Un enseignement social privé de relais ?

Les 14 et 15 janvier 1989, le mouvement du christianisme social et la revue Autre temps organise un colloque à la faculté de théologie protestante de Paris : ”Cent ans de christianisme social”. La manifestation s'inscrit dans la longue tradition des congrès du christianisme social lancé en 1888. Introduisant les débats, Laurent Gagnebin souligne que ”le religieux est inséparable de l'univers social et culturel. L'ignorer pour se retrancher dans ses églises et ses sacristies, c'est violenter l'Évangile et la vérité de l'homme” 1135 . Jean Baubérot et Pierre Joxe, entre autres, se succèdent à la tribune devant une assemblée acquise à l'idée d'un nécessaire retour à la dimension sociale de l'Évangile.

Côté catholique, la reprise des Semaines sociales et la relance de la commission sociale confirme le retour des ”chrétiens en économie”. Au centre Lebret, Henri plaide l'ouverture par delà les seules théories économiques et leur réflexe économiste. ”Si nous, chrétiens, voulons avancer sérieusement dans notre réflexion, nous devons rendre à l'homo œconomicus sa mémoire. Nous devons veiller à intégrer toutes les notions indispensables, et former des groupes d'études pluridisciplinaires” 1136 .

Le 11 novembre 1989, Le Monde publie dans ses pages ”Débats” une tribune de Hugues Puel, secrétaire général de la revue Economie et humanisme, auteur du livre L'économie au défi de l'éthique 1137 . L'auteur y reprend la définition que donne Paul Ricoeur de l'éthique comme ”le désir d'une vie accomplie, qui fonde l'estime de soi-même, avec et pour les autres, dans le cadre d'institutions justes” 1138 . Appelant de ses vœux l'émergence de lieux de communication éthique, Hugues Puel défend une approche éthique de l’économie 1139 :

‘En novembre 1987 s'est tenu à Paris, à l'initiative de l'épiscopat catholique, de la Fédération protestante et d'un collectif d'organisations non gouvernementales de développement, un colloque sur la dette du Tiers-Monde proposant un code de bonne conduite en matière de prêts à ces pays. Ce dialogue remarquable entre financiers responsables et militants de diverses confessions religieuses et tendances politiques a permis de faire progresser la conscience de tous sur le sujet. Autre exemple : sous la pression de congrégations religieuses et de militants tiers-mondistes, certaines banques ont lancé des produits financiers éthiques : les portefeuilles d'OPCVM excluaient les participations dans des activités aux finalités douteuses du point de vue de la sauvegarde de la paix, de la morale et de l'environnement.’

Réunis du 1er au 3 mai 1989 à Chevilly-Larue, plus de soixante délégués de l'apostolat des laïcs représentent les quelques 80 mouvements d'Église auprès du père Bernard Housset, secrétaire général adjoint de l'épiscopat chargé de l'apostolat des laïcs. A cette occasion, le père Michel Rondet s'interroge sur la pertinence de l'exhortation post-synodale Christi fideles laici, et son silence sur la réflexion des laïcs sur l'Église et son rapport au monde. ”On les invite à se trouver en première ligne au niveau de l'action, mais rien n'est dit sur leur rôle à l'élaboration de la doctrine. On leur demande de faire le lien entre foi et science, foi et technique, mais il n'est pas prévu qu'ils puissent s'exprimer sur les pratiques et les documents théoriques de l'Église”, relève le théologien 1140 .

Tandis que les mouvements sociaux émergeants ”luttent pour imposer leur projet, le modèle de société auxquels ils aspirent” 1141 , les laïcs français envient leurs homologues américains. Reste aux évêques à faire la preuve de leur capacité à mobiliser leurs troupes. A cet égard, la victoire de l'école libre au printemps 1984 n'intervient qu'en trompe l'œil. Plus que la capacité mobilisatrice de l'Église, c'est ”la mutation des attitudes collectives à l'égard du problème religieux” qui se joue dans la crise selon Mgr Matagrin 1142 qui cite alors l'histoire des idées que soumet Pierre Nora au Débat à l'été 1988 1143 .

