Affaire Valadier : fin de l’irénisme français

Mais le climat s'alourdit en France. Le 28 mars, le père Jacques Gellard, supérieur de la province de France de la compagnie de Jésus, annonce le remplacement du père Valadierpar le père Jean-Yves Calvez à la tête de la revue Etudes.

Dès le lendemain, Paul Valadier dénonce une décision prise comme un ”ukase”. Le Monde voit, dans cette décision, la consécration de la ligne défendue par le cardinal Lustiger concernant le dialogue à engager avec la modernité 1877 :

‘S'il n'a pas été victime de pressions directes et explicites, sa brouille avec le cardinal Lustiger, archevêque de Paris, est depuis longtemps publique. Les deux hommes s'évitent. Porte-parole d'un catholicisme libéral, ouvert à la société moderne, le théologien jésuite est considéré, en France et en Europe, comme l'un des plus brillants contestataires de la ligne de Jean-Paul II, que parfois il défend contre ses collaborateurs trop zélés à la Curie romaine ou ses proches dans l'épiscopat français. ’

Il semble que son article paru le 12 décembre dans Témoignage chrétien ait scellé le sort du jésuite. Celui-ci refuse pourtant de voir la main de l'épiscopat dans son éviction. Les maladresses des père Lustiger et Decourtray à propos du film de Scorcese et la pilule abortive ayant été reconnue par les évêques eux-mêmes, le père Valadier déplace la responsabilité au niveau du Vatican dont il n'avait pas manqué de critiquer le discours moral lors d'une conférence à l'institut catholique de Paris, le 19 janvier précédent 1878 .

Le même jour, le père Vandermeersch salue une rupture dans la tradition irénique de l'Église. ”Je suis reconnaissant à Paul Valadier et à Jacques Gellard de n'avoir pas camouflé leur différend. Et au provincial d'avoir accepté que l'adjoint de Paul Valadier, Dominique Salin, fasse jouer la clause de solidarité et quitte la rédaction. C'est une première” 1879 . Les intellectuels catholiques ne tardent pas à réagi 1880 r. Après consultation du corps enseignant, le père François Marty, doyen de la faculté de philosophie du centre Sèvres, adresse une lettre de protestation au supérieur provincial de France de la Compagnie de Jésus. Dans La Croix, Yves de Gentil-Baichis regrette également l'incident 1881 :

‘Il est regrettable que les responsables de l'Église, souvent lucides pour débusquer les aliénations qui menacent nos contemporains, aient peur de voir, cette lucidité s'exercer à l'intérieur de la communauté ecclésiale. En 1989, les catholiques français ne conçoivent pas que leur fidélité à l'Église soit ponctuée de retentissants ”Silence dans les rangs !” Hommes et femmes de leur temps, ils adhèrent au message de Jésus-Christ sans pour autant renoncer à garder les yeux ouverts et l'esprit en éveil.’

Les évêques ne sont pas en reste. Le 30 mars, Mgr Plateau déplore l'événement dans la Nouvelle République du Centre-Ouest. ”Beaucoup d'évêques, comme moi, vont souffrir d'un événement comme celui-là. Je ne suis pas de ceux qui diront : ”C'est bien fait, il n'avait qu'à se taire”. Quand un philosophe pose des questions, il reste dans son rôle et le Père Valadier, à ma connaissance, pose de bonnes questions” 1882 . Considérant ”un certain nombre d'événements touchant le gouvernement de l'Église et l'attitude de celle-ci devant les faits de société”, Mgr Plateau n'écarte pas l'hypothèse faisant du schisme lefebvriste une trame fondatrice de l'Église contemporaine 1883 :

‘S'agit-il d'un retour du balancier comme lorsque la condamnation de l'Action française par le pape Pie XI succéda à la condamnation du Sillon de Marc Sangnier par le pape Pie X
Le drame du schisme de Mgr Marcel Lefebvre va-t-il entraîner en retour de balancier un durcissement des autorités de l'Église vis-à-vis de ceux qui, à la suite du concile Vatican II, s'étaient ouverts plus audacieusement aux appels de notre monde en pleine mutation pour mieux lui annoncer l'Évangile ? Il faudra le recul de l'histoire pour répondre à cette question.’

A l'occasion de la messe chrismale, Mgr Honoré concède que ”Rome n'est pas toujours dans Rome” lorsqu'il s'agit de négocier avec les intégristes. ”Certains dignitaires qui gravitent autour du magistère suprême détournent leur influence pour donner caution à ceux qui opposent les armes de la défiance et du soupçon. Ils donnent le sentiment de vouloir un retour en arrière, comme si une restauration, un recentrage était à l'ordre du jour après la dissidence de Mgr Lefebvre”. Cependant, ces problèmes ne disqualifient en rien le Saint-Siège en matière de doctrine et de transmission de la foi. Reste une question lancinante pour l'épiscopat français : ”un évêque peut-il rester silencieux quand il connaît le désarroi de ceux qui lui sont associés pour le service de l'Église ?”

