L’épiscopat au piège de l’école libre ?

La bataille scolaire de 1984 et son dénouement ne donne lieu à aucun triomphalisme de la part de l'épiscopat français. Elle a été néammoins décisive dans la volonté épiscopale de voir évoluer le cadre laïc comme le rappelle le père Honoré lorsqu'il quitte la présidence de la commission épiscopale du monde scolaire et universitaire en 1985 1271 .

Or, outre le cas particulier de Mgr Gaillot, les évêques ne tirent pas les mêmes conséquences de l'événement. Au cours de l'assemblée diocésaine des catholiques de Seine-et-Marne du 24 juin 1984, Mgr Kuehn relativise le conflit scolaire qu'il estime marginal. L'évêque de Meaux veut prévenir tout réflexe minoritaire de l'Église. ”La tentation des minoritaires est de se replier sur eux-mêmes. J'entends souvent le Pape ou les évêques s'exprimer dans l'opinion publique, j'entends mal les catholiques faire résonner l'Évangile dans leur vie quotidienne, individuelle et collective”, avance Mgr Kuehn qui dans un même mouvement réhabilite la notion de peuple de Dieu aux dépens d'un cléricalisme pyramidal frileux 1272 . ”Une autre tentation est de se défendre par tous les moyens. Il est bon de défendre une cause à laquelle on tient par toutes ses fibres. Mais il arrive un moment où l'Église ne se situe plus exactement sur le même terrain de combat, où elle n'utilise plus les mêmes armes que les autres. Sinon elle devient insignifiante” 1273 .

Lors de la visite ad limina des évêques d’Île-de-France, l'archevêque de Paris revient sur les événements de 1984 dans son allocution au Pape le 27 février 1987. Le père Lustiger tente alors un parallèle avec les manifestations étudiantes de 1986. ”Les foules de 1984 comme celles de 1986 nous posent, semble-t-il, à des titres divers, des questions récurrentes : la relation des générations entre elles, les rapports de la jeunesse à ses parents et son avenir, la responsabilité des parents à l'égard de l'éducation, la volonté, enfin, qui habite la société civile de garder et de trouver ses raisons de vivre, de s'accorder sur les valeurs qui méritent d'être défendues et doivent être transmises” 1274 .

Depuis la crise, de nombreux contacts informels sont noués avec le ministère de l’Éducation nationale même si des litiges demeurent vifs sur la définition de nouveaux rythmes scolaires. Ces conflits révèle deux cultures concurrentes de la laïcité au sein de l'épiscopat. Arc-bouté sur la loi Jules-Ferry du 26 mars 1882, qui réserve un jour de la semaine autre que le dimanche - le mercredi, depuis 1972 - à l'instruction religieuse, l'épiscopat réclame, pour le primaire, la reconnaissance d'un ”temps réservé” à l'intérieur de l'horaire scolaire, excluant le week-end et le mercredi après-midi. Intervient alors la question de savoir si la catéchèse doit avoir lieu dans les locaux scolaires. Les premières lignes de fractures interviennent ici au sein de l'épiscopat entre le père Lustiger partisan de cette hypothèse et Mgr Plateau qui s'y oppose comme président de la commission épiscopale de l'enseignement religieux.

Citant Marcel Gauchet relevant ”le rêve traditionnel d'une société chrétienne où l'Église doit tendre hégémoniquement à informer le cadre de l'existence collective”, Gaston Piétri tente d'extraire la scène d'une lecture dichotomique opposant traditionalistes et progressistes. ”Certains penseraient qu'un pareil jugement ne concerne guère que les traditionalistes”, affirme-t-il dans Le Monde du 26 octobre 1988, ”en fait, il pose à toute l'Église une question cruciale. Il faut la regarder en face” 1275 . Au fait de la problématique musulmane, l'Église de France veut assurer sa place dans la communauté nationale tandis que ”l'air du temps et la sensibilité des catholiques eux-mêmes, surtout dans les jeunes générations, sont nettement allergiques à la visée totalisante d'une Église qui chercherait à reconquérir la société ou même à organiser autour des références chrétiennes toute l'existence des individus” 1276 .

En juin 1987, l'inspecteur d'académie du Cher, Max Mougiers, décide d'adopter le principe de la semaine anglaise à trois classes primaires et cinq classes maternelles de Bourges. Celui-ci appuie alors sa décision sur le décret du 13 mars 1985 autorisant les inspecteurs d'académie à aménager le temps scolaire. Mgr Plateau et l'association ”pour l'éveil et la formation chrétienne des enfants du primaire” déposent alors un recours devant le tribunal administratif pour faire annuler la décision. L'archevêque de Bourges, par ailleurs président de la commission épiscopale de l'enseignement religieux, et son avocat font valoir l'arrêté du 12 mai 1872 qui fixe le mercredi comme jour de congé hebdomadaire et la loi Debré de 1959 sur la liberté de l'enseignement religieux.

