toutes les libertés fondamentales. Elle est aimée, soutenue, portée par le peuple polonais. Le peuple lui fait totalement confiance. Nous devons nous rendre compte qu'en fait l'expression ”religion populaire” risque d'être ambiguë. Ici, la religion populaire désigne souvent une foi un peu dégradée. En Pologne quand on parle de religion populaire, on parle de foi de tout un peuple. C'est tout le peuple qui est dans l'Église. C'est tout le peuple qui prie. Nous avons du mal à imaginer la ferveur des rassemblements. Nous avons participé pendant notre séjour à un pèlerinage à Saint-Adalbert à Gniezno. Quarante mille personnes étaient rassemblées pour la procession et la messe. L'Église offre un sens à la vie. Et de plus, ce sens est reconnu comme le meilleur. Aujourd'hui même des incroyants reconnaissent cela et se rapprochent de l'Église”. Église d'Arras, n°9, 7 mai 1982

De la même manière la délégation épiscopale - Mgr Vilnet, Mgr Decourtray, Mgr Schmitt (vice-président du conseil des conférences épiscopales d'Europe), du père Boullet, secrétaire général adjoint et du père Bordes, recteur des sanctuaires de Notre-Dame de Lourdes - qui se rend en Pologne du 24 au 27 août 1982 à l'invitation de Mgr Glemp est dithyrambique : ”Les membres de la délégation ont fait d'abord l'expérience de la ferveur et de la foi du peuple polonais et ils l'ont partagée avec émotion. Le soir de l'arrivée, dans les rues de Varsovie, ils ont vu la constitution d'autres croix, à côté de la Place de la Victoire, maintenant barricadée. Ils ont vu la foule assistant aux messes du soir. Dans l'église Sainte-Anne, ils ont prié avec elle. Dans chaque église, un écran permet des projections pour combler le manque de textes et de livres. Sur la route de Varsovie à Czestochowa, un arrêt au séminaire des Pères Pallotins mettait en évidence la quantité de vocations masculines ; les séminaires polonais sont pleins. Le passage au couvent du père Maximilien Kolbe, à Niepokalanow, révélait la personnalité très forte de ce franciscain, mort à Auschwitz. Ce couvent qu'il a fondé compte aujourd'hui près de trois cents frères de Saint-François, vivant la pauvreté et le service à l'exemple de leur fondateur. La canonisation du père Maximilien Kolbe, fixée pour le 10 octobre 1982, sera l'occasion de grandes fêtes pour la Pologne, et le représentant du ministère des Cultes, rencontré à l'aéroport, a précisé qu'il était prévu un pèlerinage de trois mille personnes à Rome pour cette occasion. Le sommet de ce climat de foi et de ferveur fut les deux jours passés à Czestochowa, à l'occasion du sixième centenaire du sanctuaire de la Vierge de Jasna Gora. Le lendemain jeudi, jour du Jubilé, la délégation française concélébra dans la petite chapelle de l'icône et participa à la grande messe solennelle, sommet de ces fêtes. Là une foule immense de 300 à 400 000 personnes, était rassemblée. […] Au même moment à Lourdes, se célébrait la messe internationale pour la Pologne”. Snop, n°472, 15 septembre 1982

1118.

Paul Valadier, L'Église en procès, Paris, Calmann-Lévy 1987, page 214

1119.

A la veille du synode romain sur les laïcs, la commission Église du MRJC entreprend une réflexion sur la place et le rôle des ministères dans l'Église. Responsable de ce groupe de travail, Marie-Claire Rouyer délivre ses conclusions sur le travail entrepris dans un article de la revue du mouvement, Folavoine. Affleure à nouveau une critique de l'institution en terme de structures : ”L'Église institution fonctionne encore une hiérarchie de haut en bas et non comme l'expression du peuple de Dieu”. Dès lors, l'entreprise du synode 1987 apparaît comme dénuée de sens dans la mesure où l'Église stigmatise comme immuable la coupure entre clercs et laïcs. La critique trouve ses racines dans les débats entourant la réception du Concile. La ligne dégagée s'organise autour des enjeux d'une ”pratique sociale” libératrice et une remise en question du ”partage du pouvoir à l'intérieur de l'Église”. Chargé du suivi du mouvement, Mgr Barbier réagit vivement à l'article dans une lettre à l'auteur. ”Si nous posons la question du ministère en ces termes de conflit de pouvoir, il est bien à craindre que nous n’arriverons jamais à le situer dans la démarche du peuple chrétien”. Marie-Claire Rouyer, ”L'Église n'est pas une démocratie”, Folavoine, mai 1987 ; Lettre de Mgr Barbier à l'adresse de Marie-Claire Rouyer, datée du 18 mai 1987. Archives du MRJC

1120.

DC, 1948, 18 octobre 1987, page 955

1121.

L'autre danger majeur serait que le Pape et ses conseillers pour les affaires américaines ne saisissent pas que les désaccords entre le Vatican et l'Église américaine recouvrent en fait une divergence de principe sur les cas où il faut s'en tenir scrupuleusement à la loi et ceux où il convient d'être souple et pragmatique. C'est là un aspect qui échappe souvent aux observateurs américains quand ils critiquent avec véhémence ce qu'ils appellent le légalisme romain. Mais il existe aussi un légalisme américain qui insiste sur la transparence dans la solution des conflits, sur les règles de procédure sauvegardant les droits des accusés, sur l'indépendance des magistrats et de l'administration par rapport aux influences partisanes. Ce légalisme, parfois pédant, rigide et naïf, protège en général effectivement des valeurs que la majorité des citoyens ( et des évêques - jugeraient essentielles dans notre culture : sens de la justice et du fair play, goût de la sincérité, méfiance envers l'arbitraire et plus encore envers les agissements secrets du pouvoir. Ce serait une erreur de croire qu'on respecte toujours ces valeurs et que leurs différentes expressions n'appellent en aucun cas, même pour les Américains, critiques ou révision. Mais la manière dont notre légalisme traduit les idéaux américains et notre sens de la justice doit être prise au sérieux même par ceux qui appartiennent à des traditions toutes différentes. John Langan, ”Jean-Paul II et le catholicisme américain”, Etudes, 3682, février 1988, pp. 245-256

1122.

Yves de Gentil-Baichis, ”Des évêques courageux”, La Croix, 16 avril 1988

1123.

Yves de Gentil-Baichis, ”Les évêques dénoncent le sexisme”, La Croix, 16 avril 1988