Pour une approche pastorale du phénomène éthique

Au cours du mois de mars 1984, le diocèse de Sées accueille le père Moretti (s.j.), biologiste, pour une série de conférences sur les questions éthiques intéressant les fécondations in vivo et in vitro, les ”ventres à louer”, le diagnostic précoce de malformations congénitales, la manipulation des gènes et des embryons, etc. Evêque du lieu, Mgr Derouet clôt ce cycle de conférence le 15 mars 1984. Il se propose de ressaisir l'ensemble des points abordés au fil des rencontres. L'évêque de Sées insiste alors sur la confusion récurrente qui est faite entre éthique et morale dans les pratiques contemporaines ¹³⁹² :

‘Sous l'influence d'une mentalité scientiste, la morale qui devrait être normative est devenue une simple science des mœurs (ethos) : on constate ce qui se fait et, à partir du comportement du plus grand nombre, on induit des principes généraux : le normal provient de ce qui se fait, on déclare normal ce qui se pratique couramment. ’

Or, pour Mgr Derouet, la philosophie chrétienne développe une anthropologie de l'homme comme un tout indissociable, à la fois corps et esprit. Condamnant la pratique scientifique objectivant l'humain, l'évêque de Sées ne ferme pour autant pas la porte à toute expérimentation. ”La morale n'est pas un code de réponses toutes faites ; l'Évangile non plus. Dans les situations concrètes qui varient d'une personne ou d'un couple à l'autre, c'est à chacun d'actualiser les exigences de la morale et de l'Évangile en s'éclairant à la lumière de l'enseignement de l'Église” ¹³⁹³ . Intégraliste, la démarche du père Derouet écarte, en revanche, tout retour à une morale culpabilisante.

Le 3 décembre 1983, Mgr Matagrin se rend en Afrique occidentale. Il n'en revient que le 22 janvier 1984. Ce séjour africain conforte l'évêque de Grenoble quant à la pertinence du concept d'inculturation dans le processus de réception conciliaire. Telle intuition est théologiquement et pastoralement fondée. ”J'avais compris le problème moins au concile qu'au synode de 1974 sur l'évangélisation des peuples où je me trouvais dans un carrefour à dominante africaine”, peut-on lire dans Église de Grenoble de juillet 1984 ¹³⁹⁴ . Les références du père Matagrin sont ses homologues africains Jean Zoa, archevêque de Yaoundé, et Sanon auteur d'une thèse intitulée : ”Tierce Église, ma Mère ; la conversion d'une communauté païenne au Christ”. Les références aux concepts anthropologiques de réception et d'appropriation fourmillent dans le discours de l'un et de l'autre.

Les convictions défendues par l'épiscopat français au synode de 1974 retrouvent toute leur actualité sous la plume du père Matagrin. Le plus délicat de la réception conciliaire consiste en ”tout ce qu'il y a de germes de bien dans le cœur et la pensée des hommes ou dans leurs rites propres ou leurs cultures, non seulement ne pas le laisser perdre, mais le guérir, l'élever, l'achever” ¹³⁹⁵ . Défriché au creux de l'activité missionnaire, le concept d'inculturation laisse espérer à l'Église la possibilité d'entrer en dialogue avec une modernité contrastée. L'évêque de Grenoble insiste sur le caractère culturellement polysémique de la morale. Ainsi, la place privilégiée réservée à l'homme africain n'obère pas l'avenir à un déploiement d'une morale chrétienne sur le sol africain. Chevillé à l'anthropologie, Mgr Matagrin ouvre la porte à un relativisme contrôlé. Les débats du synode romain sur la famille semble cautionner son discours. La rupture d'Humanae vitae n'est pas irrémédiable dans la mesure où ”les chrétiens vivant en situation irrégulière (union libre, divorcé, remarié, polygamie), continuent à être présents et actifs dans les communautés chrétiennes, en acceptant de ne pouvoir recevoir la communion eucharistique”, relève-t-il ¹³⁹⁶ . L'Église dispose donc d'une seconde chance pour développer un discours pastoral en matière morale si elle veut espérer fonder un consensus autour de son anthropologie.