Au fil des ans, l'immigré s'impose finalement comme thème récurrent de la réflexion catholique. Les Cahiers proposent un hors série : ”Immigration : chance ou menace ?” Outre les enjeux, la situation sociale, le choc culturel et le témoignage d'étrangers, des évêques s'expriment sur leur prise de position du 10 mai 1985 sur le sujet 1198 . Au lendemain de l'assemblée plénière de 1985, Mgr Vilnet est interrogé sur Europe 1 par Jean-Pierre Elkabbach sur le thème de l'immigration le 12 novembre. Confronté à la montée du Front National sur la scène politique, le président de la conférence épiscopale n'hésite pas à prendre clairement position. ”Nous n'avons pas à prendre la place des partis politiques, et donc pas de consignes de vote à donner. Mais nous parlons pour dire ce qui paraît être contraire à l'Évangile : en ce moment c'est le climat de violence qui ne respecte pas les personnes” 1199 .
Réunie du 16 au 19 novembre 1985 à Lons-le-Saunier, l'assemblée régionale évêques-prêtres de l'Est publie un communiqué en prévision des élections législatives de 1986 1200 . A cette occasion, les évêques de l'Est rappellent la reconnaissance d'un pluralisme politique au sein du catholicisme. Référence est ainsi faite à la Lettre au cardinal Roy comme au texte ”Pour une pratique chrétienne de la politique” ou aux documents de la conférence épiscopale comme ”Pour de nouveaux modes de vie”, ”Attention… Pauvretés” ou ”Les chances d'un avenir commun”. Au-delà du devoir citoyen réalisé dans le vote, l'assemblée régionale appelle les catholiques à s'engager dans le tissu social et politique français.
L'ensemble des prises de position de l'épiscopat en faveur des populations immigrées se déclinent dans un contexte où la nouvelle droite s'ancre dans le paysage intellectuel français du début des années 1980, sous l’influence du groupe de presse Hersant. La sortie de l'ouvrage de Michel Poniatowski, L'avenir n'est écrit nulle part, et de ceux de Louis Pauwels, directeur du Figaro-Magazine, révèle à Jean Potin la résurgence du mythe indo-européen propre à la nouvelle droite. ”On découvre que ce mythe indo-européen est foncièrement antichrétien et que, s'il veut ramener les hommes à la source, c'est pour rejeter deux mille ans d'influence chrétienne sur la civilisation européenne”, dénonce l'éditorialiste de La Croix 1201 .
L'intransigeance de la presse catholique intervient en miroir avec les réprobations manifestées par l'épiscopat. Dès la messe de rentrée de l'institut catholique de Paris du 18 octobre 1979, le cardinal Marty appelait les étudiants et les professeurs à assumer leur mission d'intelligence de la foi, autour de trois axes de pensée. ”Votre mission exige la qualité doctrinale et spirituelle, votre travail est signe devant l'incroyance, vous servez l'Église vraiment catholique”. Outre la séduction marxiste léniniste héritée de 1968, l'archevêque de Paris dénonçait sans équivoque le paganisme de la nouvelle droite 1202 .
Entre temps, l'attentat de la rue Copernic a convaincu les intellectuels catholiques de rallier la ligne épiscopale. Dans La Croix, Etienne Borne dénonce les attaques anti-chrétiennes par la nouvelle droite. ”On a compris que la nouvelle droite aime les Juifs de toute la haine dont elle poursuit la société américaine et le christianisme, amalgamés par commodité polémique” 1203 . Et de citer le livre de Georges Hourdin, La nouvelle droite et les chrétiens, ainsi que le nouvel évêque d'Orléans rappelant que lorsque les Juifs sont méprisés, haïs, persécutés, c'est le Christ, le Fils de Dieu en personne, qui est attaqué. La figure de l'abbé Grégoire alimente le débat comme référence intellectuelle majeure dans le dialogue judéo-chrétien. Le consensus éthique se fonde alors dans le souvenir d'une mémoire partagée de la Révolution fondatrice de la république. Ainsi lorsque Alain de Benoist publie son Comment peut-on être païen 1204 , le journal La Croix s'applique à endiguer toute séduction néo-païenne du catholicisme français. La critique de l'ouvrage par Lucien Guissard est, à cet égard, catégorique 1205 .