Le 6 avril 1989, La Vie s'interroge au détour d'une enquête : ”Les catholiques doivent-il marcher au pas ?”. Le père Congar ouvre les débats par un soutien au père Valadier. ”Le Père Valadier manifeste une très belle indépendance de jugement et de parole. Il m'est toujours apparu comme un homme libre”, déclare le théologien dominicain qui ajoute, ”le magistère de Rome n'est pas compétent en tout. Avant de parler de certaines choses, il faut s'informer et les étudier” 1884 . Pour l'écrivain Henri Guillemin, auteur de L'affaire Jésus (1982), ”Paul Valadier, à coup sûr, n'eût pas été révoqué s'il n'avait pas été l'auteur de L'Église en procès, où le théologien conservateur Urs von Balthasar voyait son ouvrage de 1985, L'Heure de l'Église 1885 , qualifié ”d'un des livres les plus affligeants qu'on puisse lire” 1886 .

Les 21, 22 et 23 avril 1989, la session nationale des responsables laïcs en aumônerie de l'enseignement public a réuni au mont Saint-Odile, près de Strasbourg, 130 personnes sur le thème de la laïcité aujourd'hui et demain : ”dans un monde laïc, laïcs en aumônerie”, au terme d'un processus d'un an et demi de préparation 1887 . Les participants interpellent l'épiscopat et sollicitent un rendez-vous avec le président de la commission épiscopale du monde scolaire et universitaire ainsi qu'avec le président de la conférence épiscopale. Une réflexion sur la place des laïcs au sein de l'Église doit être menée. Des inquiétudes se font également explicitement jour en ce qui concerne le projet de serment mis à l'étude par la congrégation pour la doctrine de la foi.

Notes
1877.

Henri Tincq, ”Le remplacement du directeur de la revue " Etudes " Un jésuite en disgrâce”, Le Monde, 29 mars 1989

1878.

”A propos de l'affaire Rushdie, par exemple, j'ai expliqué que les autorités politiques et ecclésiales devaient se situer exclusivement sur le terrain du droit international, et non sur le terrain culturel et religieux : c'est exactement ce que le cardinal Lustiger a dit le dimanche de Pâques à l'émission " 7 sur 7 " de TF 1... A propos du préservatif, j'ai dit que, dans le contexte du sida, une condamnation par la hiérarchie aurait été un acte insensé. C'est exactement ce que le conseil permanent de l'épiscopat a affirmé en janvier. Mon seul tort est peut-être de l'avoir dit avant les autres... Le climat de crainte qui règne aujourd'hui dans l'Église catholique, où tout le monde a peur de tout le monde, me parait grave. Il est à l'origine de décisions contestables comme celle qui me frappe aujourd'hui”, explique le père Valadier. Henri Tincq, ”Un entretien avec le Père Valadier : Il faut s'opposer à toute résurgence d'une Église intolérante et arrogante”, Le Monde, 29 mars 1989

1879.

Edmond Vandermeersch, ”L'affaire Valadier”, La Croix, 29 avril 1989

1880.

Les rédacteurs de la revue Confrontations ”s'émeuvent et s'inquiètent (...) de la mise à l'écart d'un homme qui se consacre - contre vents contraires - à maintenir ouvert le dialogue entre l'Église et le monde moderne. La question est posée de savoir si la liberté de l'intelligence a effectivement sa place dans l'Église. Bien des signes aujourd'hui témoignent du contraire”.

1881.

Yves de Gentil-Baichis, ”Le regard du philosophe”, La Croix, 29 mars 1989

1882.

Anonyme, ”La crise à la revue " Etudes " Réactions de solidarité après l'éviction du Père Valadier”, Le Monde, 31 mars 1989

1883.

Dominique Gerbaud, ”Mgr Plateau et l'Église : Ces turbulences me gênent”, La Nouvelle république du Centre-Ouest, 30 mars 1989

1884.

Anonyme, ”Catholicisme : Le père Congar pour une ”parole libre” ”, Le Monde, 7 avril 1989

1885.

Hans Urs von Balthasar, L'heure de l'Église, Paris, Communio-Fayard, 1985

1886.

Paul Valadier, L'Église en procès. Catholicisme et monde moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1987 ; Henri Guillemin, ”Refus du dialogue et mises au pas : Le Vatican impose son ordre”, Le Monde diplomatique, mai 1989

1887.

Anonyme, ”Dans un monde laïc, laïcs en aumônerie : communiqué de la Commission national des responsables laïcs d'aumônerie de l'enseignement public”, Snop, n°751, 12 mai 1989