Deux évêques portent ainsi plainte devant les tribunaux. ”Bien sûr, ce n'est pas dans les usages feutrés des relations entre l'Église et l'Etat, mais il n'y a pas d'autres moyens”, concède Mgr Plateau 1277 . Lionel Jospin fait appel du jugement du tribunal administratif d'Orléans, qui, sur un recours de Mgr Pierre Plateau, archevêque de Bourges, avait annulé, en juin 1988, la décision de transférer au mercredi les cours du samedi matin dans les écoles de Bourges.

Le 22 septembre 1987, c’est en tant que président de la commission de l'enseignement religieux Mgr Plateau intervient. ”Comme nous n'avons pas pu expliquer les raisons de notre désaccord, certains ont pu avoir l'impression que nous faisions beaucoup de juridisme et que nous n'allions pas à l'essentiel. Et, en effet, si l'on se cantonne dans l'aspect défense d'un droit, le cadre de notre réaction peut apparaître comme très clérical” 1278 . Dénonçant alors une neutralité laïque qui ”aseptise tout”, Mgr Plateau rappelle sa conviction que ”la religion appartient au phénomène humain, et elle a besoin d'un temps pour une réflexion approfondie. Si l'Etat néglige ce temps, on risque de voir s'aggraver les tentations et les risques de l'occultisme et du fanatisme” 1279 . Favorable à la mise en œuvre d'un débat national sur la laïcité, le père Plateau évoque son recours devant le tribunal administratif comme ”la voie courte pour arrêter l'hémorragie”.

A Angoulême, un référendum municipal est organisé sur le sujet. 60% des administrés de la ville se prononcent pour le transfert des cours du samedi au mercredi. Aussitôt, Mgr Rol pose un recours devant le tribunal administratif. ”J'avais estimé comme responsable de l'Église catholique en Charente que c'était une mesure dangereuse pour l'avenir du catéchisme”, estime l'évêque d'Angoulême 1280 . Outre l'absence de concertation avec l'Église, l'évêque d'Angoulême conteste la décision du maire qui ne respecte pas la loi du 28 mars 1882 qui assure le droit des familles à faire donner un enseignement religieux dans le cadre du temps scolaire. Reste que le tribunal ne retient aucun des arguments de l'évêque. L'annulation de la décision municipale n'intervient que sur vice de forme 1281 . La modification du régime aurait dû se faire école par école et non pas globalement. Pour Mgr Rol, l'argumentaire importe peu dans la mesure où son souci réside dans le respect du ”droit des familles catholiques à permettre à leurs enfants d'aller au catéchisme”. Deux évêques portent plainte devant les tribunaux. ”Bien sûr, ce n’est pas dans les usages feutrés des relations entre l’église et l’état, mais il n’y a pas d’autres moyens”, concède Mgr Plateau 1282 .

Notes
1271.

”Elle a permis de liquider les vieux clichés… et le solstice de juin (1984) a dissipé le fantasme d'une école privée justifiant le soupçon d'intolérance, d'étroitesse et d'inégalité sociale. Il est tout à fait significatif que par l'ouverture aux valeurs de liberté de conscience, de respect des droits de l'homme, aux exigences de la culture et du progrès social, école publique et école catholique puissent trouver désormais un terrain de rencontre et de dialogue. Et c'est finalement ce rapprochement que l'opinion a ratifié tout au long de ces années de crise”. Anonyme, ”Militons pour l'identité de l'école catholique”, La Croix, 22 octobre 1985

1272.

Mgr Kuehn, ”Assemblée diocésaine des catholiques de Seine et Marne”, Snop, n°550, 4 juillet 1984

1273.

Ibid

1274.

Georges Mattia, ”Paris a changé”, La Croix, 3 mars 1987

1275.

Gaston Piétri, ”Chrétienté et nostalgie”, Le Monde, 26 octobre 1988

1276.

”Le christianisme n'est qu'une part de notre culture commune, part que la société du reste semble disposée à mieux prendre en compte que naguère dans sa vie publique. Mais, pour celui qui croit au Christ, la foi est la référence ultime ou elle n'est rien. Dans une société pluraliste, il devrait être possible aux catholiques, à l'encontre des nostalgies traditionalistes, de jouer le jeu de l'échange démocratique, sans cesser de mettre toute leur existence personnelle sous le signe de l'Évangile”. Gaston Piétri, ”Chrétienté et nostalgie”, Le Monde, 26 octobre 1988

1277.

Dominique Quinio & Bertrand Révillion, ”Catéchisme : évitons l'asphyxie”, La Croix, 28 septembre 1988

1278.

Anne Ponce, ”Mgr Plateau souhaite un temps réservé”, La Croix, 24 septembre 1987

1279.

Ibid

1280.

L. F Caillaud, ”Angoulême hors la loi”, La Croix, 28 mai 1988

1281.

Par sa décision, l'inspecteur d'Académie de la Charente donne une application erronée de l'article 15 modifié du décret du 28 décembre 1976 qui encadre le transfert des jours de congé.

1282.

Dominique Quinio & Bertrand révillion, ”Catéchisme : évitons l’asphyxie”, La Croix, 28 septembre 1988