Etienne Borne renchérit dix jours après dans le même journal dans une ”alerte au paganisme”. L'intellectuel prévient le lecteur : ”Le néo-paganisme moderne est d'abord et essentiellement le refus du Dieu vivant, vainqueur, nous savons comment ces jours-ci, du mal et de la mort. Il est aussi, et ce surcroît ne peut laisser indifférent, le tombeau de la démocratie” 1206 . Outre l'espace intellectuel et politique conquis par la nouvelle droite, les évêques redoutent les attaques du groupe Hersant. Le 24 avril 1982, le Figaro-Magazine publie la ”confession d'un jésuite révolutionnaire”, le père Louis Eduardo Pellecer Faena. L'article reprend les propos tenus par le père lors d'une conférence de presse sous la protection du ministère de l'Intérieur guatémaltèque du 30 septembre 1981. Disparu le 9 juin précédent, le père Pellecer annonce à cette occasion qu'il abandonne l'action révolutionnaire armée. Le Tiers-mondisme catholique, largement soutenu par l’épiscopat, entre dans la tempête.
Le C.C.F.D. et Justice et Paix dénoncent par un communiqué du 29 avril 1982 une manipulation de la figure du prêtre avec pour but ultime de discréditer l'option préférentielle pour les pauvres prise par l'épiscopat sud-américain à Medellin (1968) puis Puebla (1979). Au fil du texte, Guy Aurenche, président de l'ACAT, Gabriel Marc (C.C.F.D.) et Mgr Ménager (Justice et Paix) mettent en perspective le contexte économique, social et politique guatémaltèque avec la situation de l'Église locale. Et le communiqué d'exprimer ses doutes quant à la sincérité des propos du repenti 1207 .
Dans un même mouvement, le comité permanent des religieux en France monte aux créneaux pour défendre l'honneur des religieux engagés auprès des pauvres, dans un communiqué le 6 mai 1982 : ”En publiant dans la presse française un dossier trouble, rempli d'ambiguïtés, et qui ne concerne qu'une personne, on semble porter un discrédit sur tout ce qui est vécu par l'Église en Amérique latine dans sa mission ”d'évangélisation libératrice” (1979)” 1208 .
Tandis que le gouvernement s'apprête à restreindre la loi sur le regroupement familial et que se constitue le groupe Confluence dans le droit fil de la ”marche pour l'égalité”, Mgr Delaporte s'inquiète de la prégnance de l'idéologie diffusée par la nouvelle droite. Précédemment, Mgr Vilnet s'inquiétait dans Le Monde de l'émergence ”d'idéologies élitistes”. Mgr Delaporte, président de la commission des migrations en identifie les acteurs 1209 :
‘Il existe un racisme théorique diffusé par les canaux de certains clubs connus comme le GRECE ou le club de l'horloge. Ceux-ci répandent des thèmes anti-égalitaires. Certains vont même, au nom de ”l'inégalité naturelle”, jusqu'à proposer la stérilisation de tarés notoires et la fabrication génétique d'élites. Ils soulignent la faillite d'un certain nombre de partis politiques et prétendent défendre un certain nombre de valeurs : liberté, sécurité, résistance à la soumission, priorité, en promouvant l'initiative, la responsabilité.’Reprenant les textes de la commission épiscopale des migrations depuis 1977, Mgr Delaporte insiste sur la nécessité de ”s'ouvrir à cette population de personnes appartenant à différentes ethnies” 1210 . Insensiblement, une partie de l'épiscopat s'accorde sur une insertion de l'Église au sein de la société française comme minorité. Charge à l'Etat de gérer la coexistence des communautés.
Entre temps, la nouvelle droite semble avoir trouvé dans le Front National de Jean-Marie Le Pen un relais politique puissant 1211 . Individuellement ou collectivement, les évêques français ne cessent de dénoncer les thèses du Front National à partir de la campagne des européennes de 1984. A l'occasion de la venue de Jean-Marie Le Pen à Lyon le 6 janvier 1985, le père Delorme et le pasteur Costil appellent à un jeûne comme moyen de ”résistance spirituelle” aux idées du Front National. Le président de la Cimade et le curé des Minguettes lancent un appel ”La France en danger de fascisme idéologique”. De son côté, le père Chirat célèbre une messe selon le rite Saint Pie V le matin du rassemblement frontiste 1212 .
