C/ Paradoxal détour par la morale sexuelle pour un retour au consensus

Concentré sur la définition d'un consensus autour de la question bioéthique, l'épiscopat se montre relativement discret sur l'épidémie de sida au début des années 1980 1805 . Or, marginalisée du débat éthique de l'année 1988, la conférence épiscopale se voit bientôt contestée pour les prises de positions des cardinaux Lustiger et Decourtray concernant l'usage du préservatif. C'est pourtant sur ce thème que l'épiscopat et sa commission sociale comptent retisser les liens distendus du dialogue. Précédemment, la conférence épiscopale française est pourtant, elle-même, restée confinée dans un discours relativement dogmatique. Ainsi, le 10 février 1987, le conseil permanent a-t-il pris position sur les campagnes d'information sur le sida en ces termes 1806 :

‘Se défendre du sida est un bien. C'est une nécessité sociale, familiale et personnelle. Mais cela ne peut se faire en fermant les yeux sur les aspects moraux et spirituels de la situation et en se cantonnant à la prophylaxie. Encourager des rencontres sexuelles prétendues libres, dans lesquelles ceux qui se désirent signifient en même temps, par la protection de préservatifs, qu'ils sont porteurs ou menacés de mort, cela n'est pas un chemin ouvert à la vie, à l'amour, à l'avenir : c'est un mal.’

”Se préserver contre le sida est un devoir. Mais l'usage généralisé des préservatifs est-il le moyen de lutter contre l'épidémie ? Sans doute va-t-il limiter la contagion, mais à quel prix ? ”, poursuit l'archevêque de Marseille dans son bulletin diocésain 1807 . Or l'usage du préservatif, comme la commercialisation de la pilule en son temps, reconfigure radicalement les contours de l'amour et de la sexualité. ”Que devient l'homme ?” s'interroge Mgr Coffy 1808 . A Rennes, Mgr Jullien insère le phénomène du sida dans l'évolution de la société française depuis l'évanouissement des ”Trente glorieuses”. L'évêque de Rennes reprend les slogans de Mai 1968 dans une tribune au journal Ouest-France, pour opérer un retour explicite par Freud : ”Les ”interdits” chassés par la porte reviennent par la fenêtre. Et alors ”Bonjour les dégâts”. Mais les interdits ne suffisent pas. Il y faut le sens de la grandeur de l'amour ! C'est une autre affaire que de distribuer des préservatifs. La contagion la plus grave n'est pas physique, elle est éthique, morale, et même spirituelle” 1809 . Et d'évoquer les ”maladies socialement transmissibles” que sont le chômage, le racisme, la violence. Le sida intervient comme le symptôme d'un malaise appelant une révolution, de ”nouveaux modes de vie” pour trouver de nouvelles raisons de vivre.

L'approche du père Matagrin se veut davantage pastorale. Celle-ci consiste à saisir l'épidémie dans sa dimension culturelle. Sa propagation est alors comparée aux courants américains tels que le rock and roll, la contre-culture soixante-huitarde, le Renouveau charismatique ou le puritanisme qui ont traversé l'Atlantique, en leur temps, pour pénétrer l'Europe. L'évêque de Grenoble est résolument optimiste quant à la possibilité de trouver une solution médicale au problème. Reste le questionnement anthropologique et culturel que pose le sida à la société occidentale touchée par ailleurs par le chômage et une misère croissante. Refusant toute lecture apocalyptique de la maladie, la société n'en doit pas moins s'interroger jusqu'à ses fondements pour discerner quelles explications peuvent être données à l'émergence d'un tel phénomène.

Ouvert aux expérimentations conduites à l'étranger, Mgr Matagrin cite le courage du planning familial britannique posant la question d'un ”soutien particulier [qui] devrait être fourni à ceux qui ne veulent pas d'activités sexuelles, en particulier, s'ils subissent les pressions d'autres jeunes les encourageant à en avoir” 1810 . Contre tout conformisme social, l'évêque de Grenoble rappelle l'impératif ”d'éducation de la personne” à la liberté dans une anthropologie conciliant dimensions personnelle, communautaire et spirituelle de l'homme.

Au mois de mai 1987, Michèle Barzach nomme le père Patrick Vespieren au comité de réflexion sur le sida. Fort d'une longue expérience comme aumônier d'étudiants en médecine, directeur du centre Laennec 1811 puis directeur du centre d'éthique biomédicale du centre Sèvre, ce jésuite offre à l'épiscopat de fonder une nouvelle interface entre l'Église et le monde de la santé 1812 . Cette nomination ne doit cependant pas faire illusion. Ainsi, la prévention du virus est-elle passée sous silence dans la sphère ecclésiale et la commission sociale n'adressent ses encouragements à la recherche scientifique que du bout des lèvres.

Le 23 juin 1987, la commission sociale de l'épiscopat publie une déclaration sur le sida : ”De la peur à la solidarité”. Sous la férule de Mgr Marchand, évêque de Valence, la commission prévient toute forme de ”panique” et tentation d'exclusion. Elle appelle ”tous les hommes de bonne volonté” à lutter contre la maladie et à accueillir les malades. Une nouvelle fois, les évêques s'appliquent à déplacer la problématique du champ médical au champ social au centre duquel la famille constitue la cellule de base pour l'accueil du malade. Il s'agit en outre de récuser toute interprétation faisant de l'épidémie la manifestation d'un ”châtiment divin”. ”L'Évangile refuse d'identifier le malheur et la maladie avec le pêché”, insiste le père Jullien 1813 . L'hypothèse invalidée, la commission épiscopale en appelle au développement d'une éthique de la responsabilité à contre courant du mouvement initié par la libération sexuelle, accusé d'avoir ”laissé croire que la sexualité pouvait se vivre sans véritable amour. ”L'autre” n'est-il pas souvent devenu aujourd'hui, le ”grand absent” des relations interpersonnelles ?” 1814 .

Notes
1805.

Il est révélateur de constater que l'entrée SIDA est absente dans les tables quinquennales de la Documentation catholique pour la période 1981-1985, éditée en avril 1986. Cette occurrence intègre les tables dans l'édition d'octobre 1991 qui rend compte des textes publiés entre 1986 et 1991.

1806.

Mgr Vilnet , ”Communiqué du Conseil permanent à propos des campagnes d'informations sur le Sida”, Snop, n°659, 18 février 1987

1807.

Mgr Coffy , ”A propos du sida”, Bulletin diocésain de Marseille, n°7, 22 février 1987

1808.

Ibid

1809.

Mgr Jullien , ”A propos du Sida”, Ouest-France, 10 février 1987

1810.

Mgr Matagrin , ”A propos du Sida”, Bulletin diocésain de Grenoble, n°14, 11 mars 1987

1811.

Lieu d'accueil et de formation pour les étudiants en médecine.

1812.

Jean-Charles Duquesne, ”Patrick Vespieren, défenseur de l'homme”, La Croix, 6 juin 1987

1813.

Mgr Jullien , ”A propos du Sida”, op. cit.

1814.

Mgr Marchand, Le Sida : de la peur à la solidarité ”, Snop, n°675, 24 juin 1987