A/ L’affaire Scorcese et la percée conservatrice

Alors que la polémique enfle autour de l'intervention conjointe des cardinaux Lustiger et Decourtray, Hugues Portelli analyse la situation difficile de l'épiscopat au filtre de la liberté religieuse. ”Un tel mode d'intervention n'a aucune espèce de conséquence juridique ou pratique, mais elle permet à l'épiscopat de rappeler que la laïcité n'est pas l'indifférentisme érigé en idéologie, mais le respect d'un système pluraliste des convictions des uns et des autres”, écrit le politologue 1644 . Privée de toute effectivité, une condamnation radicale du film par les évêques ne saurait faire sens. A l'inverse, tout silence passif validerait l'hypothèse d'un épiscopat rallié à l'idée que seule la conscience individuelle vaut dans le débat public. Or, les évêques ne sauraient abdiquer le magistère moral et spirituel qu'ils exercent à l'adresse des catholiques français 1645 :

‘Reste la voie étroite, celle de la liberté religieuse en pays laïc, où les autorités représentatives de la religion de majorité relative défendent les droits des fidèles au respect de leurs convictions, au risque d'une publicité indirecte non voulue pour le phénomène incriminé peut-être, mais afin de renforcer la liberté d'expression et de jugement de l'une des principales institutions de la société civile.’

Les associations familiales catholiques appellent les catholiques à manifester à Paris le 28 septembre entre la gare Saint-Lazare et la gare de l'Est pour protester contre la sortie du film de Martin Scorcese. Pas moins de 5 000 personnes répondent présent et arpentent alors les rues parisiennes. ”Inutile, dans cette assemblée fervente, de tenter un dialogue sur l'incarnation et la sainteté de Jésus : a priori, Scorcese était coupable de ne pas avoir respecté la foi des chrétiens”, relève La Croix 1646 . Les manifestants convergent vers Montmartre avec des banderoles scandant ”Christ est vivant”, ”Et vous, qui dites-vous que je suis ?” ou encore ”M'aimes-tu ?”. Le recteur du Sacré-Cœur accueille alors les manifestants pour une messe. ”A offense publique, il faut une réparation publique”, justifie-t-il.

Le même jour, 1 500 personnes se réclamant du ”comité de soutien à la protestation du cardinal Decourtray” défilent à Lyon, rejoignant la basilique de Fourvière depuis la place Bellecour. Au terme de la manifestation, les organisateurs proposent une veillée de prières en présence du primat des Gaules. A cette occasion, celui-ci remercie le maire de Lyon pour avoir ”protesté pour le Christ et pour sa mère”. Par ailleurs, une trentaine de traditionalistes se rend à l'entrée d'un des trois cinémas lyonnais diffusant le film pour s'agenouiller devant le pas de sa porte et y chanter des cantiques en signe de protestation.

Dans La Croix, Philippe Warnier se démarque des positions prises par les cardinaux Lustiger et Decourtray. La critique se fonde cependant plus sur la forme que sur le fond. Il apparaît indéniable pour le chroniqueur que les catholiques sont en droit d'exprimer leurs souffrances lorsqu'ils sont confrontés à une interprétation outrageante de leur foi 1647 . Pour sa part, le quotidien catholique ouvre son courrier des lecteurs aux polémiques soulevées par La dernière tentation du Christ, dans son édition du 20 octobre. Laissant la place au pluralisme des opinions, le journal n'oublie pas de se positionner. ”L'image du christianisme donnée par ces excès est infiniment plus dangereuse que celle véhiculée par le film de Scorcese. La trahison est totale. Le Christ s'en trouve tellement défiguré qu'il en devient méconnaissable”, écrit Yves de Gentil-Baichis en quatrième de couverture 1648 . Reste que, pour lui, ”la manière dont on fait disparaître le film de l'affiche est inacceptable” 1649 .

A l'occasion du dîner-débat organisé pour l'association professionnelle de l'information religieuse le 18 octobre 1988, l'archevêque justifie son intervention. ”J'ai eu l'impression d'être pris dans un chantage médiatique. D'un côté on disait qu'il fallait se taire sinon on risquait de faire de la publicité au film. Mais je pensais qu'en me taisant j'étais infidèle au Christ et que je ne répondais pas à l'attente de ces gens, soumis à un matraquage médiatique et qui comptaient sur un message de ma part. Je ne pouvais pas ne rien dire”, indique-t-il 1650 . Une nouvelle fois, Mgr Lustiger s'exonère de la responsabilité des violences organisées autour du film. Celles-ci ne sont pour lui qu'un surgissement prévisible répondant à un blasphème. Le 23 octobre, le père Lustiger précise sa pensée au micro d'Europe 1 1651 :

‘Ce n'est pas nous qui avons déchaîné l'orage. Nous avons dit: attention, l'orage va se déchaîner, vous êtes en train de déchaîner des forces irrationnelles. Si l'on ne respecte pas le sacré, on déchaîne le Diable.’

La mesure du cardinal à l'endroit des activistes anti Scorcese intervient comme un marqueur pour cerner une évolution avérée de l'Église de France. L'épiscopat doit alors composer avec l'émergence d'une composante fortement identitaire en son sein. Le 4 novembre 1988, Yves de Gentil-Baichis analyse en quatrième de couverture de La Croix, ces difficultés de l'épiscopat. Il ne fait pas de doute, pour lui, que les évêques doivent à l'avenir compter avec ces ”groupuscules” prompts à réagir comme une ”minorité assiégée”. Le phénomène ne se réduisant pas aux seuls lefebvriste, le journaliste appelle les évêques à la vigilance 1652 :

‘Confinés dans cette ambiance, ils sont capables d'actes violents pour défendre les valeurs auxquelles ils croient. Et si les évêques abordent des questions touchant aux mœurs et à la foi, quelques-uns peuvent être tentés de confondre appel aux consciences et pressions musclées.
Mais l'engagement de ces groupes est sélectif. Ils ne bougeront pas quand l'épiscopat parle du chômage et de la solidarité avec ceux qui ont faim. Uniquement centrés sur la défense de leur identité, ils ont perdu le sens de l'universel propre au catholicisme. Ils se trouvent donc proches des sectes. Aussi peut-on redouter de nouvelles réactions violentes de leur part.’

Notes
1644.

Hugues Portelli, ”Liberté religieuse”, La Croix, 14 septembre 1988

1645.

Ibid

1646.

Louis de Courcy, ”Paris : 5 000 croyants dans la rue”, La Croix, 30 septembre 1988

1647.

Philippe Warnier, ”La dernière tentation du Christ”, La Croix, 6 octobre 1988

1648.

Yves de Gentil-Baichis, ”Plus dangereux que Scorcese”, La Croix, 20 octobre 1988

1649.

Ibid

1650.

Yves de Gentil-Baichis, ”Scorcese, la catéchèse et la culture religieuse”, La Croix, 22 octobre 1988

1651.

Claude Julien, ”Satan”, Le Monde diplomatique, décembre 1988

1652.

Yves de Gentil-Baichis, ”Les évêques et l'opinion publique”, La Croix, 4 novembre 1988