A Belfort, au lendemain de la venue de Jean-Marie Le Pen, à l'occasion de la campagne des cantonales, Mgr Lecrosnier, l'inspecteur ecclésiastique de l'Église évangélique luthérienne Jean Tartier et le Rabbin Yehoudah Berdugo publient une déclaration le 14 février 1985. Ils y rappellent ”les exigences que la révélation biblique formule pour l'aménagement de la vie sociale” 1213 . A défaut d'extraire une grille de lecture de la société purement politique de la Bible, les signataires relèvent trois points essentiels pour toute philosophie politique : ”l'égalité fondamentale de tous les hommes en tant qu'ils sont créés à l'image de Dieu” ; ”la volonté de favoriser le sens et l'exercice de la responsabilité personnelle” ; ”le souci de protéger tout spécialement ceux qui se trouvent dans une situation de détresse, de moindre résistance, moins capables de se défendre” 1214 . Six jours après, Mgr Decourtray dénonce les thèses racistes de l’extrême droite le mercredi des Cendres. ”Nous en avons assez de voir grandir dans notre pays le mépris, la défiance et l'hostilité contre les immigrés. Nous en avons assez des idéologies qui justifient ces attitudes”. Il donne alors lecture du message de la commission épiscopale des migrations de Noël 1983 et insiste sur la dimension païenne et antichrétienne des thèses racistes 1215 . Le 22 février, les évêques de la région apostolique du Midi se réunissent à Toulouse autour de Mgr Collini. Un document est rédigé au terme de cette réunion. Les évêques y déplorent une cristallisation de la peur autour de l'étranger. Thèses racistes et marxistes sont renvoyées dos à dos comme contraires aux droits de l'homme 1216 .
En mars, un appel conjoint de la Cimade, la Mission de France et le Mouvement pour une alternative non violente dénoncent le Front National comme ”perversion de l'Évangile”. Une cinquantaine de personnalités, parmi lesquelles Mgr Rémond, le général de Bollardière, l'ancien ministre franc-maçon Henri Caillavet, René Char, Marie-Dominique Chenu, signent ce document. ”C'est le comble que Jean-Marie Le Pen se réfère à la tradition chrétienne de l'Occident. Notre équipe centrale a décidé de s'associer au refus public du racisme jugeant que le Front National s'appuie sur une perversion du message évangélique”, déclare Jacques Pelletier, secrétaire général de la Mission de France 1217 .
Au même moment, Mgr Honoré provoque l'ire d'une partie de ses diocésains en co-signant un communiqué sur la xénophobie et le racisme, avec les responsables des communautés protestante, orthodoxe, juive et de travailleurs immigrés du Centre-Ouest,. Refusant toute lecture politique de ce texte, l'archevêque de Tours doit préciser dans la Semaine religieuse de Tours que ”ce communiqué se situe au niveau des principes fondamentaux de la morale sociale et des droits de l'homme telle que la révélation biblique, et pour nous chrétiens, évangélique nous l’a appris au cours d'une longue histoire à reconnaître et à défendre” 1218 . Pour Mgr Daloz une telle ”évidence” n'est ”pas l'opinion des évêques, à plus forte raison de quelques évêques qui se mêleraient indûment de politique […] car la fraternité universelle est au cœur de l'évangile”, indique l'évêque de Besançon dans une longue déclaration 1219 .
Le 27 mars 1985, Mgr Lustiger reçoit Jean-Marie Le Pen à l'archevêché de Paris. Invité du forum Paris-Match-radios locales le soir même, l'archevêque de Paris désigne le parti de son hôte du jour comme un ”conglomérat de gens dont les opinions sont franchement contraires à la doctrine catholique” 1220 .
