Timidité de l’épiscopat français et courage des évêques américains

Certes ”dans une société démocratique et égalitaire, la structure hiérarchique de l'Église, peut être difficile à accepter”, reconnaît le cardinal Ratzinger. Or c'est précisément sur ce point que les évêques américains revendiquent une spécificité culturelle. ”Notre culture, c'est d'abord un sens très profond de la démocratie. C'est ce qui nous a permis de rassembler en un seul peuple, ces nationalités et ces races différentes”, n'hésitent-ils pas à faire valoir 1861 . Président du conseil pontifical pour les laïcs, le cardinal Pironio refuse l'argument. ”Le modèle de participation dans l'Église a une dimension spirituelle et théologique : c'est là qu'est la responsabilité particulière des évêques”, insiste-t-il 1862 . Les évêques américains campent sur leurs positions. Interviewant Mgr Weakland, archevêque de Milwaukee, La Croix révèle aux catholiques français un épiscopat de tempérament. Le prélat insiste alors sur l'urgence pastorale à tirer les conséquences de l'incompréhension suscitée par Humanae vitae. Il en va de la crédibilité intellectuelle de l'Église 1863 .

Au terme des quatre journées d'échanges, le cardinal Bernardin résume par une boutade la teneur des débats. ”C'est comme si on avait entendu une symphonie, sonnant parfois comme Brahms et parfois comme Bartok” 1864 . Largement impliqué dans la couverture de l'événement, La Croix titre avec enthousiasme ”Le courage de la franchise”. Comme pour mieux souligner l'attitude singulière de l'épiscopat américain, en comparaison avec l'épiscopat français, La Croix consacre à nouveau une pleine page à l'événement deux semaines après la rencontre romaine 1865 .

Le 12 mars, le club de la presse d'Europe 1 reçoit l'évêque d'Evreux. A cette occasion, Mgr Gaillot renouvelle ses critiques quant à la faiblesse du débat interne dans l'Église catholique. Dans ce contexte, l'appel de Cologne lui apparaît comme ”un signe de santé”. ”Il ne faut pas craindre cette contestation destinée à une meilleure régulation. L'ennui, c'est quand personne ne dit rien”, regrette-t-il 1866 . Évoquant un climat de ”peur” au sein de l'Église, l'évêque d'Evreux juge que ”Le grand souffle missionnaire né au concile Vatican II a en partie disparu” 1867 . Et le père Gaillot d’adresser ses plus vifs reproches au Vatican. ”L'Église n'est pas la seule instance morale”, insiste l'évêque d'Evreux récusant l'interventionnisme romain en matière de fécondation in vitro 1868 .

L'évêque d'Evreux intervient alors que de nombreuses initiatives mûrissent dans le sillage de l'appel de Cologne. Les pères Charles Antoine, Gérard Bessière, Henri Denis, Michel Pinchon et Hyacinthe Vulliez ont ainsi lancé le collectif Jonas. Sur la base de 250 lettres de prêtres dénonçant ”la crise conservatrice que connaît aujourd'hui l'Église catholique”. Le 8 mars, ces cinq prêtres publie un texte appelant à un ”vaste mouvement de concertation entre les prêtres diocésains”. Signe de la réalité du malaise qui traverse l'Église, près de 700 signatures sont recueillis en un mois. Dans le même veine, Témoignage chrétien publie un ”appel au dialogue dans l'Église catholique” le 20 mars 1989. Le document est signé par une trentaine de prêtres et de laïcs.

Le contentieux de l'année 1988 refait surface. ”Nous ne nous reconnaissons pas dans les attitudes frileuses des plus hauts responsables de l'épiscopat et du Vatican”, affirment les auteurs, qui dénoncent ”le refus de voir un film, si contestable soit-il, les interdits moraux répétés, l'autoritarisme et le cléricalisme, les pressions du Vatican dans les nominations épiscopales, dans les débats éthiques, autour des théologies de la libération, [qui] donnent de l'Église et de l'Évangile une image tronquée”. Les historiens Renée et François Bedarida, le député socialiste Jean-Marie Bockel, le professeur Jean Delumeau, l'historien Pierre Pierrard, Pierre Toulat, secrétaire de la commission Justice et Paix, et Georges Montaron, directeur de Témoignage chrétien initient le mouvement 1869 .

Cinq jours plus tard, Le Monde publie une tribune du père Jean-Pierre Lintanf, provincial dominicain de Lyon. Reprenant le mot de Pie XII appelant de ses vœux l'émergence d'une ”véritable opinion publique dans l'Église”, le dominicain déplore que ”le courant vital circule mal entre ces trois pôles évoqués si souvent par le Père Congar : le peuple des croyants, les responsables hiérarchiques et les théologiens. Une sorte d'artériosclérose se développe. Toute réserve, toute critique, toute expression d'une opinion non strictement conforme, voire toute question pressante, est facilement dénoncée comme rébellion, déviance, provocation infantile. Prendre librement la parole, sans passion, devient dangereux” 1870 . Outre une mise en cause du document Donum vitae et les entraves répétées à la recherche théologique, le dominicain évoque le sort fait à l'épiscopat 1871 :

