Lourdes 1988 : l'assemblée de la discorde

Dans ce contexte, l'assemblée plénière d'octobre 1988 marque un tournant dans la conduite de l'Église de France. Au terme des débats, le père Decourtrayregrette que cette assemblée soit ”l'une des plus incomprises dans l'opinion publique”. Largement soumise au huis-clos, l'assemblée n'en connaît pas moins une grande résonance dans la presse nationale. Tous les contentieux y sont exhumés : ”Le diktat des bigots” titre Libération tandis que les laboratoires Roussel-Uclaf retirent du marché la pilule RU 486 1653 . Dans L'Express, Jérome Dumoulin multiplie les critiques à l'encontre de l'épiscopat 1654 et le pasteur André Dumas livre ses regrets à l'hebdomadaire Réforme : ”qui nous gouverne ? Je suis bien heureux que ce ne soit ni l'assemblée des évêques de Lourdes, ni la corbeille de la Bourse, mais un gouvernement laïc !” 1655 . Le 31 octobre, L'Humanité et le Quotidien de Paris dénoncent de concert les propos du cardinal Decourtray à l'endroit du film La dernière tentation du Christ 1656 .

L'appel lancé, l'année précédente, par le père Vilnet pour une redéfinition de la laïcité prend alors un tour savoureux. Dans Témoignage chrétien, Bernard Stephan souhaite une clarification de la rhétorique épiscopale comme préalable à la réalisation des projets du père Vilnet. 1657 . A droite, le Figaro-Magazine rêve d'une Église qui ”aiderait puissamment la France à se moderniser en se rattachant aux valeurs traditionnelles” 1658 . Ainsi, l'incursion des évêques dans la cité donne lieu à une politisation des débats et des acteurs. Et les évêques sont alors accusés par Libération de prêter le flanc à l'extrême droite très active au sein de l'Église de France 1659 . Il n'est guère que La Croix pour regretter la fantasmagorie ”d'une Église voulant imposer son ordre moral” 1660 . ”L'assemblée plénière qui s'achève est, jusqu'à cet instant du moins, l'une des plus mal comprises dans l'opinion publique”, lâche le père Decourtray dans son discours de clôture. Pour L'actualité religieuse dans le monde, les évêques peuvent légitimement nourrir le sentiment d'avoir été trahis par la presse 1661 .

L'espace médiatique saturé par les interventions des deux cardinaux français, les autres membres de l'épiscopat jouent des interstices de l'espace public pour faire entendre une polyphonie de jugements. Le 12 novembre 1988, La Croix accueille le point de vue de Mgr Rozier. Pour l'évêque de Poitiers, le tollé est ”significatif d'une suspicion, voire d'un mépris toujours actuel de la morale et de la religion, montrant que l'anticléricalisme se vend encore assez bien. Significatif d'une bonne conscience dont on ne peut supporter d'être dérangé” 1662 . Trois jours après, Philippe Warnier relève que ”le malaise traverse, évidemment l'opinion chrétienne elle-même. Les protestants prennent leurs distances, des évêques et de nombreux prêtres occupant parfois des fonctions importantes disent leur désaccord, en privé le plus souvent, mais parfois en public” 1663 .

Reste que l'hypothèse d'une résurgence anticléricale fait long feu et Etienne Borne refuse l'analyse d'Yves de Gentil-Baichis. ”Le vrai scandale est de faire un indigne amalgame entre l'Église de France et le quarteron de sous-développés qui a mis le feu à un cinéma du Quartier latin”, s'indigne-t-il en dénonçant le réveil de l'anticléricalisme 1664 . Et l'intellectuel de prendre fait et cause pour le cardinal Decourtray concernant la pilule abortive. ”Dans la molle météorologie ambiante et à l'encontre du masochisme de bien des chrétiens implorant les coups de l'adversaire, une bonne colère d'évêque, cela donne chaud au cœur” 1665 . Pour Etienne Borne, il ne fait aucun doute que les vigoureuses interventions de l'archevêque de Lyon ”haussent le débat au niveau de pensée qui convient” 1666 .

Dans un billet d'humeur au Monde diplomatique de décembre 1988, Claude Julien tend à amalgamer prises de positions épiscopales et options du Front National enracinant les problématiques de l'année 1988 dans la victoire de l'enseignement privé de 1984 sous le slogan : ”En France, l'enseignement privé ayant brillamment obtenu gain de cause, les intégristes peuvent se battre sur d'autres fronts” 1667 . Mgr Decourtray voit définitivement éclater le consensus soigneusement tissé tout au long de la décennie 1980 par le président Vilnet. Pourtant héraut de l'antiracisme ecclésial, l'archevêque de Lyon se voit insidieusement assimilé à certaines prises de positions de l'extrême droite intégriste 1668 :

‘Champions de la pureté raciale, certains de leurs représentants se manifestent dans les rangs du Front national. Ultimes gardiens d'une morale en déroute, ils voient dans le sida un juste châtiment du ciel, et se sentent confortés lorsque Mgr Decourtray dénonce la campagne de publicité pour les préservatifs car elle va ”faciliter le vagabondage sexuel”. Ardents défenseurs d'une saine doctrine, dont ils sont seuls dépositaires, ils ont - jusqu'à l'incendie volontaire - pris feu et flamme contre la Dernière Tentation du Christ.’

”Les incendiaires avaient-ils besoin des encouragements d'un prélat qui n'avait même pas vu le film ?”, s'interroge l'observateur déplorant les propos du père Lustiger au micro d'Europe 1 1669 .

Notes
1653.

François Reynaert, ”Le diktat des bigots”, Libération, 26 octobre 1988

1654.

L'Express, 4 novembre 1988

1655.

Réforme, 5 novembre 1988

1656.

L'Humanité & Le Quotidien de Paris, 31 octobre 1988

1657.

Témoignage chrétien, 7 novembre 1988

1658.

Le Figaro-Magazine, 5 novembre 1988

1659.

Libération, 29-30 octobre 1988

1660.

La Croix, 4 novembre 1988

1661.

M-J H, ”Les évêques français face au public”, Actualité des religions dans le monde, 15 décembre 1988, pp. 15-17

1662.

Mgr Rozier, ”La liberté en question”, La Croix, 12 novembre 1988

1663.

Philippe Warnier, ”L'Église de France et l'opinion”, La Croix, 15 novembre 1988

1664.

Etienne Borne, ”Une colère d'évêque”, La Croix, 19 novembre 1988

1665.

Ibid

1666.

Ibid

1667.

Claude Julien, ”Satan”, Le Monde diplomatique, décembre 1988

1668.

Ibid

1669.

Ibid