Collectif, ”Immigration : chance ou menace ?”, CARS, Hors-série, décembre 1985
Yves de Gentil-Baichis, ”Non à la manipulation de la peur”, La Croix, 14 novembre 1985
Assemblée évêques-prêtres de l'Est, ” Avant les élections de mars 1986”, Snop, n°598, 25 septembre 1985
Jean Potin, ”Naissance d'un mythe indo-européen”, La Croix, 13 janvier 1979
L’archevêque de Paris est très clair : ”S'il faut rester vigilant par rapport aux marxistes athées, il faut l'être aussi par rapport à cette pensée que l'on reconnaît sous le nom ambigu de ”nouvelle droite”. Cette pensée est antichrétienne ; elle croit pouvoir réveiller l'homme occidental et l'entraîner dans une nouvelle aventure prométhéenne. Ce serait l'enfermer au contraire. Cette philosophie païenne engendre le rejet de la fraternité humaine et cultive le racisme. Je voulais simplement attirer votre attention, là où il y a danger”. Anonyme, ”Le cardinal Marty à l'institut catholique : Vous êtes tous mobilisés au service de la foi”, La Croix, 20 octobre 1979
Etienne Borne, ”Les enragés de l'antichristianisme”, La Croix, 31 octobre 1980
Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ?, Paris, Albin Michel, 1981, 280 pages
”Nous retrouvons un thème connu, qui rejoint la campagne menée contre les droits de l'homme réduit qu'à n'être qu'une idéologie funeste. On n'accordera pas une portée capitale à cette rébellion très limitée contre les valeurs judéo-chrétiennes ; on s'interrogera, sans la prendre pour une révolution de la pensée, sur les conséquences qu'elle aurait si elle devenait une force politique. Elle se juge elle-même lorsque Alain de Benoist proclame sans hésitation que le nihilisme est l'aboutissement logique du christianisme…” Lucien Guissard, ”Comment peut-on être païen”, La Croix, 23 avril 1981
Etienne Borne, ”Alerte au paganisme”, La Croix, 2, 3 & 4 mai 1981
Nous retrouvons cette déclaration dans le bulletin du secrétariat de l’épiscopat : ”Puisque les autorités guatémaltèques affirment que le père Pellecer est libre et que celui-ci le confirme, pourquoi ne peut-il pas être, seul à seul, en contact avec des membres de la compagnie de Jésus ? Pourquoi les autorités refusent-elles de rendre la liberté totale au père Pellecer par l'intermédiaire d'une organisation internationale jouissant d'un crédit incontesté ? Les arguments relatifs à la sécurité de sa personne ne sont probablement pas les seuls qui expliquent les réponses négatives ou évasives à ces deux questions”. .Snop, n°461, 5 mai 1982
Snop, n°463, 19 mai 1982
Bernard Stephan, ”Le racisme est une blessure”, Témoignage chrétien, 2108, 3 décembre 1984
Ibid
Le 6 janvier 1985, la ”Fête bleu, blanc, rouge” réunit 3 000 personnes à Lyon. Le leader du Front National dénonce le père Delorme comme ”l'un de ces agitateurs révolutionnaires professionnels que l'on rencontre partout dans le monde et qui, à l'abri de la croix de Jésus-Christ, fait avancer les affaires de la faucille et du marteau”. Pierre Hycques, ”Le Pen s'en prend au père Delorme”, La Croix, 8 janvier 1985
Au sein du Front National, l'universitaire lyonnais Bruno Gollnish opère la synthèse des thèses frontistes avec celles de la nouvelle droite. A Lyon, celui-ci tente d'ancrer l'idéologie de son mouvement à la mémoire chrétienne française. ”Parmi les valeurs de morale sociale dont nous espérons que le droit dépendra, certaines sont celles du christianisme”.
Mgr Lecrosnier, Jean Tartier & le Rabbin Yehoudah Berdugo, ”Du bon usage de la Bible en matière politique”, Snop, n°576, 27 février 1985
Ibid
Mgr Decourtray, ” Accueil de l'étranger”, Snop, n°576, 27 février 1985
”Des réflexes collectifs de peur amènent à justifier des attitudes antiévangéliques de violence ; à promouvoir des solutions inspirées par le racisme ou par une lutte des classes érigée en système idéologique. A tel point que la seule évocation de thèmes fondamentaux comme la paix, la justice sociale, les droits de l'homme donnent lieu à des soupçons ou à des controverses”, peut-on lire dans la déclaration. Anonyme, ”L'Evangile est contre la violence”, La Croix, 5 mars 1985
Gwendoline Jarczyk, ”Le Front National est une perversion de l'Evangile”, La Croix, 7 mars 1985
Anonyme, ”Parce qu'il est un homme, un frère”, La Croix, 16 mars 1985
”Lorsque la fièvre des combats idéologiques sera tombée, il restera le devoir urgent de vérifier nos comportements et nos réactions, de construire au fil des rencontres et des engagements une société où chacun puisse avoir place et être reconnu quelles que soient sa race et ses coutumes, simplement parce qu'il est un homme, un frère”. Anonyme, ”Parce qu'il est un homme, un frère”, La Croix, 16 mars 1985
Henri Tincq, ”L'homme n'est pas un animal”, La Croix, 29 mars 1985