Le dilemme de la présidence Decourtray

Finalement, la conférence épiscopale se voit dépossédée de sa fonction d'incarnation et de représentation. ”L'alliance des deux cardinaux de Lyon et de Paris n'a pas fini de donner sa marque au catholicisme français”, poursuit Henri Tincq. S'il n'y a ”pas de répartition des tâches entre eux, même si beaucoup parlent de monopolisation”. A titre d'exemple, la gestion de la crise autour de La dernière tentation du Christ laisse des traces durables au sein de l'épiscopat. La commission épiscopale de l'opinion publique ne sera pas consultée 1788 .

Le dilemme de la présidence Decourtray nourrit largement la presse chrétienne 1789 . Évoquant, dans La Croix, la difficulté de l'Église catholique à s'adresser à l'opinion publique, Philippe Warnier regrette que ”côté épiscopat, [soient] privilégiées les expressions de quelques personnalités dont le talent et la sincérité ne sont pas en cause mais dont on pense abusivement que toutes leurs positions sur des sujets variés, reflètent l'opinion de toute l'Église de France. Et on fait mal la différence entre ce qui est dit au titre d'une fonction dans l'Église de France” 1790 . La mise en exergue abusive des cardinaux Lustiger et Decourtray appelle d'inéluctables réformes institutionnelles de la conférence, indique Philippe Warnier 1791 :

‘Ne faudrait-il pas mettre davantage les présidents des grandes commissions épiscopales pour en faire les porte-parole de l'Église sur les sujets dont ils ont la charge ? (Il est surprenant que, par exemple, la commission de l'opinion publique ait été court-circuitée dans l'affaire Martin Scorcese). Ne faudrait-il pas qu'une équipe de professionnels - prêtres et laïcs - autour du secrétariat de l'opinion publique, aide l'épiscopat à gérer et à coordonner ses prises de position en fonction de l'actualité et participe à l'expression de ces positions ?’

Dans son dialogue avec Rome, le président de la conférence n'est pas parvenu à faire valoir la position française quant à l'opportunité d'un exposé complet et organique de la foi. Contrainte de plier, la conférence épiscopale française essaie vaille que vaille d'inscrire le projet dans le droit fil du rapport Defois de 1981. ”Le temps est venu d'insister à nouveau davantage sur le contenu de la foi, sur l'objet de la Révélation”, tente Mgr Decourtray 1792 . La casuistique ne fait pas illusion. L'épiscopat est contraint d'opérer un rééquilibrage sensible de sa lecture du concile, jugée surexploitée dans sa dimension pastorale, au profit d'une approche plus doctrinale. Par ailleurs, la réintégration des lefebvristes hors du contrôle des évêques français achève de mettre au jour les faiblesses de la présidence Decourtray, incapable de composer une ligne pastorale et théologique solide face à Jean-Paul II et au cardinal Ratzinger.

Cette impuissance avérée convainc les évêques d'une nécessaire remise sur le métier du projet de réforme de la conférence. Véritable serpent de mer de la décennie 1980, le sujet retrouve de son actualité à la suite des dérapages du président. Toujours aussi actif au niveau des instances nationales, Mgr Gilson est le rapporteur du projet. L'enjeu est de taille pour Le Monde pour qui l'inadaptation de la structure épiscopale ”contribue à sa perte de prestige et d'influence”. Pour preuve, ”les commissions spécialisées par milieux - ouvrier, rural, indépendant - semblent immuables, comme si la carte sociologique de la France n'avait pas bougé depuis vingt ans”, ironise Henri Tincq 1793 .

Commission du monde scolaire et de l'enseignement religieux sont pressentis pour une fusion. Le succès des communautés du Renouveau charismatique plaide pour la création d'une commission ou d'un comité ad hoc dans la mesure où les relations avec des mouvements ne sont entretenues qu'à l'échelle de l'Église locale et laissée à la seule initiative de l'évêque résident. Aucune décision n'est cependant prise. Faute de volontarisme et de directives claires, le dossier ne tarde pas à s'enliser.

Les avertissements fraternels de l'assemblée, comme les précautions oratoires du nouveau président lors de son élection, ne font illusion qu'un temps. Très vite, le mandat Decourtray marque une personnalisation affirmée de la charge présidentielle. Insensiblement, le primat des Gaules et son homologue parisien prennent l'ascendant sur la scène catholique. Affectionnant particulièrement le mode de l'interview, les deux prélats illustrent à merveille ce que les sciences humaines cernent comme le retour de l'acteur. Neuf mois après la sortie de l'ouvrage du père Decourtray Une voix dans la rumeur du monde 1794 , Le Monde titre sur ”le tandemDecourtray-Lustiger”. L’épiscopat français semble alors se résumer à un tête à tête entre Seine et Rhône, sorte de synthèse du catholicisme français et sa tradition 1795 :

‘Albert Decourtray incarne assez bien le courant humaniste de gauche du christianisme français, ce mélange d'ouverture moderne et de tradition issu du concile Vatican II (1962-1965), version Jean-Paul II. Venu d'ailleurs, Jean-Marie Lustiger représente l'autre versant du catholicisme français, fortement identitaire, plus soucieux de culture et d'enseignement, d'encadrement doctrinal et moral que d'engagement social. Chez l'un, le catholicisme de ”l'enfouissement” (dans la société), chez l'autre, celui de ”l'affirmation”.’

