22 février 1987, Donum vitae ou la rupture du consensus éthique

Le 6 février 1987, Jean-Paul II reçoit les évêques du Sud-Ouest dans le cadre de leur visite ad limina. A cette occasion, il évoque le retour de la morale comme ”une chance à saisir” pour l'Église. ”Mais le phénomène, en lui-même, ne suffit pas à fonder une véritable éthique. […] Il importe d'offrir la possibilité d'une réflexion approfondie pour lever l'ambiguïté des morales de situation qui ne sont que la justification du vécu” 1454 . Intervient en creux la disjonction des options pastorale ou doctrinale dans la conduite du magistère ; les évêques français pariant sur un discours pastoral pour fonder le ”consensus éthique”. Or, l'Église de France semble en passe de réussir son pari. ”L'Église a retrouvé sa fonction prophétique. Humanae vitae rencontre aujourd'hui les préoccupations des biologistes soucieux du respect de la vie”, relève Philippe Levillain dans La Croix 1455 .

Le 22 février 1987, la congrégation romaine pour la doctrine de la foi signe l'instruction Donum vitae. Rendu public le 10 mars, le document est introduit par Mgr Lustiger dans Le Monde. Au fil d'une longue tribune, l'archevêque de Paris situe le magistère éthique de l'Église dans une longue tradition théologique affrontée à la tentation récurrente du paganisme 1456 :

‘Le document qui va être publié le 10 mars sous l'autorité du pape vient en intrus dans ce huis clos. Au petit groupe de spécialistes, responsables de fait de l'avenir de notre espèce, il veut faire entendre la parole des hommes "ordinaires", qui, également responsables au nom de leur humanité, ont le droit de prendre part au débat.
Cette parole veut aussi rompre la dangereuse solitude des savants et des praticiens, dont le travail est livré aux fantasmes de l'opinion. Il sera donc nécessaire de faire appel à la médiation politique des responsables de l'opinion et de l'autorité publique.
L'humanité peut-elle en effet autoriser quelques spécialistes à disposer de son avenir biologique et affectif ? Ce petit nombre d'hommes de science ne peut agir qu'en vertu de ressources économiques et intellectuelles qui appartiennent à tous et sont d'abord destinées au bien de l'ensemble de l'humanité. Dès lors, à qui revient la décision de donner la priorité à ces secteurs de recherche ? Ce débat divise et dépasse médecins et chercheurs eux-mêmes. Mais la réponse ne relève pas seulement de la compétence théorique des savants; elle est aussi financière et donc politique, et donc morale. Les hommes de toutes les nations - y compris les moins développées - devront, d'une manière ou d'une autre, y répondre et en porter solidairement la responsabilité.
[…] La tradition juive et chrétienne a marqué de façon irréversible l'histoire en révélant la dignité de la génération et de la personne humaines. L'originalité de la Révélation biblique façonne l'évolution des mœurs et des cultures. La vocation personnelle de l'homme à l'amour divin a remodelé les perceptions de la sexualité et de la fécondation humaines.
En y rendant aujourd'hui témoignage, l'Église défend l'humanité contre une régression néo-païenne où elle démasque une tentation d'autodestruction. Dans les paganismes antiques du Proche-Orient comme de l'Occident, la fécondité humaine était inscrite dans les rythmes et la fertilité du cosmos, sur lequel les hommes projetaient l'image de leurs pulsions. Ces cultures, paralysées par le désir et par la mort, avaient lié rites de fécondité, prostitution sacrée et meurtres rituels. Ce n'est pas sans raison que Freud, lorsqu'il voulut explorer l'archaïsme des pulsions humaines et en exprimer la logique, eut recours à ces mythologies prébibliques.
La nouveauté de la Révélation biblique a libéré la fécondité humaine des représentations mythiques du cosmos. Le secret de la sexualité humaine n'a pas été cherché dans les astres ou les autres vivants. L'originalité de l'espèce humaine a été reconnue dans son origine divine. ”Homme et femme Il les créa. A son image et à sa ressemblance Il les créa”. Le désir sexuel et la reproduction de l'espèce humaine sont inscrits dans la logique de l'Alliance; celle-ci fait de l'union d'individus de sexe différent un mariage, qui acquiert le caractère irrévocable de l'engagement de Dieu à l'égard des hommes. L'amour n'est plus seulement pulsion, ni même désir, mais donation mutuelle de personne à personne; la fécondité apparaît comme un don divin, fruit de l'amour.
[…] Les hésitations mettent en évidence le péché des hommes et ses conséquences, inscrites dans les conditionnements de l'histoire. Mais voici aujourd'hui une revendication différente : la question d'une maîtrise technique de l'homme sur sa propre vie, sur sa mort comme sur son origine. La tentative est audacieuse, la tentation est grave. Le projet d'objectivation technique risque de ramener la sexualité au plan des objets sensibles, de mesurer son élan au désir et de réduire sa fécondité aux projets de l'imaginaire et de la puissance humaine. Succomber à cette séduction de la technique, c'est consentir à une régression au naturisme païen, c'est vouer le travail de la raison au culte du sensible, c'est réduire la sexualité à un jeu de hasard et sa fécondité aux acquêts de la science.
C'est tout le contraire de la parole biblique et chrétienne, qui a récusé les mythes archaïques des fatalités de l'amour ou d'une fécondité commandée par la terre ou le ciel. La Révélation de Dieu offre une vision responsable de l'union sexuelle et de la procréation, qu'elle intègre dans la liberté morale des époux et dans leur vocation personnelle à l'Alliance avec Dieu. Pour une entière conformité à l'unité du mariage, les époux se sont engagés à devenir père et mère seulement l'un par l'autre; la procréation digne d'une nouvelle personne humaine doit être le fruit de l'acte conjugal par lequel s'exprime l'amour des époux. Mais tout enfant, quelle que soit son origine, est un don de Dieu : il doit être accueilli et éduqué avec amour.
Ce lien personnel et indissoluble entre union et génération avait échappé aux paganismes antiques : ils voyaient l'homme à l'image du cosmos; ils ne contemplaient pas en lui la ressemblance à Dieu, qui est amour et vie. Qui osera dire que l'audace prophétique de la Révélation n'ait plus rien à nous apprendre sur la dignité de la personne et de l'amour ?’
Notes
1454.

DC, 1936, 15 mars 1987, p. 283

1455.

Bernard Le Léannec, ”, La Croix,

1456.

Jean-Marie Lustiger, ”La tentation néo-païenne”, Le Monde, 10 mars 1987