L’épiscopat français aux avant-postes de la refondation laïque

Le 7 avril 1989, Noël Copin définit les lignes de réflexion que souhaite dessiner La Croix dans sa contribution au débat sur la laïcité en France. Après une année 1988 agitée, Noël Copin reprend le fil de la conversation initiée par le père Vilnet le jour de son départ de la présidence de la conférence épiscopale. Il s'agit alors pour le quotidien catholique de s'affirmer comme un acteur majeur du débat. Reportages, débats et sondages introduisent durant deux semaines le colloque parisien de La Croix le 22 avril 1296 :

‘Après avoir exorcisé ces peurs, il convient de voir lucidement quelles sont les convergences et les divergences sur des points essentiels comme le catéchisme ou la culture religieuse nécessaire à la connaissance des racines et des réalités d'une civilisation. Plus largement, comme chaque famille d'esprit peut-elle, dans l'affirmation de ses convictions et le respect de celles des autres, contribuer à apporter des réponses aux grandes questions que les sociétés ont et auront de plus en plus à se poser sur l'homme.’

La définition des enjeux d'un tel débat est confiée au père Piétri qui dans une pleine page reprend le fil de l'histoire de la laïcité française avec ses acteurs des camps cléricaux comme anticléricaux. Le déclin de la laïcité comme idéal mobilisateur ainsi que les limites avérées de la quête scientifique sur les plans éthique et anthropologique tendent à légitimer les Églises comme ”expression originale de cette société” 1297 . Porteuses d'une anthropologie, de sens mais aussi d'un idéal communautaire, les Églises doivent revendiquer un droit à l'expression publique. ”Notre souci à nous, catholiques, devrait nous conduire à réfléchir avec d'autres partenaires”, renchérit prudemment le père Jean-Louis Vincent, secrétaire national de l'aumônerie de l'enseignement public. ”Je craindrais que du côté de l'Église, on ne se montre trop exigeant et pas assez respectueux de la diversité de notre pays”, indique-t-il 1298 .

Le 13 avril 1989, La Croix consacre une double page à un débat entre Mgr Plateau, président de la commission épiscopale de l'enseignement religieux, et Yannick Simbron, secrétaire général de la fédération de l'éducation nationale (FEN). Interrogé sur la question de l'enseignement des religions à l'école, l'archevêque de Bourges se prononce pour insertion de la référence religieuse dans les divers enseignements. ”Il me semble préférable de ne pas l'isoler des autres enseignements” 1299 . Les confessions disposant de réseaux de formation pourraient proposer leurs services aux professeurs qui conservent alors le contenu de leur enseignement dans le respect du pluralisme. A cette occasion, le père Plateau rappelle cependant que ”le rôle capital joué par la culture judéo-chrétienne dans la genèse de notre civilisation occidentale exige, pour des raisons très objectives, que son étude ait une place prépondérante dans la formation des jeunes” 1300 . Mgr Plateau écarte l'idée de l'organisation du catéchisme dans les locaux de l'enseignement public comme l'intervention de témoins de la foi dans les enseignements scolaires.

Pour sa part, Mgr Lustiger tient un discours original dans le débat. Intervenant le 18 avril 1989 devant les étudiants de l'ESSEC à Cergy-Pontoise, l'archevêque de Paris propose une approche du problème divergente de celle du père Plateau. Ainsi, pour lui il est envisageable de reproduire le modèle européen consistant à associer prêtres, pasteurs, rabbins ou imams à l'enseignement de l'histoire des religions dans des établissements publics 1301 .

”L'apogée de ce renouveau a peut-être été le colloque ”Laïcité et débats d'aujourd'hui”, organisé par le quotidien La Croix qui était, un siècle auparavant, le plus dur adversaire de la France laïque”, relève Jean Baubérot. Tirant les conclusions de son jugement, l'historien relève que ”cela revient à reconnaître, explicitement, qu'une organisation catholique peut être le lieu légitime d'une réflexion, d'un débat sur la laïcité” 1302 .

