Mgrs Decourtray et Lustiger, la tentation identitaire

Or, l'année 1988 aura vu l'épiscopat français emboîter le pas au duo Lustiger-Decourtray pour s'imposer sur le devant de la société française 1670 . Mais ”un certain nombre de paroles et d'actes, en cette année 1988, peuvent faire penser que l'Église de France est en danger de devenir une secte” écrit Jean-François Six 1671 . Décrochement du réel, vérités assenées, repli sur soi et surtout pratique à outrance de l'irénisme sont dénoncés comme autant de stratagèmes contestables dans la course à la persuasion. La crise lefebvriste est alors analysée comme le catalyseur et la trame d'un délitement annoncé d'une Église paranoïaque et ambiguë 1672 .

Le 12 décembre 1988, le cardinal Decourtray est l’invité de L’Heure de vérité. Interrogé sur le point de savoir si l'Église n'était pas devenue ”répressive”, Mgr Decourtray a eu cette réponse 1673 :

‘L'Église répressive ? Permettez que ça me fasse rire. Où sommes-nous répressifs ? Où sont les pressions morales aujourd'hui ?” Il s'est défini comme ”un conservateur de l'avenir, parce que vouloir conserver la vie, vouloir sauver la vie, ce n'est pas sauver le passé. Qui est conservateur en ce domaine ? Celui qui est pour la vie et le développement de la vie, maîtrisé, régulé bien entendu par des libertés, ou celui qui veut la faire disparaître ? Et qui est pour l'avenir ? Le mot ”conservateur de l'avenir” dirait assez bien ce que je suis, mais je vous défie d'accoler l'étiquette ”progressiste” ou ”moderniste” à un tel propos.’

Au fil de l’émission, le primat des Gaules s’affirme davantage comme une personnalité particulière du paysage épiscopal français que le président de la conférence épiscopale. Le Monde se montre alors très critique 1674 :

‘Sauf à de trop rares moments, où il a traité de l'action des chrétiens contre la torture, et de la Révolution française, l'archevêque de Lyon s'est laissé enfermer dans l'avalanche des questions portant sur la morale privée. Faut-il en déduire que l'Église catholique en France elle-même est démunie de grands projets comme ceux d'hier, également contestés, sur la liberté de l'enseignement, l'accueil des immigrés, les nouvelles pauvretés ? Il n'a même pas été fait mention de la solidarité, nationale et internationale, où elle a pourtant des états de service à rappeler. Les grands débats sur la culture religieuse à l'école ou la nouvelle laïcité ont été également, hélas, escamotés.’

Le matin de l’intervention cardinalice, Témoignage chrétien publie un texte du père Valadier au titre évocateur : ”Scorcese, sida… et si on parlait en connaissance de cause ?” 1675 . Le directeur des Etudes y déplore une perversion par les évêques français – notamment Mgr Decourtray et Lustiger – de leurs responsabilités morales. ”Une appréciation éthique ne peut être portée que dans la pondération de tous les éléments de la réalité”, martèle le père Valadier qui refuse la thèse du quiproquo 1676 :

‘Ce qui trouble dans cette affaire, c'est qu'on échappe difficilement à l'impression que de telles pratiques ne sont pas le fruit du hasard, de l'improvisation ou de la hâte. Nous entendons souvent de hautes autorités de l'Église de France dire que notre société est immorale, païenne, décadente, soutenir la thèse que sans le christianisme plus rien ne reste cohérent. Ce discours frappe par sa force de conviction et par son tranchant ; il en séduit beaucoup : ne vient-il pas de prélats qui, eux au moins, sont des battants de la foi ? Certes.
Mais quand cette thèse informe des décisions pratiques, on découvre alors qu'elle ne peut pas inspirer le dialogue respectueux, la considération bienveillante, l'écoute des attentes sociales, mais qu'elle fait corps avec une démarche arrogante.’

