Contenir les groupes conservateurs et réévaluer l’enseignement moral

La Croix accorde de plus en plus de place à la pastorale de la santé 1419 . Tel est sa contribution à l'édification patiente d'un consensus éthique entre l'Église de France, les pouvoirs publics et la société française en général. Le quotidien catholique plaide la mesure et la pondération dans le débat. C'est ainsi que l'activisme des associations familiales catholiques ne manque pas de laisser Jean Potin parfois dubitatif. Le 24 octobre 1985, celles-ci organisent la projection du premier clip contre l'avortement du professeur américain Bernard Nathanson, à la Mutualité de Paris. Médecin obstétricien, fondateur de la ligue pour le droit à l'avortement puis rallié au mouvement Pro life, celui-ci offre un profil exemplaire pour les opposants à l'avortement. Ce jour là, le professeur américain est entouré des professeurs Pierre Chaunu et Lejeune 1420 . Le ton comme la teneur des discours offensifs tenus à la tribune navre le commentateur de La Croix : ”L'expérience montre malheureusement que le spectacle de la violence nourrit l'agressivité” 1421 .

En novembre 1985, le bulletin du secrétariat de la conférence épiscopale publie un article de l'abbé Gérard Mathon, professeur de morale à la faculté de théologie de Lille. Paru une première fois en janvier 1985 dans la revue Ensemble de la fédération universitaire et polytechnique de Lille, cet article propose une analyse des documents éthiques publiés sous le pontificat de Jean-Paul II. Le moraliste s'y autorise un jugement négatif d'Humanae vitae, et mitigé sur le discours de Jean-Paul II.

Outre l'évitement par le Pape de la question du plaisir dans la relation sexuelle, Gérard Mathon se montre sceptique sur ”l'insistance du Pape à se prononcer d'une manière rigide sur la moralité des moyens artificiels de la contraception ” 1422 :

‘Personne, certes, ne lui contestera le droit d'en parler. Par rapport à la fin poursuivie en matière de dialogue conjugal tous les moyens n'ont pas la même valeur. On doit mettre en avant ceux qui valorisent le respect de l'autre, et plus spécialement de l'épouse dans son corps, ses rythmes. On mesure bien le progrès fait à cet égard par certaines analyses de l'exhortation sur la famille par rapport aux déductions abstraites d'Humanae vitae. Mais faut-il pour autant évoquer la ”falsification objective” de l'amour […], quand des époux, en fonction de cet exercice de la paternité responsable que leur a reconnue le concile, estiment qu'ils sont les seuls à pouvoir juger, ils pensent devoir utiliser les moyens artificiels qui ne s'opposent pas directement au respect de la vie humaine ?’

En note de bas de page, Gérard Mathon revient sur une allocution du cardinal Ratzinger devant les évêques américains dans laquelle celui-ci soulignait les risques d'un magistère sans nuance confronté à la conscience personnelle 1423 . Évoquant l'instruction de la congrégation pour l'éducation catholique sur ”Les orientations éducatives sur l'amour humain” 1424 et l'urgence ”d'offrir aux jeunes générations une éducation positive et convaincante”, l'abbé Mathon insiste pour que le magistère prenne en compte l'environnement culturel dans lequel il intervient. Pour la France, l'auteur cite les ouvrages références de Mgr Duchêne et RozierSexualité et vie chrétienne 1425 ou encore de Xavier ThévenotVie sexuelle et vie chrétienne 1426 .

Le centre catholique des médecins français réunit son congrès en décembre 1985. L'année écoulée a été riche en réflexions 1427 . Il s'agit désormais de définir une série de propositions éthiques à débattre à partir d'un double numéro spécial de la revue Médecine de l'Homme (n°156-157). Cette réflexion de ces catholiques, professionnels de la santé, est d'autant plus décisive que la France voit germer de nombreux comités d'éthique à l'échelle locale 1428 . Ils sont vingt-huit au début de l'année 1986. Sans reconnaissance légale spécifique, ces structures s'organisent à l'initiative de médecins ou d'un conseil de centre hospitalier universitaire. Or, certains de ces comités élargissent leur cercle de chercheurs et de praticiens à des réflexions d'Églises.

