Désaveux de la commission sociale par le cardinal Decourtray

Au lendemain des réflexions cardinalices, La Vie publie une lettre ouverte du professeur Marc Gentilini au cardinal Decourtray. Concédant au primat des Gaules que ”la jeunesse a besoin d'autre chose : amour, tendresse, don de soi, fidélité”, le spécialiste du sida ”se demande parfois si les autorités épiscopales sont suffisamment averties” sur le sujet. ”Que le cardinal choisisse la promotion de la fidélité et le ministre celle du préservatif, c'est dans l'ordre des choses ; les deux ont probablement raison. Mais nous n'avons pas le droit de laisser courir dans l'immédiat un risque aux jeunes”, conclut-il. Dans le même temps, le bureau d'informations protestantes publie l'intervention du pasteur Michel Leplay, président du conseil de l'Église réformée de la région parisienne lors de son synode régional 1815 :

‘Tout un enseignement magistral, que les médias, friands de théâtralité religieuse, répercutent en fanfare, qui culpabilise plus qu'il n'évangélise, tout cela contribue à une certaine crispation et nous donne le sentiment que les grands-prêtres de l'Église catholique et romaine ignorent tant la laïcité de notre Etat que l'existence sur le territoire d'autres communautés chrétiennes.’

Saisi de la question le 1er décembre 1988 sur TF1, le cardinal Lustiger ne se départit pas pour autant du discours traditionnel de l'Église sur la question. Présenté comme ”l'épreuve la plus cruelle de notre temps et de notre société”, l'épidémie est évoquée tant sous son aspect médical que dans sa dimension sociale et morale 1816 . Outre une allusion au préservatif, l'archevêque de Paris insiste : ”pardonnez-moi si je vous offense, mais être chaste, c'est une manière d'aimer et de respecter son corps” 1817 .

La crise de l'hiver 1988 appelle une prise de position claire et collégiale de l'épiscopat sur l'épidémie et sa prévention. Invité de France Inter, le 29 novembre 1988, le père Jean-Michel di Falco n'exclut pas telle hypothèse. Reste la difficulté à réaliser un exercice collégial du magistère de la parole. Ainsi, La Vie publie le lendemain une interview de Mgr Cuminal sur le sujet. Pourtant fraîchement élu à la tête de la commission épiscopale de la famille, celui-ci semble écarter une telle possibilité. Pour ce dernier, ”chaque évêque est libre, dans son diocèse et pour son diocèse, d'adopter les positions qu'il croit devoir prendre, en conformité avec l'Évangile et l'enseignement de l'Église” 1818 . C'est ainsi que la reconnaissance du père Cuminal reconnaît ”du devoir et donc du droit de tout gouvernement de lutter contre les fléaux sociaux et d'en assurer la prévention” n'est pas le fait du président de commission mais de l'évêque titulaire en son Église locale.

Le 2 décembre 1988, La Croix publie une interview du professeur Xavier Thévenot. Il s'agit alors de définir les contours pour un consensus viable sur la question du sida. Le moraliste plaide pour une parole éthique. L'Église doit susciter la réflexion sur ce plan de la pensée 1819 :

‘Aujourd'hui, en France, on a toujours peur de moraliser. On prétend arriver à une neutralité éthique quand on parle de sexualité. Mais c'est une illusion. Je pense au montage réalisé par le professeur Montagnier sur l'éducation sexuelle : il s'agit d'une éthique tenant pour normal que les jeunes aient des relations sexuelles précoces.
Je souhaiterais donc que l'on mette à plat les options éthiques implicites dès que l'on parle de sexualité.’

Une intervention épiscopale sur le sida apparaît de plus en plus probable. Le 12 décembre 1988, le père Decourtray est l'invité de L'Heure de vérité. Le président de la conférence épiscopale intervient à la télévision tandis que le conseil permanent se réunit pour trois jours depuis le matin même. Interrogé sur le sida, le primat des Gaules reprend les termes de Mgr Lustiger, ”vous ne devez pas donner la mort”. Le président de la conférence épiscopale réitère alors la doctrine catholique en ces termes 1820 :

‘Quand il faut choisir entre ”donner la mort” et ”prendre un moyen qui n'est pas bon”, il vaut mieux le moyen qui n'est pas bon que de donner la mort, cela s'appelle le moindre mal, mais en faire une théorie générale et une publicité, cela me paraissait disproportionné par rapport à l'événement, et surtout le fait qu'on ne dise pas, jamais […] que la fidélité conjugale, que le fait de n'avoir qu'un partenaire, de le respecter, que le fait de grandir dans la capacité d'aimer véritablement, que la maîtrise de soi est aussi une manière de lutter contre le sida… Que moins il y aura d'expériences passagères et multiples, moins il y aura de risques de sida. Pourquoi ne le dit-on pas ?’