‘Toute occasion est bonne pour minimiser l'importance des conférences épiscopales. Les nonces apostoliques, de l'aveu même de bien des évêques d'Europe et d'Afrique, exercent de plus en plus des fonctions tout autre que diplomatiques. Des filières et des appuis sûrs se mettent patiemment en place, sous la forme d'organismes dont le plus connu est l'Opus Dei, ou sous la forme de la constitution - par cooptation - d'une sorte de nomenklatura catholique.
Depuis la récente réforme de la curie romaine, les deux conseils pontificaux (naguère secrétariats) ”pour l'unité des chrétiens” et ”pour le dialogue avec les religions non chrétiennes” sont soumis au contrôle de la Doctrine de la foi. Quand un cardinal de curie, dans le souci hautement justifié d'aider un petit groupe de jeunes gens à s'écarter de Mgr Lefebvre et à retrouver la grande Église, estime pouvoir contourner, court-circuiter non seulement des provinciaux dominicains et le maître de l'ordre, mais encore les évêques et - pourquoi ne pas le faire savoir ? – la congrégation des religieux elle-même, cela mérite au moins qu'on s'alarme. Quand, en moins d'une semaine, ces jeunes reçoivent les ordres mineurs, le sous-diaconat (mais oui !), le diaconat et la prêtrise; quand l'ordination est prévue, contrairement au canon 1017, sans en avoir référé à l'évêque du lieu, on a le droit de s'étonner 1872 .’

L'adresse du père Lintanf n'est pas vaine. Le 20 avril, Emile Poulat ressaisit le propos du dominicain qui revendique la conscience comme ”instance dernière de la moralité”, conformément à l'enseignement thomiste. Pour le sociologue, la place de la conscientia dans l'Église demeure un impensé de la réflexion chrétienne contemporaine. Et Emile Poulat de reprendre une de ses assertions contenues dans son Église ébranlée de 1980 : le magistère catholique ”apparaît aujourd'hui démuni de théorie et pris de court par cette insuffisance” 1873 .

La crise couve. La revue Esprit y consacre son double numéro des mois de mars et avril. Entre autres contributions, Jean-Claude Eslin propose deux articles ”L'Église catholique sur la mauvaise pente” et ”Vatican II n'a-t-il été qu'une illusion ?”. Pour sa part, Jean-Louis Schlegel critique le pontificat de Jean-Paul II dans un papier sur ”La France politique”. Etienne Borne ne tarde réagit. L'ancien rédacteur en chef de la revue dénonce le ”nouvel Esprit”, prend la défense du souverain pontife et soutient que la crise post conciliaire est régénératrice. ”Les impatients ont toujours tort. Fixer obsessionnellement son attention sur un seul arbre, empêche de voir l'ampleur et les promesses de la forêt” 1874 .

Les évêques français restent interdits. Rome gère en solitaire. Le 29 avril, le cardinal Ratzinger adresse un courrier au père François Rollin, professeur à l'institut catholique de Lyon, collecteur des signatures des théologiens. Le ton est ”courtois et bienveillant”, selon Bruno Chenu 1875 . ”Appréciant la manière de procéder des théologiens francophones qui ont choisi de s'adresser à la commission théologique internationale plutôt que d'en appeler directement à l'opinion publique parmi le biais des mass médias”, poursuit l'observateur 1876 .

Notes
1861.

Yves de Gentil-Baichis, ”Cette culture américaine qui trouble l'Église”, La Croix, 4 mars 1989

1862.

Georges Mattia, ”Un débat fraternel très franc”, La Croix, 12 & 13 mars 1989

1863.

”On assiste à une certaine marginalisation des intellectuels, ils se sentent un peu à la périphérie de l'Église. Leur problème est d'être à la fois un Américain vivant dans l'atmosphère d'une pensée libre et en même temps dans l'Église qu'ils trouvent un peu monolithique. Du coup, toute une génération d'intellectuels et de scientifiques catholiques, très motivée après le concile s'est dissoute dans la nature. On ne sait pas très bien où ils sont passés. Avec eux, tout un climat de fraîcheur s'est évanoui”, déplore le père Weakland. Georges Mattia, ”Nous ne sommes pas sur la défensive”, La Croix, 9 mars 1989

1864.

Georges Mattia, ”Le courage de la franchise”, La Croix, 14 mars 1989

1865.

Georges Mattia, ”Partager l'information”, La Croix, 28 mars 1989

1866.

Henri Tincq, ”Au Club de la presse d'Europe 1 : Mgr Gaillot considère la contestation des théologiens comme un signe de santé”, Le Monde, 14 mars 1989

1867.

Ibid

1868.

Ibid

1869.

Henri Tincq, ”Des personnalités lancent un ”appel au dialogue” dans l'Église catholique”, Le Monde, 25 mars 1989

1870.

Jean-Pierre Lintanf, ”Avis de coup de vent sur l'Église”, Le Monde, 25 mars 1989

1871.

Ibid

1872.

Il est fait allusion aux conditions de la réintégration, menée par le cardinal Mayer, d'une communauté intégriste se réclamant de l'ordre des dominicains à Cheméré-le-Roi (Mayenne).

1873.

Emile Poulat, Une Église ébranlée, Casterman, Tournai, 1980, page 10

1874.

Etienne Borne, ”Un nouvel Esprit”, La Croix, 22 avril 1989. Jean-Louis Schlegel réagit à son tour dans le quotidien catholique le 23 mai. Jean-Louis Schlegel, ”L'Église catholique est-elle sur la mauvaise pente ?”, La Croix, 23 mai 1989

1875.

Bruno Chenu, ”Le cardinal Ratzinger prône le dialogue”, La Croix, 31 mai 1989

1876.

Bruno Chenu, ”Le cardinal Ratzinger prône le dialogue”, La Croix, 31 mai 1989