Dès avant son entrée en fonction au service de l'épiscopat, le père Olivier de Dinechin se rend au mois de novembre aux Etats-Unis pour un séjour de cinq mois. L'objectif est alors de saisir les problématiques éthiques surgissant outre-Atlantique dans les universités et laboratoires de recherches américains. A son retour, le délégué de l'épiscopat pour les questions concernant la vie humaine, accorde une interview à La Croix. Le spécialiste campe alors le rôle d'un veilleur attentif aux questions émergeantes dans le débat public 1429 . Dans la foulée, le centre Sèvres inaugure son centre de documentation d'éthique médicale le 20 mars 1986. Près de 500 volumes sont alors à la disposition des professionnels de la santé, les membres des comités d'éthique, enseignants, étudiants, etc.

Quelques semaines après, le Vatican accueille un congrès de théologie morale 7 au 12 avril 1986. 117 théologiens de 20 pays différents sont réunis à l'institut Jean-Paul II pour le mariage et la famille. Le déficit de la réflexion éthique dans les formations professionnelles du monde médical constitue l'une des préoccupations de la rencontre. ”La crise de l'éthique est le teste le plus évident de la crise de l'anthropologie, crise due à son tour au refus d'une pensée vraiment métaphysique”, déclare Jean-Paul II aux participants de la session 1430 . L'homme est à considérer dans toute sa complexité. L'étude de ces dimensions éthique, anthropologique et métaphysique est nécessaire à l'élaboration d'une ”éthique théologique”, seule à même de ”résoudre la question morale de l'homme”.

En France, sort L'irrésistible désir de naissance du docteur René Frydman 1431 . En 1978, le médecin donnait naissance au premier bébé éprouvette. Huit ans après, il se demande si son action n'est pas venue ”bouleverser la morale et le droit” et milite pour l'érection d'un cadre juridique pour encadrer la recherche et son expérimentation. Morale et droit tendent à se rejoindre irrésistiblement dans cette synthèse que constitue l'éthique. Les recommandations du comité national d'éthique dessinent les contours d'une réalité méta-juridique. Reste que le parlement tarde à légiférer en la matière. En mai 1986, le père Patrick Vespieren s'alarme : ”il serait fort dangereux de laisser se produire, sans qu'il y ait de réaction sociale, des passages à l'acte mortifères, de ne pas préciser la déontologie médicale, et surtout de ne pas prendre les moyens qui permettraient aux malades d'être soignés et accompagnés jusqu'au bout, dans le respect de la vie et de la personne humaine” 1432 .

Notes
1419.

Ainsi le quotidien catholique rapporte-t-il les travaux du XVIIe congrès des médecins catholiques réuni à Brive les 19 et 20 octobre 1985. Alain Galan, ”Il faut accoucher la mort”, La Croix, 22 octobre 1985

1420.

Jean-Charles Duquesne, ”Un cri silencieux”, La Croix, 26 octobre 1985

1421.

Jean Potin, ”Ne pas se résigner”, La Croix, 26 octobre 1985

1422.

Gérard Mathon, ”A propos des enseignements de l'Église sur la morale sexuelle”, Documents-Episcopat, 16, novembre 1985

1423.

Mgr Ratzinger aux évêques américains : ”J'ai l'impression que le fait d'avoir introduit des ”cas” de façon systématique et sans nuances dans la doctrine morale en tant que telle, les deux choses [i.e. vraie morale et casuistique], ont largement contribué à discréditer l'enseignement moral de l'Église dans notre siècle”. DC, 17, décembre 1984, page 9

1424.

DC, 1685, 1er janvier 1984, pp. 16-19

1425.

Mgr Duchêne & Rozier, Sexualité et vie chrétienne, Paris, Centurion, 1981

1426.

Xavier Thévenot, Vie sexuelle et vie chrétienne, Paris, Mame, 1982

1427.

Le mouvement s'est notamment réuni à Chantilly au mois de mars 1985 pour réfléchir au partage des responsabilités dans l'acte de soins.

1428.

Par ailleurs, après trois ans d'exercice, le comité consultatif national d'éthique a alors rendu plusieurs dizaines d'avis sur des projets de recherche soumis par des équipes médicales. Le comité a par ailleurs publié six avis de portée générale sur l'utilisation de tissus d'embryons humains morts, sur les essais de nouveaux traitements sur l'homme, sur le diagnostic prénatal.

1429.

Yves de Gentil-Baichis, ”Le discours éthique prend force aux Etats-Unis”, La Croix, 5 mars 1986

1430.

Georges Mattia, ”Ethique : le pape recommande la fermeté”, La Croix, 8 & 9 mai 1986

1431.

René Frydman, L'irrésistible désir de naissance, Paris, PUF, 1986, 235 pages

1432.

Patrick Vespieren, ”Fait accompli ou contrôle social en bioéthique ?”, Etudes, 3645, mai 1986, page 683