Finalement, la présidence Decourtray marque le triomphe des individualités épiscopales : les pères Decourtray, Lustiger et Gaillot occupent alors largement la scène médiatique. Devenu directeur de l'institut d'études religieuses de Lyon, le père Gaston Piétri ne manque pas de stigmatiser cette substitution du ”témoignage” au ”discours explicatif” 1796 :

‘La quasi-exclusivité, dont bénéficie actuellement le témoignage, n'est pas sans relation avec la perte de crédit dont souffre les institutions. Le rapport des individus aux institutions s'est inversé. S'il est une conséquence durable de mai 1968, c'est bien celle-là. Des sociologues l'ont fait remarquer : facilement les rapports de séduction remplacent les rapports d'autorité.’

Illustrant son propos par l'exemple de Jean-Paul II, le père Piétri donne, par la même, des clefs pour une compréhension critique du style Decourtray à tête de l'Église de France. Mgr Decourtray ne soupçonne pas la clairvoyance de son propos lorsqu'au jour de sa prise de fonction, il cite le cardinal Marty évoquant la charge toujours plus lourde que représente la présidence d'une conférence épiscopale. ”Je n'ai pas réussi à analyser tous les éléments qui s'y sont mêlés. Peut-être y a-t-il eu une sorte de cristallisation de facteurs qui, pris séparément, n'auraient pas produit cette crise !”, confesse le père Decourtray. L'élément médiatique s'impose toujours à l'analyse. Le primat des Gaules n'en fait pas lui-même mystère lorsqu'il analyse pour La Croix l'année 1988-1989 :

‘Il y a assurément un phénomène de grossissement médiatique, je pense en particulier à l'audiovisuel. L'effet peut en être heureux, Dieu merci ! Mais les aspect négatifs de la réalité me paraissent souvent privilégiés ! Il est un peu dans la nature de la communication audiovisuelle moderne de saisir ce qui est le plus visuel, le plus frappant, et donc souvent le plus superficiel. Les réalités profondes sont discrètes. Elles ne s'expriment pas en quelques mots percutants et en quelques images chocs. […]
J'ai aussi découvert, personnellement à quel point les éléments négatifs peuvent transformer en peu de temps une image. Je me suis vu représenté comme un évêque ”retardataire”, ”ultramontain”, ”dictateur”, donnant la main à Khomeiny ! Dans un journal protestant, pourtant souvent amical, je me suis vu assimilé à l'ayatollah. Quelques heures avaient suffi pour ce renversement !’

A la veille de l'assemblée plénière, la présidence Decourtray est devenu un problème aigu pour l'Église de France et son gouvernement. ”Priorité confiance”, titre Bruno Chenu en tête de son éditorial du 9 novembre. ”L'assemblée des évêques ne peut sous-estimer un problème qui commence à prendre des proportions inquiétantes : celui de la parole dans l'Église, de la parole de l'Église. Jour après jour, chacun peut relever des dysfonctionnements, pour ne pas dire des malaises, sans qu'il soit question de disculper les uns pour mieux accuser les autres”, indique l'éditorialiste 1797 .

Notes
1788.

L'exaspération épiscopale ne tarde pas à monter. Le président de la commission épiscopale de l'opinion publique, Mgr Fihey, proteste dans La Vie : ”On nous parle de la hiérarchie en nommant Jean-Paul II, les cardinaux Decourtray et Lustiger, Mgr Gaillot, mais fort peu de l'évêque diocésain de chaque croyant”. Évoquant les 25 000 kilomètres qu'il a parcouru entre septembre 1989 et mai 1990 à la rencontre de ses diocésains, le président de la commission épiscopale de l'opinion publique concède que ”les médias se focalisent sur quelques évêques est inévitable”. Il n'en demeure pas moins qu'il ”ne faut pas laisser s'estomper, pour autant, le visage plus personnel, plus local de l'Église”. Mgr Fihey, ”Tant de raisons d'espérer !”, La Vie, 31 mai 1990

1789.

Le 22 septembre 1988, Mgr Decourtray reprend la parole lors d’un déjeuner avec les informateurs religieux. A cette occasion, le cardinal concède ”l'ambiguïté” de certaines de ces prises de position à chaud. La Croix relève ”le danger qu'elles représentent quand elles engagent tous les évêques de France derrière lui”. Louis de Courcy, ”Le cardinal Decourtray sort du silence”, La Croix, 23 septembre 1988

1790.

Philippe Warnier, ”L'Église de France et l'opinion”, La Croix, 15 novembre 1988

1791.

Ibid

1792.

Ibid

1793.

Henri Tincq, ”Réunie à Lourdes La conférence épiscopale française va se donner de nouvelles structures”, Le Monde, 24 octobre 1988

1794.

Mgr Decourtray , Une voix dans la rumeur du monde, Paris, Le Centurion, 1988, 220 pages

1795.

Henri Tincq, ”Le tandem Decourtray-Lustiger”, Le Monde, 12 décembre 1988

1796.

Gaston Piétri, ”L'ère des témoins”, La Croix, 28 septembre 1989

1797.

Bruno Chenu, ”Priorité confiance”, La Croix, 9 novembre 1990