”Episcopalisation” médiatique

Pour sa part, Paul Lecoq, inspecteur général honoraire de l'éducation nationale, chroniqueur régulier de La Croix, s'interroge sur l'image véhiculée d'une Église répressive. Mettant en cause le système médiatique et sa logique d'affrontement, Paul Lecoq apporte son soutien aux évêques dans leurs prises de parole. ”Ils font ce qu'ils ne peuvent pas ne pas faire. A ceux qui consentent à leur origine, ils montrent, cas par cas, l'idéal qui découle de leur adhésion au Christ. Idéal exigeant sans doute”, affirme-t-il refusant de céder au qualificatif ”rétrograde” 1683 . ”Est-ce un crime de le proposer dès lors qu'aucune contrainte ne l'impose ?”, s'insurge-t-il encore.

Ainsi, outre la suspicion d'un anticléricalisme récurrent, l'épiscopat éprouve le modelage qu'opère la sphère médiatique de toute réalité et la règle de l'information transparente 1684 . Dans le bulletin diocésain de Rennes, Mgr Jullien s'émeut de l'amalgame dont l'Église fait régulièrement l'objet pour alimenter l'idée d'un complot catholique. ”Ils cherchent à compromettre les évêques avec les incendiaires de cinéma et des intégristes agitateurs quasi professionnels”, s'insurge-t-il 1685 . ”Evêque, nous faisons appel à la conscience, à la responsabilité et à la liberté des gens. Les autres spéculent sur la peur, le pire des réflexes” 1686 . Et de stigmatiser le silence médiatique sur les prises de positions de l'épiscopat sur la Nouvelle-Calédonie.

Le 23 novembre, le père Jullien reprend la parole dans La vie diocésaine de Rennes. Cette fois-ci, La Croix donne une portée nationale au texte en en publiant des extraits dans son édition du 7 décembre. Au fil du texte, l'évêque de Rennes développe sa conception d'une ”laïcité ouverte”. Tout en reconnaissant que l'Église n'a pas le monopole des valeurs, Mgr Jullien indique ”que celles-ci paraissent bien difficiles à fonder hors de toute transcendance” 1687 . Dès lors, la mission de l'Église consiste à valoriser les composantes spirituelles de la vie sociale :

‘Notre société risque de périr d'étouffement, par manque d'oxygène spirituel, par manque de recul, par manque de hauteur. Aussi, en soulignant à temps et à contretemps la grandeur de l'homme, image de Dieu […], les pasteurs de l'Église pensent pouvoir aider les hommes à retrouver les sources du droit, les sources de la vie en commun et de la vie tout court.’

Le 12 décembre 1988, le père Decourtray est l'invité de ”L'Heure de vérité”, émission politique d'Antenne 2, en tant que président de la conférence épiscopale. Tandis que le phénomène télévisuel remodèle largement les contours de l'espace public et ouvre de nouveaux champs de recherche avec les domaines sociologiques et philosophiques, l'invitation du cardinal à la ”grand messe” politique de la télévision constitue un événement non négligeable 1688 . En l'espace de quelques années, le primat des Gaules est parvenu à s'imposer comme une personnalité du débat public français 1689 .

Deux jours après sa diffusion, l'émission fait l'objet d'une double page dans La Croix. Les propos du père Decourtray y sont rapportés. Par ailleurs, le quotidien catholique procède également à l'analyse du dispositif télévisuel mis en place. ”Les écrits depuis un an sur la solidarité, le développement des peuples, le chômage, le rôle des laïcs dans l'Église, le respect des minorités”, produits par l'Église catholique ont été passés sous silence”, regrette Yves de Gentil-Baichis 1690 . A l'inverse, le primat des Gaules est acculé à répondre à des questions polarisées sur la vie privée. ”Sans doute faut-il comprendre la place que prend la vie privée dans notre société hyperorganisée et rationalisée”, poursuit le journaliste 1691 .

La personnalisation de la fonction présidentielle par le cardinal est clairement assumée. Ainsi le sondage de l'émission télévisée, révélant que ”48% des téléspectateurs ne savaient que penser du cardinal avant l'émission”, est-il reproduit 1692 . Et La Croix de se réjouir, qu'au terme du programme, 58% de ceux-ci avaient une bonne opinion du primat des Gaules contre 36% en début d'émission. Le journal prend acte des règles du jeu médiatique. Le jeu des sondages composés sur le vif devient normatif dans l'appréhension de la parole épiscopale : ”Le clan des mauvaises opinions s'est quant à lui légèrement renforcé pour arriver à 24% (contre 17%)”, commente sobrement le quotidien 1693 .

