B/ Insérer le magistère catholique dans le débat éthique

Lourdes 1982 : pastorale du monde médical ou discours éthique ?

L'étude du dossier sur la santé par l'assemblée plénière de 1982 intervient dans un contexte de frémissement d'initiatives. Deux pans de la réalité éthique émergent au fil des débats. Une ligne de clivage se dessine entre deux parties de l'assemblée : ”L'une davantage préoccupée d'une pastorale du monde médical, l'autre d'une éthique appropriée”, relève les Cahiers 1369 :

‘Il nous faut réapprendre l'audace de la proposition de l'Évangile, pour un univers culturel où le discours chrétien est quelque peu disqualifié à cause d'une certaine image de marque. Le débat sur la pastorale du monde de la santé, lors de l'assemblée plénière de 1982, a été sur ce point précis un moment d'exceptionnelle vérification de la volonté missionnaire affirmée en 1981 : liquider tout archaïsme culturel pour pouvoir précisément annoncer, au sein des réussites comme des échecs de ce monde sanitaire et social, notre radicale espérance.’

Le 28 octobre 1982, Mgr Jullien soumet à l'assemblée plénière ”L'avenir d'un peuple”, document condamnant le remboursement de l'avortement. Plus qu'une étude moralement et scientifiquement étayée, le texte se présente comme un cri d'alarme. ”L'Église de France se contente d'une protestation morale car ce n'est pas dans son rôle d'indiquer les moyens d'une résistance passive”, déclare-t-il 1370 . Dans Le Monde, Henri Fesquet évoque une argumentation ”à la fois elliptique et audacieuse” 1371 . ”Elle contraste singulièrement avec la note de la commission pastorale conjugale et familiale des Églises protestantes des départements de l'Est placés sous régime concordataire, qui est à la fois plus sobre, mieux étayée, encore que les conclusions soient comparables”, poursuit-il, dénonçant l'analogie apocalyptique entre la pratique de l'avortement et le péril nucléaire. Les relais traditionnels de la conférence épiscopale lui apportent cependant son plein soutien. Jean Potin titre en Une de La Croix sur ”la solidarité nationale mise en péril” 1372 :

‘Il est inadmissible que le gouvernement demande à tous les Français de consentir à la banalisation de l'avortement au moment où il les appelle à un effort de solidarité pour faire face aux difficultés économiques du pays, et notamment à un effort de solidarité à l'égard des deux millions de chômeurs que comporte notre pays. Il y a quelques jours, les évêques invitaient les Français à s'interroger sur les modes de vie que chacun et tous devraient rechercher pour créer une communauté nationale plus solidaire. Le remboursement de l'avortement ne créera pas cette unité nationale dont la France a besoin pour surmonter la crise économique qu'elle connaît. Une telle décision est contraire au respect de la vie humaine, elle est un pas important dans la négation des droits de l'homme. Parce qu'elle cautionne une dégradation du sens moral, elle ne peut que contribuer à la démobilisation des Français dans l'effort de solidarité qui s'impose à tous. C'est l'avenir de notre peuple qu'elle met en cause.’

Le 2 novembre 1982, l'association des écrivains catholiques publie une déclaration de même facture : ”Nous disons non à l'avortement et à plus forte raison à son remboursement. Sa légalisation ne saurait le rendre légitime. Tous nous devons agir pour protéger la vie des plus faibles, nous écrivains en refusant de garder un silence complice, vous médecins, sages-femmes, infirmiers qui menez déjà un combat magnifique ; et vous tous qui avez la chance d'être en vie. Ne la refusez pas aux plus faibles” 1373 .