Le 21 avril 1989, La Croix consacre ses trois premières pages et son éditorial à l'analyse d'un sondage commandé à l'institut CSA. Le quotidien catholique peut alors titrer : ”Les Français pour une laïcité ouverte” 1303 . Pour 74% des personnes interrogées, la laïcité est la ”possibilité d'affirmer des convictions religieuses différentes dans le respect mutuel”, indique La Croix. Le régime de séparation des Églises et de l'Etat satisfait une majorité de Français (61%). Reste les réserves de l'opinion quant aux interventions de l'Église en matière de mœurs (45% contre 46%). Relevant l'enthousiasme populaire soulevé par l'action de l'Église en faveur de la paix et du développement, Bruno Chenu n'en refuse pas moins de négliger les débats internes de l'Église. ”Ils rappellent que celle-ci ne peut jouer les Janus, juxtaposant un visage pour l'extérieur (la société) et un visage pour l'intérieur (la communauté)” 1304 .

Ce colloque que La Croix organise se tient à Paris le 22 avril 1989. Plusieurs centaines de personnes y participent. Un certain nombre de personnalités religieuses et politiques, de la majorité et de l'opposition, notamment Pierre Joxe et Raymond Barre, ainsi que des responsables du monde scolaire se succèdent à la tribune. ”L'astuce des ”rénovateurs” de la laïcité est précisément de tenter d'élargir le champ du débat laïc”, relève Henri Tincq pour Le Monde 1305 . Outre Mgr Vilnet, Plateau et le pasteur Stewart, Michèle Barzach et Georgina Dufoix insistent tour à tour sur la crise de l'éthique pour mieux requérir l'intervention des différentes familles religieuses. Le directeur de la rédaction de La Vie, Jean-Claude Petit, se réjouit du succès rencontré par le colloque 1306 :

‘Cléricalisme et anticléricalisme se sont apaisés et une laïcité surtout faite de non-interventionnisme s'est petit à petit imposée. Aujourd'hui, cette conception de la laïcité ne suffit sans doute plus. […]
C'est pour réfléchir à une approche plus délibérément positive de la laïcité que des hommes d'Église, et des représentants de la Ligue de l'enseignement notamment, ont misé, eux aussi, sur la patience et le temps, et travaillent ensemble depuis plusieurs années.’

L'ancien président de la conférence épiscopale, Mgr Vilnet, reprend à cette occasion son plaidoyer de 1987 dans son intervention à la table-ronde ”démocratie et laïcité”. Appelant à ”un peignage” de la loi de 1905, l'évêque de Lille revendique pour les Églises une place dans la définition de l'identité française.

La manifestation est un succès que le quotidien catholique ne manque pas d'honorer dans un numéro spécial pour son édition du 30 avril. Tandis que l'éditorial de Noël Copin titre ”Entre hommes libres”, la Une du journal résume la problématique posée lors du colloque : ”École ; bioéthique ; démocratie : Les rendez-vous de la laïcité”. Interrogé sur la nature du fait laïc, Mgr Plateau répond que ”c'est une valeur. La laïcité va devenir incontournable devant le pluralisme des courants religieux et idéologiques qui traversent notre société. Le problème est de savoir comment nous allons construire une société conviviale pour vivre ensemble, non plus dans un climat polémique, mais dans un climat de dialogue” 1307 .