Le lendemain dans La Croix, le père Edmond Vandermeersch réfute, comme le père Valadier, la thèse du malentendu. Plus que conjoncturel, le malaise intervient en amont de choix pastoraux décisif pour l'Église 1677 :

‘Dire qu'il y a simple malentendu, qu'entre les évêques et l'opinion on s'est seulement mal compris ne répond pas à la question que fait surgir ce divorce soudain entre l'opinion et un certain discours catholique. Des choix pastoraux sont en cause ; ils conditionnent les méthodes d'évangélisation.’

Et le jésuite de contester l'alignement de l'épiscopat français sur la nouvelle évangélisation prônée par Jean-Paul II. Attentif au phénomène de sécularisation, le père Vandermeersch prône le dialogue avec le monde dans une référence à l'abbé Godin, au père Daniel et à Paul VI. ”Pour être écoutée, l'Église doit écouter. Elle a à apprendre de toutes les religions et même de l'athéisme, comment être fidèle à sa mission”.

La rétrospective des derniers mois écoulés que propose Etienne Borne à La Croix est plus offensive. Usant de la métaphore marine, celui-ci évoque l'Église de France comme ”un vaisseau livré à bien des fluctuations, tourmenté au-dedans, assailli au-dehors” 1678 . Schisme lefebvriste d'une part, déchaînement anticlérical d'autre part, Etienne Borne s'interroge… ”Les responsables d'Église de leur côté ont sans doute eu le tort de se laisser entraîner sur un terrain piégé à leur intention et de s'attarder dans des casuistiques sans issue sur la contraception ou la fécondation in vitro 1679 . Pour le chroniqueur, il ne fait pas de doute que les évêques ”auraient dû ne pas craindre de contre-attaquer, tant il est injurieux pour l'Église de douter de sa compassion pour les malheureux, victimes au surplus des provocations d'une basse époque” 1680 .

Noël Copin creuse le sillon tracé par son chroniqueur religieux. Dans un éditorial ”Scorcese : violence et liberté” publié en couverture de l'édition du 25 octobre, le directeur de la rédaction de La Croix refuse le réflexe identitaire catholique. ”Les chrétiens doivent-ils se sentirent agressés, assiégés, menacés ? Ils ont la chance de vivre dans un pays de tolérance et de liberté. Ils peuvent s'y exprimer et vivre leur foi. Qu'ils participent au maintien et au développement de cette liberté et de cette tolérance, en toute sérénité, eux qui se prétendent dépositaires d'un message d'amour” 1681 .

Ironie du sort, Paris accueille du 16 au 23 octobre 1988, le premier festival international ”film et spiritualité”. A cette occasion, le pasteur Domon de réaffirmer le principe de la liberté dans le domaine de la création artistique. ”Je plaide pour le respect des artistes et de leur propre quête du sacré. J'appelle notamment au respect de Scorcese dont je ne remets pas en cause la sincérité même si je ne peux accepter son Évangile”, indique-t-il 1682 .

Notes
1670.

Henri Tincq , ”Le tandem Decourtray-Lustiger”, Le Monde, 12 décembre 1988

1671.

Ibid

1672.

J.D.B., ”L'après Lefebvre : des réconciliations lourdes d'équivoques”, Actualités religieuses dans le monde, 15 octobre 1988

1673.

Henri Tincq, ”Le cardinal Decourtray à L'heure de vérité : L'épiscopat prépare un document sur l'avortement et le sida”, Le Monde, 14 décembre 1988

1674.

Henri Tincq, ”Le souci de dédramatiser”, Le Monde, 14 décembre 1988

1675.

Paul Valadier, ”Scorcese, sida… et si on parlait en connaissance de cause ?”, Témoignage chrétien, 12 décembre 1988

1676.

Ibid

1677.

Edmond Vandermeersch, ”L'Église et l'opinion”, La Croix, 13 décembre 1988

1678.

Etienne Borne, ”Les ombres d'une années”, La Croix, 31 décembre 1988

1679.

Ibid

1680.

Ibid

1681.

Noël Copin, ”Scorcese : violence et liberté”, La Croix, 25 octobre 1988

1682.

Anne Ponce, ”Le dialogue des spiritualités”, La Croix, 25 octobre 1988