Or, l'un des enjeux de la réunion du conseil permanent du 12 au 15 décembre est bien la définition d'une position officielle sur le sujet. L'épiscopat français entame sa réflexion consciente de l'impératif qui lui est fait de respecter l'unité de l'enseignement moral de l'Église 1821 . A cet égard, la lettre que le cardinal Ratzinger a adressée, le 29 mai, à la conférence épiscopale américaine borne les débats. Ainsi, au lendemain du texte américain ”Sida aux multiples visages : une réponse selon l'Évangile” (décembre 1987), le préfet de la congrégation romaine pour la doctrine de la foi réfute l'argument du moindre mal concernant l'usage du préservatif.

Le 9 janvier, le conseil permanent publie le texte ”Sida : solidarité et responsabilité personnelle” 1822 . Le Monde salue le ton de la déclaration qui, tout en s'inscrivant dans le droit fil des deux premières interventions officielles sur le sujet du conseil permanent le 10 février 1987 et de la commission sociale le 24 juin 1987 ”Sida, de la peur à la solidarité”, prend acte de la gravité de la situation 1823 . Pour La Croix, l'accueil est plus mitigé. ”Avec ce texte, les évêques ne seront pas accusés de vouloir régenter la conscience morale des Français. Mais est-il assez clair pour retenir leur attention ?”, s'interroge Yves de Gentil-Baichis qui regrette l'absence du terme ”préservatif” au fil du texte 1824 . Cheville ouvrière du document épiscopal, le père Patrick Vespieren en explicite la portée 1825 :

‘C'est la première fois dans les déclarations de l'Église catholique française que l'on parle du devoir des personnes contaminées d'essayer de ne pas transmettre le virus à autrui. On peut en déduire qu'en cas de conflit de devoirs, le respect de la vie d'autrui est à prendre en compte. […]
Si l'un des membres du couple marié est séropositif, ce qui peut arriver chez les hémophiles contaminés avant 1985, il peut y avoir conflit de devoir entre l'obéissance à l'Église sur la question des préservatifs et le respect de la vie d'autrui. Le texte est clair sur ce point.’

Devant l'assemblée de Lourdes, le président de la conférence épiscopale n'élude pas le malaise qui frappe l'Église de France. C'est à cette occasion que celui-ci reprend le flambeau de son prédécesseur et revendique une reformulation de la laïcité française. En quatrième de couverture du journal La Croix, Noël Copin honore les propos du président de la conférence épiscopale. ”Dans un pays qui ne croit plus avoir de valeurs communes, la démocratie implique que tous ceux qui ont à dire quelque chose sur le sens de l'homme le disent dans la reconnaissance mutuelle et le respect” 1826 . L'Église se trouve dans l'impératif de reconquérir sa légitimité tandis qu'au mois de mai celle-ci lui était indéniable. Le père Lustiger se félicitait alors de la reconnaissance publique quant à la pertinence de l'Église dans l'espace public dans l'hebdomadaire catholique espagnol Vida nueva 1827 :

‘L'Église a une prise de position dans un champ fortement politisé et polémique, particulièrement pour la population française. Il est difficile pour l'Église de dire une vérité qui éclaire la conduite pratique, car cette vérité ne ”flotte pas dans les nuages”, elle est inscrite dans le tourbillon des conflits de pouvoirs et les mouvements sociaux irrationnels. Si l'Église a pu dire et faire quelque chose dans ce domaine, c'est grâce à cette liberté intérieure qui l'habite. Il faut le dire, elle est entendue, elle joue un rôle réel (et les hommes responsables le savent) sur trois points : l'éducation, la bioéthique et le droit des minorités.’

Notes
1815.

Ibid

1816.

Anonyme, ” Interview du cardinal Lustiger sur TF1 au sujet du sida”, Snop, n°732, 9 décembre 1988

1817.

Ibid

1818.

Anonyme, ”Mgr Cuminal apporte quelques nuances”, La Croix, 2 décembre 1988

1819.

Yves de Gentil-Baichis, ”Sida : l'Église doit participer à l'effort de prévention”, La Croix, 2 décembre 1988

1820.

Anonyme, ”Les vérités de Mgr Decourtray”, La Croix, 14 décembre 1988

1821.

Le 24 décembre, Mgr Rozier salue la responsabilité de l'Etat dans la mise en œuvre de la prévention. L'évêque de Poitiers plaide, par ailleurs, pour un impératif d'éducation à l'amour. Mgr Rozier, ”La bonne conduite”, La Croix, 24 décembre 1988

1822.

Conseil permanent de la Conférence des évêques de France, ” Sida : solidarité et responsabilité personnelle ”, Snop, n°736, 13 janvier 1989

1823.

Henri Tincq, ”L'épiscopat lève l'interdit sur le préservatif”, Le Monde, 11 janvier 1989

1824.

Yves de Gentil-Baichis, ”Entre les lignes”, La Croix, 11 janvier 1989

1825.

Yves de Gentil-Baichis, ”Accueillir, soutenir et soigner”, La Croix, 11 janvier 1989

1826.

Noël Copin, ”Pilule et démocratie”, La Croix, 28 octobre 1988

1827.

Anonyme, ”La tentation de s'opposer et de s'excommunier”, La Croix, 21 mai 1988