Le dispositif du journal s'étoffe avec les appréciations de deux ecclésiastiques en vue du catholicisme français : les pères Henri Madelin (s.j) et Tony Anatrella, psychanalyste. Les deux hommes doivent alors juger de la prestation télévisuelle du prélat. Le directeur du centre Sèvre est enthousiaste : ”on a redécouvert les qualités de Mgr Decourtray, son sens de l'humour, sa simplicité, son côté un peu paysan” 1694 . Réagissant, pour sa part, aux propos du père Decourtray sur la sexualité, le psychanalyste estime que ”le cardinal a bien situé la position de l'Église qui énonce l'idéal, l'amour, le respect de la vie, la fidélité, principes à partir desquels les gens essaient de choisir en conscience” 1695 .

En pleine tempête de l'année 1988, Henri Tincq s'inquiète des distorsions du réel nées du filtre médiatique. Ainsi, de plus en plus portée par les laïcs, l'Église n'a jamais parue aussi cléricale, voire épiscopale. Et le père Henri Madelin de concéder alors que ”la télévision a épiscopalisé l'Église” dans son ouvrage L'Idéologie médiatique 1696 . Or, les évêques ont à vaincre leur allergie au vedettariat insiste le publicitaire Dominique Parisot à la rencontre des délégués épiscopaux de l'information le 25 février 1988 : ”Evêques de France, parlez en votre nom personnel : vos propos porteront mieux, parce qu'ils seront moins aseptisés qu'ils ne le sont dans vos déclarations collégiales. Publiez dans le grand quotidien de votre région, parlez à la radio locale, paraissez sur FR3 régional” 1697 .

Le père Decourtray se retrouve à dispenser, jusqu'à la caricature, ce que le père Defois désigne en 1981 comme le service public de la religion. L'évaluation à laquelle procède La Croix et ses protagonistes réduisent l'Église enseignante au jeu politico-médiatique et ses règles. Or, le père Edmond Vandermeersch ne manquait pas d'ironiser sur le sujet, dans les colonnes du quotidien catholique. ”Alors même qu'ils vilipendent la société médiatique, je me demande si certains, dans l'Église ne s'y sont pas laissés prendre. Comme pour le sport ou la science, la télévision et la presse donnent de la religion des images”. Et le jésuite de prévenir, ”ces images peuvent intéresser les lecteurs ou les téléspectateurs, elles ne signifient pas pour autant adhésion à ce que ces images représentent” 1698 .

Notes
1683.

Paul Lecoq, ”L'Église est-elle répressive ?”, La Croix, 28 décembre 1988

1684.

Anne Ponce, ”Le dialogue des spiritualités”, op. cit.

1685.

Mgr Jullien, ”R.U. 486, progrès ou régression ?”, Bulletin diocésain de Rennes, n°20, 9 novembre 1988

1686.

Ibid

1687.

Yves de Gentil-Baichis, ”Notre société risque de périr d'étouffement”, La Croix, 7 décembre 1988

1688.

Archives INA, bibliothèque national de France. Cf. XXe siècle, 80, octobre-décembre 2003, 183 pages

1689.

DenisPelletier, ”Evêques : un magistère intellectuel ?” in Michel Winock & Jacques Juillard (dir.), Dictionnaire des intellectuels français, Paris, Seuil, 1996, pp. 460-462

1690.

Yves de Gentil-Baichis, ”Le jardin secret”, La Croix, 14 décembre 1988

1691.

Ibid

1692.

Anonyme, ”Les vérités de Mgr Decourtray”, La Croix, 14 décembre 1988

1693.

Yves de Gentil-Baichis, ”Le jardin secret”, op. cit.

1694.

Yves de Gentil-Baichis, ”Deux réactions à chaud”, La Croix, 14 décembre 1988

1695.

Ibid

1696.

Henri Tincq, ” Une médiatisation croissante des phénomènes religieux La mitre et le micro”, Le Monde, 27 octobre 1989

1697.

Ibid

1698.

Edmond Vandermeersch, ”L'Église et l'opinion”, La Croix, 13 décembre 1988