Magistère épiscopal et consensus : l'impossible équation ?

Engagés dans la réflexion sur une hypothétique redéfinition de la laïcité, les évêques français s'appliquent à justifier leur magistère moral dans la société française. ”A condition qu'elle apparaisse comme éclairant les consciences et non comme les forçant”, l'Église peut participer à l'édification d'un ”consensus” en matière éthique note Dominique Quinio 1828 . Interrogé par La Croix à l'occasion du troisième volet sur la laïcité consacré à l'éthique, Mgr Jullien définit le rôle des chrétiens dans les débats contemporains 1829 :

‘Certes, ils n'ont, comme tels, aucune compétence scientifique. Ils doivent prendre acte des découvertes et s'informer. Mais, enracinés dans leur foi et éclairés par deux mille ans d'expérience humaine, ils ont leur mot à dire sur notre avenir commun. Nous devons donc intervenir humblement, fraternellement mais sans complexes, pour l'homme.’

Pour autant, l'épiscopat n'en demeure pas moins sceptique sur la systématisation des distributions de préservatifs dans les campagnes de prévention organisées par les pouvoirs publics. Au lendemain d'une telle opération à la sortie de trois importants lycées toulousains, Mgr Collini réitère l'impératif humanitaire qui prévaut dans toute campagne d'information sur le sujet. ”Cette information doit être faite de façon sérieuse et compétente. Malheureusement, force est bien de constater que ce n'est pas toujours le cas. Elle doit être complète. Il est malhonnête de laisser croire que le préservatif est le seul moyen de lutter contre le sida. La première urgence consiste à permettre aux jeunes et aux moins jeunes de réfléchir sur les effets désastreux d'une libéralisation sexuelle qui dissocie plaisir et responsabilité” 1830 .

Entre temps, les tempêtes Scorcese, Rushdie, etc. sont venues jeter le trouble dans l'Église et la société française en général. Cléricale, cette actualité s'insère plus globalement dans un contexte contrasté de la société française. Convié aux côtés d'Henri Mendras et Pascal Perrineau dans les locaux de La Croix pour une table-ronde bilan de l'année 1988, Gaston Piétri retient cinq thèmes caractérisant le débat français : une aspiration des Français au consensus, la montée de l'anticléricalisme, l'engouement autour de la préparation du bicentenaire de la Révolution et la réhabilitation de la charité 1831 . Les remarques du père Piétri interviennent alors que La République du centre publiée chez Calmann-Lévy, de Pierre Rosanvallon et Jacques Juillard connaît un succès de librairie 1832 . Pour l'ancien secrétaire général de l'épiscopat pour les questions pastorales, le phénomène consensuel apparaît ambivalent à bien des égards. Il intervient comme le symptôme d'une insertion toujours plus poussée du politiquement correct dans le débat politique et intellectuel français 1833 :

‘Tout cela est-il suffisant pour alimenter un vrai débat, une confrontation ? La tolérance peut être un voisinage sans rencontre : j'admets que les autres pensent autrement que moi ; je ne me reconnais pas le droit d'intervenir pour les empêcher de penser ce qu'ils pensent, mais n'est-ce pas parce ce qu'ils pensent m'est indifférent ?’

Le phénomène expliquerait pour partie la relative marginalisation de l'Église au lendemain de l'année 1988. Les évêques français seraient-ils coupables de développer un magistère trop affirmé ? A la veille de la journée chrétienne de la communication, l'interrogation traverse le corps épiscopal. Le 22 janvier 1989, Mgr Coffy dénonce, dans L'Église aujourd'hui à Marseille, une stigmatisation médiatique des catholiques. ”Le message que transmet l'Église s'accommode mal du raccourci que journalistes et présentateurs sont pratiquement contraints d'adopter”, avance-t-il 1834 . Conciliant sur les limites de l'exercice journalistique, le père Coffy n'en revendique pas moins un droit au débat pour l'Église et plaide l'apaisement : ”La liberté d'expression fait partie des droits de l'homme. Elle doit être reconnue à tous. A tous y compris à l'Église catholique” 1835 .

Les évêques ne réagissent pas tous en solitaire. Chaque évêque peut également être provoqué par les diverses instances mises en place à l'échelle diocésaine. Le 1er mars 1989, le conseil diocésain de mission ouvrière de Saint-Denis n'hésite pas, en présence de Mgr Deroubaix, à dénoncer ”une image de l'Église fermée et insensible à la vie des hommes”. ”Nous voulons dire que l'Église n'est pas cela”, déclare l'ensemble de ses membres. L'évêque de Saint-Denis esquisse alors un pas de côté vis-à-vis des prises de position de la dyarchie Lustiger-Decourtray dans les affaires Rushdie et Scorcese 1836  :

‘Naturellement on est attiré par les personnalités. Or, je pense qu'il faudrait que tout le monde puisse parler… Le peuple de Dieu doit pouvoir s'exprimer. Que les gens, les couples, les médecins, sur les questions éthiques notamment, puisse parler, même si l'Église se doit de déterminer des points de repère. ’

Au terme d'une réflexion partagée avec la JOC, l'ACO et la mission ouvrière diocésaine, le père Deroubaix appose sa signature au bas d'un texte à l'intention des catholiques et communautés chrétiennes du diocèse, ”Qu'est-ce qui nous fait vivre ?”. Il s'agit de susciter une réflexion sur les responsabilités des laïcs dans l'Église. Le texte justifie la place de celle-ci dans la réalité sociale du pays - élections, mouvements sociaux, soutien aux populations en situation précaire, défense des droits de l'homme. La démarche s'affirme largement pastorale. ”Nous voulons inviter l'ensemble des chrétiens à bâtir une Église qui écoute avant de parler, qui accueille au lieu de juger, qui annonce plutôt que de dénoncer” 1837 .

Signataire du texte pour l'ACO, Martine Robert ne fait pas mystère de la difficulté à assumer une prise de parole ecclésiale. ”Les positions de l'Église, ceux que nous côtoyons tous les jours nous les jettent au visage. Et ça n'est pas facile, pour nous, de répondre, car il faut quand même arriver à donner une réponse collective, l'Église étant elle-même quelque chose de collectif”, indique-t-elle 1838 . L'initiative du père Deroubaix réalise ici l'impératif de communion dans le respect du principe de responsabilité partagée.

Notes
1828.

Dominique Quinio, ”Morale privée, avenir de l'humanité”, La Croix, 20 avril 1989

1829.

Yves de Gentil-Baichis, ”Mgr Jacques Jullien : l'Église ne peut se taire”, La Croix, 20 avril 1989

1830.

Anonyme, ”Mgr Collini demande une information sérieuse”, La Croix, 17 juin 1989

1831.

Noël Copin, ”La chance d'être français”, La Croix, 1er et 2 janvier 1989

1832.

Pierre Rosanvallon & Jacques Juillard, La République du centre, Paris, Calmann-Lévy, 1988, 224 pages

1833.

Noël Copin, ”La chance d'être français”, La Croix, 1er et 2 janvier 1989

1834.

Yves de Gentil-Baichis, ”Les devoirs de la liberté d'expression”, La Croix, 25 janvier 1989

1835.

Ibid

1836.

Louis de Courcy, ”Pour une Église qui écoute”, La Croix, 3 mars 1989

1837.

Ibid

1838.

Ibid