Pour sa part, Pierre Bréchon se refuse à consacrer la mort des réseaux dans l'Église de France. Ceux-ci tendraient même à s'imposer, mais sous une modalité toute différente : celle de réseaux de personnes avec des individus créant les réseaux indépendamment des structures existantes 1144 . ”Il est à peu près aussi archaïque de se référer à l'opposition entre institutions chrétiennes et mission pour analyser la défense de la liberté de l'enseignement en 1984 que d'attribuer la chute des vocations de prêtres à la suppression des petits-séminaires. Le débat de 1984 s'est posé en termes de société civile avec ses libertés propres”, écrit le père Gaston Piétri dans une tribune au Monde en octobre 1988 1145 . Le dénouement de la crise scolaire de 1984 révèle une disjonction des modes de régulation de l'autorité au sein de l'Église en France et de la société française. La symétrie augustinienne des deux cités du monde et de Dieu s'estompe.

Or le contraste entre l'Église de France et son homologue américaine semble se renforcer avec l'émergence de la figure de l'évêque d'Evreux. Pour La Croix, le phénomène Gaillot est symptomatique d'une Église de France en crise. ”Cette identification à un évêque hors normes est due sans doute à l'absence d'une véritable opinion publique dans l'Église de notre pays, note Yves de Gentil-Baichis lorsque le père Gaillot est interdit de dialoguer avec les Français au travers le serveur Minitel de la conférence épiscopale 1146 . Le dernier semestre agité de l'année 1988 révèle les grands absents de l'Église de France. ”Dans le débat public, les grands mouvements - sauf exception - brillent par leur absence et cela a quelque chose de consternant quand on sait leur vitalité et l'intérêt de ce qu'ils ont à dire”, déplore Philippe Warnier dans La Croix 1147 .

Outre l'exemple américain, l'Église de France connaît des précédents dans la mise en œuvre de la coresponsabilité Église enseignante - Église enseignée : ”la brochure réalisée, voici quelques années, sur la sexualité par la commission épiscopale de la famille ; le texte ”la paix autrement” signé par des évêques, des mouvements et des personnalités, prêtres et laïcs , l'élaboration du texte récent de la commission sociale sur l'économie, à laquelle de nombreux laïcs ont participé” 1148 .

Notes
1135.

Anne Ponce, ”Le christianisme social va-t-il mourir ?”, La Croix, 17 janvier 1989

1136.

Henri Rouquette, ”Chrétiens en économie”, La Croix, 14 janvier 1989

1137.

Hugues Puel, L'économie au défi de l'éthique, Paris,Cujas-Le Cerf, 1989

1138.

La Croix, 18 mars 1989

1139.

Hugues Puel, ”Economie La finance sous le regard de l'éthique”, Le Monde, 11 novembre 1989

1140.

Yves de Gentil-Baichis, ”Les laïcs agissent mais peuvent-ils penser ?”, La Croix, 5 mai 1989

1141.

Alain Touraine, Le retour de l'acteur, Paris, Fayard, 1984,

1142.

Mgr Matagrin, Le chêne et la futaie, op. cit., page 398

1143.

”Les institutions laïques voyaient une société encore sur la défensive à l'égard d'une puissance identifiée à la quintessence de la droite. Il leur a fallu constater que, dans l'image sociale, la crainte avait changé de camp et que l'Église ne faisait plus peur. Davantage, qu'elle avait cessé d'être liée à la légitimation de l'ordre établi, à la bénédiction de tous les pouvoirs, voire à l'existence de la contre-révolution. Elle s'est brusquement ressourcée au titre de force de résistance et d'instrument des droits fondamentaux. Elle a cessé d'être perçue comme institution garante de la prééminence de l'ordre collectif sur les atomes sociaux, mais comme le sanctuaire des droits imprescriptibles de la conscience individuelle”. Pierre Nora, ”Notre histoire : matériaux pour servir à l'aventure des idées en France de 1947 à 1987”, Le Débat, mai-août 1988, pp. 157-160

1144.

Pierre Bréchon, Bruno Duriez et Jacques Ion (dir.), Religion et action dans l'espace public, Paris, L'Harmattan, 2000, page 203

1145.

Gaston Piétri, ”Chrétienté et nostalgie”, Le Monde, 26 octobre 1988

1146.

Yves de Gentil-Baichis, ”L'engrenage périlleux”, La Croix, 21 janvier 1989

1147.

Philippe Warnier, ”L'Église de France et l'opinion”, La Croix, 15 novembre 1988

1148.

Ibid