De ”L'Église en procès” à l’appel de Cologne

La rentrée littéraire de septembre 1987 distingue cependant un ouvrage de philosophie politique stimulant pour le catholicisme français. Publié dans la collection ”Liberté de l'esprit” chez Calmann-Lévy, L'Église en procès de Paul Valadier est un succès de librairie 1843 . Initialement tiré à 3 000 exemplaires, pas moins de deux rééditions se succèdent entre septembre et décembre 1987. De fait, la réflexion du rédacteur en chef des Etudes suscite le débat à l'intérieur comme à l'extérieur de l'Église. Jean-Claude Eslin y consacre une note biographique dans la revue Esprit, saluant ”une relecture contrastée de l'histoire occidentale […] plus souple et plus complexe que le développement proposé par Marcel Gauchet dans Le désenchantement du monde.

Alors que Paul Ladrière s'inquiète d'un ”retour des certitudes” dans un ouvrage collectif consacré à la crise identitaire de la pensée catholique contemporaine 1844 , le père Valadier interroge la pertinence du catholicisme dans la modernité. Relevant que ”la mode est au rétro dans une Église où les interrogations et les doutes dominent sur les ouvertures récentes”, l'auteur déplore pêle-mêle ”glaciation liturgique”, ”suspicion sourcilleuse”, ”orthodoxie plus affirmée”, ”visibilité plus nette ”. Ceci étant, Paul Valadier interpelle les traditionalistes rétifs à la mise en œuvre du concile Vatican II.

La définition que donne le philosophe à l'événement conciliaire, ”est particulièrement aiguë”, relève Jean-Claude Eslin : ”d'une part, il y a conjonction historique entre christianisme et sécularisation. Mais d'autre part, l'avènement de la sécularisation est aussi un événement contingent et autonome, ce qui par contrecoup autorise aussi l'autonomie des maturations proprement chrétiennes”. L’auteur accuse les progressistes de l'Église de déserter l'Église pour des engagements politiques ou syndicalistes. Ce faisant, le champ est libre pour le conservatisme et le traditionalisme. L'Église souffre alors d'une ”faiblesse de la théologie en France [et de] la difficulté à trouver des évêques suffisamment vigoureux pour résister à ce conservatisme” 1845 . C'est d'ailleurs sur ce point précis que Jean-Claude Eslin regrette que l'auteur ”dédramatise évidemment le conflit entre l'Église et la société moderne”.

A l'inverse Jean-Louis Schlegel salue la dénonciation d’un positionnement naturaliste de l’église au dialogue avec la modernité 1846 . Scrutant en janvier 1988 le paysage éditorial de la pensée chrétienne pour L'actualité religieuse dans le monde, il regrette ”l'absence de débat dans une Église qui fait tout pour l'éviter et qui préfère définir la ”vérité” sans débats”. Et de citer l'ouvrage du père de Boisdeffre L'Église au milieu du gué 1847 . ”Père de Boisdeffre, chrétien de sensibilité plutôt traditionnelle mais ouvert, dit du bien de tout le monde, y compris de prêtres atypiques comme Marc Oraison et… Michel de Certeau”. Seul le père Congar se risque à écrire qu'il y a dans l'Église ”trop de pape et de pouvoir central” pour protester contre les empiétements de Rome sur les conférences épiscopales, qui ont pourtant ”le même fondement théologique qu'un concile” 1848 .

Pris dans la tempête médiatique de l'automne 1988, l'Église de France sort de sa léthargie. L'irénisme français se craquelle et libère l'initiative intellectuelle. Le 22 novembre 1988, le groupe ”Recherches” contacte une quarantaine de catholiques engagés en s'interrogeant : ”quel est au fond, notre désir pour l'Église ?” Constitué de neuf prêtres, religieux et laïcs 1849 , le groupe convoque une rencontre parisienne pour le mois d'avril 1989. Au-delà du débat d'idées, ”Recherches” tente alors de relancer l’activité intellectuelle et critique dans l’église.

Pour sa part, l'institut catholique de Paris reprend sa fonction médiatrice entre l'Église et les intellectuels. L'éthique s'avère à nouveau le meilleur point de jonction. Un colloque est ainsi organisé du 18 au 20 janvier 1989 rue d'Assas sur la place de l'éthique dans le débat public 1850 . L'événement est l'occasion pour Marcel Neusch de plaider, avec Rawls et Habermas, pour une ”éthique de discussion comme reposant sur un double postulat : ”chacun, d'une part, vit sous l'horizon de la vérité et, d'autre part, porte en lui le désir de parvenir à un consensus” 1851 . En sorte que celle-ci ”est sans doute la seule qu'une société pluraliste, laïque et séculière, puisse mettre en œuvre”. Les trois axes du colloque s'organisent autour d'une approche sociologique de la configuration du débat d'une part, des valeurs qu'il engage d'autre part et enfin des tentatives pour institutionnaliser le débat avec la mise en place de comités nationaux et régionaux d'éthique.