Les 26 et 27 mai 1989, le centre Pompidou, la revue Etudes et le centre Sèvres organisent un colloque sur le thème ”Pluralité des religions et Etat laïc”. Le président de la fédération nationale de sciences politiques, René Rémond inaugure les débats avec une conférence interrogative, "transformation du paysage politico-religieux de la France. Faut-il repenser la laïcité ?”. Le père Valadier, G. Israël, Sadek Sellam et Marcel Gauchet interviennent également. Tandis que le représentant de la communauté juive déplore que l'Etat républicain élude toute référence communautaire, le philosophe s'interroge sur la capacité de la laïcité française à gérer un nouveau pluralisme : ”Nous sommes entrés récemment dans le consensus démocratique et pourtant il y a malaise dans la démocratie française. Dans notre tradition, en effet, la force des antagonismes qui ont fait la République a prévalu sur l'émergence d'une culture du pluralisme. Comment concilier le pluralisme des opinions dans leurs contradictions absolues et le maintien d'une référence à la vérité ? Telle est la question qui se pose aujourd'hui”. Dans le cadre de cette problématique le père Defois précise la mission de l'Église dans la société française. Celle-ci consiste à ”s'inscrire dans le débat social, présenter un certain sens de l'homme. Il ne s'agit pas de remettre en cause le cadre institutionnel de la laïcité, mais de penser à une redéfinition du rôle social des communautés religieuses dans une société pluraliste” 1308 .

Le 9 juin 1989, la commission épiscopale du monde scolaire et universitaire présente un document intitulé ”Éduquer n'est pas contraindre 1309 . Ce texte intervient alors qu'une nouvelle loi d'orientation va être discutée au parlement. Une réforme des programmes est alors en chantier tandis que les questions de la laïcité et de la culture religieuse refont leur apparition. Or, les évêques de France n'ont plus pris collectivement position à propos de l'école depuis 1969. L'ambition affichée de la commission est d'apporter quelques éléments de réflexion au débat ”éducation, laïcité et liberté”. Évoquant l'amorce du processus de laïcisation du milieu scolaire, la commission évoque ”un certain consensus entre les morales laïque et chrétienne” sur la visée et sur l'homme que l'école avait pour mission de bâtir. L'éclatement de ce consensus laisse place à une neutralité, une laïcité d'abstention qui a désormais pour moteur ”la difficulté de tenir un discours commun sur les finalités de la tâche éducative”.

Définissant la démocratie comme une ”société du débat où les différences sont appelées à composer en vue d'objectifs communs”, la commission justifie les prétentions de l'Église catholique à paraître sur la place publique pour apporter sa contribution au débat démocratique. ”Soucieux d'une éducation qui prenne en compte tout l'homme et tous les hommes, ils contribueront à la réussite de tous et à la prise en compte de la dimension spirituelle constitutive de toute démarche éducative”. A l'heure où surgit la dérive sectaire, les évêques se défendent de tout endoctrinement au sein du système scolaire catholique. ”Proposant certes aux jeunes chrétiens qu'elle accueille les moyens de grandir dans la foi, elle est d'abord un chemin de croissance en humanité qu'elle veut ouvrir à tous ses élèves, dans une inlassable recherche de vérité et d'amour”.

Relevant la mise à contribution conjointe des deux options pastorales de l'enseignement catholique et de l'aumônerie, Bruno Chenu voit dans l'intervention des évêques l'affirmation d'un nouveau visage de l'éducateur chrétien qui ”ne doit pas être regardé comme un croisé mais comme une force de proposition parmi d'autres” 1310 . En cela, l'épiscopat français semble honorer les hypothèses du père Valadier d'une société moderne à appréhender son aspect ”délibératif” 1311 :

‘La question posée à la laïcité est celle de la capacité pour une société de se donner des objectifs communs qui puissent orienter un projet éducatif sans pour autant définir le sens ultime de la vie de l'homme. […]
Une société démocratique n'est pas une société bâtie sur des principes qui s'imposeraient à tous mais une société du débat…’

Le 21 juin le président de la commission épiscopale du monde scolaire et universitaire, Mgr Panafieu, soutient dans une tribune à La Croix le concept de ”laïcité ouverte”. L'archevêque d'Aix-en-Provence ressaisit alors l'histoire du catholicisme français dans un schéma d'émulation réciproque des modèles clérical et révolutionnaire. La rencontre de ces deux traditions participe ainsi à ”la croissance d'une conscience commune” 1312 :

‘Ne vivons-nous pas au quotidien l'expérience d'une laïcité ouverte ? Comme croyants, nous sommes porteurs d'une tradition judéo-chrétienne qui fait partie intégrante de l'histoire de notre pays depuis ses origines et, comme citoyens, nous baignons dans un climat issu de la philosophie des Lumières et de la Révolution française, qui porte sans doute ses ambiguïtés et ses intolérances, mais qu'il ne faudrait pas assimiler au mal absolu !’