Le lendemain, c'est au tour de la fédération française des juristes catholiques de réagir s'appuyant sur les encycliques et les travaux de l'assemblée épiscopale de Lourdes 1982. La fédération dénonce dans la loi une atteinte grave à la liberté de conscience du citoyen qui finance de fait l'avortement, une atteinte à la clause de conscience du personnel soignant (art. L 162-8 du code de la santé publique), atteinte enfin au code de la sécurité sociale (art. 1) 1374 :

‘[La fédération] abjure, en conséquence les pouvoirs publics de renoncer à un projet qui tendrait à faire admettre que l'avortement constitue un simple acte médical au profit de la femme, sans égard aux droits du père de l'enfant attendu qui, dès sa conception, est reconnu par notre droit civil et riche de toutes ses potentialités humaines et dont l'image, apparaissant à l'échographie dès les premières semaines, devrait nous interpeller davantage que celles de bébés phoques en péril.’

Le 18 décembre 1982, l'assemblée nationale n'en vote pas moins, en troisième et dernière lecture, le projet de budget 1983 qui comprend le remboursement de l'avortement par la Sécurité sociale. De la parole aux actes, la commission familiale invite, le 22 décembre, les catholiques à profiter des mécanismes fiscaux de déduction d'impôt pour soutenir financièrement ”les associations pour le service de la vie”. Secrétaire général de la commission, le père Housset égrène des noms d'association et services municipaux des urgences familiales dans La Croix du 30 décembre : SOS Futures mères, Grossesse - secours, les communautés du Renouveau charismatique, CLER, Vivre, le Secours catholique et les équipes Saint-Vincent 1375 .

Au fil des ans, le débat éthique s'immisce de façon subreptice dans le débat public. Les problématiques qu'il agite appellent avec toujours plus d'acuité une réflexion globale de la question médicale. Il est à cet égard significatif de constater qu'à la suite de sa série de conférences sur la ”situation du catholicisme français”, le groupe Confrontations met ”l'éthique en question” durant l'année 1982-1983 1376 . Les premières conférences se déroulent en décembre 1982 et janvier 1983. Le groupe fonde sa réflexion sur le constat empirique d'un retour des questions de sens. Autre point saillant du débat : l'éthique interroge l'articulation des dimensions privée et publique de la morale 1377 . Les débats ainsi engagés consacrent la pertinence d'un discours éthique qui traverse largement le catholicisme français 1378 .

Notes
1369.

Pierre de Charentenay, ”L'Église et le monde de la santé”, Cahiers pour croire aujourd'hui, page 5

1370.

Anonyme, ”Avortement : les évêques crient casse-cou”, La Croix, 30 octobre 1982

1371.

Henri Fesquet, ”Les évêques français condamnent très sévèrement l'avortement”, Le Monde, 30 octobre 1982

1372.

Jean Potin, ”La solidarité nationale mise en péril”, La Croix, 30 octobre 1982

1373.

Snop, n°479, 17 novembre 1982

1374.

Ibid

1375.

Yves de Gentil-Baichis, ”Bernard Housset : L'avortement n'est pas une fatalité à laquelle il faudrait se résigner”, La Croix, 30 décembre 1982.

1376.

André Astier, Guy Aurenche, Louis Beirnaert, Maurice Bellet, Jules Chancel, Véronique Corpet, André Dumas, Philippe d'Iribarne, Alfred Grosser, Pierre Jouannet, Catherine Labrusse, Pierre Mayol, Marcel Merle, François Monconduit, Jean-Louis Monneron, Guy Palmade, Agnès Pitrou, Bernard Quelquejeu, Jean-Louis Quermonne, René Rémond, Renaud Sainsaulieu, Xavier Thévenot et Patrick Vespieren participent aux débats.

1377.

Marcel Merle, ”L'éthique en question”, Confrontations, juillet 1983, pp. 2-5

1378.

La plupart des conférences du groupe Confrontations sont relayées dans La Croix. Gwendoline Jarczyk propose des comptes-rendus de certains exposés. Gwendoline Jarczyk, ”Qu'est-ce que l'acte éthique ?”, La Croix, 26 février 1983 ; Gwendoline Jarczyk, ”La foi vécue dans la durée”, La Croix, 15 avril 1983 ; Gwendoline Jarczyk, ”L'Église et l'éthique : relativité, humilité”, La Croix, 20 avril 1983