A cette occasion, le sociologue Yves Lambert identifie l'émergence d'un tronc commun de valeurs européennes avec la démocratie pluraliste : le noyau dur des droits de l'homme et la solution négociée des conflits selon un ”monothéisme des valeurs de base”. Des enquêtes sociologiques menées auprès de la jeunesse européenne traduisent un déplacement des repères idéologiques vers des repères d'ordre axiologiques - plus existentiels. Or, tel glissement vers l'axiologique libère le christianisme de la pression engendrée par le règne des idéologies de la décennie 1968. Il n'en demeure pas moins pour le père Greisch, doyen de la faculté de philosophie de l'institut catholique de Paris, que ”ce ”monothéisme” des valeurs de base confronte le christianisme à la question de son utilité. Celui-ci n'est plus socialement indispensable. Il peut en revanche persister à revendiquer d'être l'une de ses sources principales d'inspiration, voir le meilleur garant. ”Mais en toute hypothèse, c'est sur le terrain de l'éthique au sens large, que se situent dorénavant les enjeux décisifs”, insiste-t-il 1852 .

Interrogeant les ”périls et nécessité du débat éthique”, Paul Valadier met l'accent sur la situation paradoxale de l'Église en France qui se voit tout à la fois intronisée acteur principal du débat mais aussi soupçonnée d'aspirer à une hégémonie. Pour le directeur des Etudes, la défense des droits de l'homme par l'Église est exemplaire dans ce qu'elle fait valoir les ressources de la pensée chrétienne. La démarche ecclésiale dans la défense des droits de l'homme offre un idéal type pour Paul Valadier à partir duquel l'Église peut décliner un mode de conversation avec le monde en intégrant de manière responsable et pondérée la part inévitable de conflictualité irrationnelle inhérent à un tel dialogue. Le commentaire fait précisément écho à la situation de l’épiscopat français de la décennie 1980. Enferrés dans le débat éthique au plan économique, politique et biologique, les évêques français éprouvent la difficulté à tenir un discours crédible dans une société acquise au débat.

Revenant sur le synode de 1971 sur la justice dans le monde, Jean-Yves Calvez évoque la difficile affirmation des exigences inhérentes à l'enseignement éthique de l'Église notamment dans leur traduction politique. Le directeur du Ceras s'applique alors à mettre en exergue les recommandations politiques contenues dans Donum vitae. Considérant conjointement institutions ecclésiales et politiques, les conférenciers insistent sur la nécessité d'institutionnaliser le débat dans le respect des corps constitués préexistants. Il ne s'agit pas d'ériger le débat en méta-institution. Ainsi comprise, l'éthique de discussion est structurante de l'Église et de son magistère. Or, le moraliste Xavier Thévenot révèle le statut inconfortable du théologien pris entre les groupes de base– producteurs d'un pluralisme éthique et moral – et les évêques– gestionnaire de ce pluralisme. Ces derniers exhortent le chercheur en ces termes : ”Aidez-nous à préparer des documents qui soient à la fois fermes et miséricordieux, fidèles aux directives romaines et pleinement ouverts aux questionnements contemporains, faisant droit aux marginaux mais ne choquant pas les catholiques bien intégrés” 1853 .

En 1989, cette définition du lien entre les évêques et le théologien apparaît illusoire. Le 6 janvier, cent soixante-trois professeurs de théologie d'Allemagne fédérale, de Suisse, des Pays-Bas et du Luxembourg adressent une déclaration à Rome. Symboliquement, cette déclaration est rendue publique depuis Cologne. Le siège épiscopal vient alors d'être le théâtre d'un affrontement entre la curie romaine et le chapitre de la cathédrale. ”L'appel de Cologne” s'articule dans un triptyque qui intéresse la charge épiscopale au plus haut point. Les signataires y interrogent le processus de nomination aux sièges épiscopaux, l'octroi ou le refus de la mission canonique d'enseigner accordée aux professeurs de théologie, et enfin la place du Pape dans le domaine du magistère. Fait notable, aucun théologien français n'émarge au bas du document.