Forte de cette double identité catholique et française, l'Église catholique a légitimité à intervenir dans le débat démocratique. Reprenant le souci exprimé par Paul Valadier de la nécessité de préserver une présence chrétienne dans le monde de l'intelligence, l'archevêque d'Aix-en-Provence revendique un magistère anthropologique solide rappelant ”qu'il ne suffit pas, en effet de parler de tolérance pour vivre la paix sociale”.

Pris au débat, Emile Poulat interroge le fait religieux et la laïcité française dans une interaction féconde pour la définition des espaces privés d'une part et publics d'autre part. Pour le sociologue, il semble que la réflexion sur la laïcité doit être comprise dans une double interpellation de l'Etat républicain et de l'Église catholique dont la réflexion s'enracine invariablement dans une référence commune à un passé tantôt partagé tantôt antagoniste 1313 . Le 23 août 1989, Bruno Chenu renchérit, mettant l'Église devant ses responsabilités 1314 :

‘Il serait bon de se demander si nous avons vraiment évacué le complexe de supériorité de la religion dominante et si nous adhérons à une situation de pluralisme religieux et de liberté religieuse. Quel imaginaire social véhicule notre foi : plutôt démocratique ou plutôt monarchique ? Et les débats récents sur le thème de la libération manifestent s'il en est besoin que l'Église catholique n'a pas fini de s'expliquer sur la liberté.’

Notes
1296.

Noël Copin, ”Laïcité 89”, La Croix, 7 avril 1989

1297.

Gaston Piétri, ”Acquis et défis de la laïcité”, La Croix, 7 avril 1989

1298.

Louis de Courcy, ”Les cathos à plusieurs voix”, La Croix, 7 avril 1989

1299.

Bertrand Révillion, ”Les réponses de Mgr Plateau et Yannick Simbron”, La Croix, 13 avril 1989

1300.

Ibid

1301.

Philippe Bernard & Henri Tincq, ”Rapprochement entre la Ligue de l'enseignement et les Églises Les rénovateurs de la laïcité”, Le Monde, 24 avril 1989

1302.

Ibid, page 55

1303.

Anonyme, ”Les Français pour une laïcité ouverte”, La Croix, 21 avril 1989

1304.

Bruno Chenu, ”Une tâche pour l'Église”, La Croix, 21 avril 1989

1305.

Henri Tincq, ”Un dialogue entre la majorité et l'opposition Le débat laïque doit s'élargir aux nouveaux problèmes éthiques”, Le Monde, 25 avril 1989

1306.

Jean-Claude Petit, ”Les vertus cardinales”, La Vie, 27 avril 1989

1307.

Bertrand Révillion, ”A l'école du dialogue”, La Croix, 20 avril - 2 mai 1989

1308.

Anne Ponce, ”La laïcité en quête d'identité”, La Croix, 30 mai 1989

1309.

Commission épiscolpale du Monde scolaire et universitaire, ”Vers une expression nouvelle de la laïcité”, Snop, n°756 et 756, 16 et 23 juin 1989

1310.

Bruno Chenu, ”Les évêques, l'école et la laïcité”, La Croix, 11 et 12 juin 1989

1311.

Ibid

1312.

Mgr Panafieu, ”Du laïcisme à la laïcité”, La Croix, 21 juin 1989

1313.

Emile Poulat, ”La religion, affaire privée ?”, La Croix, 17 août 1989

1314.

Bruno Chenu, ”L'article 10 de 1789”, La Croix, 23 août 1989