Il faut attendre le mois de février pour que 132 prêtres et religieux francophones rejoignent le mouvement. Ces derniers adressent à Rome une motion solidaire de la déclaration. Le père Valadier rallie l’initiative pour protester contre la mauvaise gestion du dossier intégriste. ”Tout le monde savait depuis 1979 que Mgr Lefebvre était irréconciliable. Malgré tout, le Pape a voulu rouvrir le dossier. Ce faisant, il s'est engagé dans une logique de concessions. Il a réveillé chez les catholiques des aspirations traditionnelles et des attentes de remise en ordre” 1854 . Le jésuite Patrick Verspieren ainsi que les dominicains Marie-Dominique Chenu, Jean-Pierre Lintanf, Claude Geffré soutiennent également l'initiative 1855 .

Notes
1843.

Paul Valadier, L'Église en procès. Catholicisme et société moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1987, 241 pages

1844.

Paul Ladrière (dir.), Le retour des certitudes. Événements et orthodoxie depuis Vatican II, Paris, Le Centurion, 1987, 312 pages

1845.

Albert Longchamp & Bernard Stephan, ”Le conservatisme en accusation”, Témoignage Chrétien, 28 septembre 1987

1846.

”Le naturalisme inconsistant”, véritable ”positivisme” que dénonce Paul Valadier est celui du cardinal Ratzinger […] pour qui ”le langage de la nature est en lui-même moral” et ”respecter la nature, c'est respecter Dieu lui-même”, commente Jean-Louis Schlegel. Jean-Louis Schlegel, ” A travers les livres : Certitudes et débat dans l'Église ”, L'actualité religieuse dans le monde, n° 52, janvier 1988, pp. 35-37

1847.

de Boisdeffre, L'Église au milieu du gué, Paris, Grasset, 1987, 314 pages

1848.

Yves-Marie Congar, Entretiens d'automne : entretien avec Bernard Lauret, Paris, Cerf, 1987, 110 pages

1849.

Max Bertrand, Jean Debruyne, Madeleine Le Saux, Bernard Marie, Julien Potel, Jean et Lydie Schryrr, Jean-François Six et Pierre Toulat.

1850.

Le philosophe Paul Ricoeur, la théologienne France Quéré, la chercheuse Anne Langlois, le sociologue Yves Lambert, le père Jan Kerkhofs, sociologue, le philosophe Francis Jacques, les théologiens Paul Valadier, Xavier Thévenot et Jean-Yves Calvez sont au nombre des orateurs.

1851.

Marcel Neusch, ”La quête de fondement” , La Croix, 19 janvier 1989

1852.

Jean Greisch, ”L'éthique dans le débat public”, Snop, n° 739, 3 février 1989

1853.

Bruno Chenu, ”La morale vaut bien un débat”, La Croix, 25 janvier 1989

1854.

Henri Tincq, ”L'Église catholique, un an après l'excommunication de Mgr Lefebvre Les contrecoups d'un schisme”, Le Monde, 30 juin 1989

1855.

Au mois de mars, le texte revendique les signatures entre autres théologiens, on relève les noms suivants : Henri Bourgeois, ancien recteur de l'institut catholique de Lyon ; Xavier de Chalendar, directeur du centre pour l'intelligence de la foi à Paris ; Antoine Delzant, professeur à l'institut catholique de Paris; Henri Denis, de Lyon; Christian Duquoc, professeur à l'institut catholique de Lyon; Jean-Paul Durand, directeur du Supplément ; Christiane Hourticq, enseignante à Paris ; les dominicains Patrick Jacquemont et Jean-Pierre Jossua ; Paul-Jean Labarrière, professeur au centre Sèvres à Paris ; Michel Legrain, professeur à l'institut catholique de Paris ; Xavier-Léon Dufour, professeur au centre Sèvres ; Jean-Pierre Lintanf, provincial des dominicains de la province de Lyon ; Pierre de Locht, de l'université catholique de Louvain ; Gérard Mathon, doyen de la faculté de théologie de Lille ; Joseph Moingt, directeur de recherches de sciences religieuses ; Bernard Quelquejeu, directeur de recherches des sciences théologiques et philosophiques ; Jacques Rollet, responsable de l'équipe de formation permanente de théologie des diocèses de Rouen et du Havre; Francis Rollin, enseignant à l'institut catholique de Lyon ; Michel Rondet, du centre théologique de La Baume à Aix-en-Provence ; Dona Singles, enseignante à l'institut catholique de Lyon; Bernard Sesboué, du centre Sèvres à Paris ; René Simon, moraliste ; Xavier Thévenot, professeur à l'institut catholique de Paris

On trouve aussi des prêtres de paroisse, comme Henri Jallot, curé de la cathédrale de Saint-Brieuc, ou Charles Paliard, curé de Saint-Priest, des professeurs de séminaire comme Emile Granger à Saint-Etienne, des responsables de la Mission de France, comme Jean-Marie Ploux, vicaire général.