B/ Un épiscopat sous tutelle romaine

Raidissement français, ouverture américaine

La relative discrétion de l’épiscopat français exprime de profondes divisions en son sein. Ainsi, au lendemain de la rencontre des représentants des commissions doctrinales des diverses conférences épiscopales d'Europe organisée du 2 au 5 mai à Laxenburg (Vienne), Mgr Eyt adopte une position opposée à celle de son homologue de Bourges. Il juge alors sévèrement le mouvement de Cologne 1888 :

‘C'est un fait, la déclaration de Cologne porte de grandes signatures mais c'est à ses arguments qu'il faut la juger. Arguments qui dévoilent que, pour beaucoup d'occidentaux, ”la liberté s'est renversée en son contraire”, y compris pour des théologiens dont l'œuvre inspire l'admiration. […]
A mes yeux, la théologie catholique ne peut revendiquer d'être une discipline scientifique qu'à l'intérieur d'une expérience religieuse de fidélité. Fidélité qui ne saurait se limiter au magistère, mais qui ne peut, non plus exclure ou le soupçonner a priori.’

L'Église ne peut cependant pas éluder le fait que la société contemporaine développe ses propres valeurs objecte Gaston Piétri. Le directeur de l'institut pastoral d'études religieuses de Lyon évoque ”les vertus dont la côte ne cesse de monter chez les jeunes : la tolérance, la non-violence, l'ouverture, en un mot l'amour fraternel”. Pour lui, ”quand l'ouverture aux autres est à ce point opposée à une révélation bien circonscrite, il est temps d'être vigilant sur cette démarche de Dieu” 1889 . Ce faisant, le père Piétri reprend les préoccupations du père Vilnet concernant la présence du magistère dans le champ intellectuel. ”Le crédit au magistère, au titre de son service de la Révélation, est normalement fait pour guider et stimuler cette recherche et non pas pour en dispenser” 1890 .

En voie d'extinction au cœur de la décennie 1980, la ligne de fracture entre progressistes et traditionalistes resurgit au fil de la réintégration des lefebvristes. Ce processus ne saurait en aucun cas freiner l'avance de l'Église ”dans la dynamique du concile”, écrit Mgr Rozier. L'évêque procède alors à une radioscopie de la peur dans l'Église. ”Ce ne sont pas des crispations, des phénomènes résiduels ou même régressifs qui doivent inquiéter. Ce n'est pas cela qui compte. Ce qui est et sera décisif, c'est la vitalité spirituelle, le dynamisme apostolique des communautés de base”, indique-t-il en reconnaissant l'existence d'une crise 1891 .

Au lendemain du colloque sur la laïcité organisé par La Croix au mois d'avril, Noël Copin attire l'attention des catholiques sur le thème de la liberté dans l'Église. Le directeur de la publication du quotidien catholique évoque longuement la déclaration conciliaire sur la liberté religieuse : ”Cette découverte pour les uns, cette redécouverte pour les autres de ce qui est pour l'Église la liberté de l'homme, sont essentielles à la poursuite du dialogue. Parmi les conclusions que l'on peut tirer de notre colloque, il y a certainement celle-ci plus les catholiques seront conciliaires, moins il y aura de laïcs anticonciliaires” 1892 .

L’église de France et ses acteurs ouvrent timidement le débat en l’absence d’évêques 1893 . Aux Etats-Unis, la conférence épiscopale est davantage entreprenante. Le 19 juin 1989, elle approuve un document intitulé ”Responsabilités doctrinales”– 214 voix contre 9. Les évêques américains tentent de ”favoriser la coopération et résoudre les conflits entre évêques et théologiens”. Intervenant en pleine crise, le document est le fruit d’un chantier initié dès 1980 1894 . Une nouvelle fois, l’épiscopat américain fait la démonstration de sa vigueur pastorale dans son dialogue avec Rome. Ainsi le texte voit-il le jour en dépit des critiques formulées en 1987 par la congrégation pour la doctrine de la foi 1895 . En contraste, le 19 juin marque la réunion du conseil permanent en France. La pétition de Témoignage chrétien figure à l'ordre du jour. Le conseil décide d'une médiation. Le père Gilson est désigné pour rencontrer les initiateurs du mouvement 1896 .

Embarrassé par le caractère passionnel des débats, l'épiscopat s’appuie sur le père Calvez , nouveau directeur des Etudes, pour définir une réflexion consensuelle. Son billet régulier dans La Croix est l'occasion d'en dessiner les contours. Ainsi revient-il sur l'argument des droits de l'homme régulièrement brandi par les contestataires pour mieux le rationaliser. ”C'est justice. Il faut toujours accepter d'avoir à balayer devant sa porte. Et le faire. Ce qui n'est pas sûr c'est que tous les membres de l'Église aient pris conscience du fait que son nouveau code de droit comporte une déclaration de devoirs et de droits des membres de l'Église” 1897 . Et le directeur des Etudes d'égrainer les droits énoncés dans le code de droit canonique pour mieux les mettre en perspective avec les devoirs qui leurs sont inhérents 1898 . Le malaise n'en demeure pas moins palpable dans les diocèses français. ”On l'a perçu chez les prêtres et chez les laïcs actifs qui suivent une formation. Parfois, la question venait même dans le cadre des assemblées paroissiales, certains nous disant qu'ils étaient troublés de voir le manque de liberté qui semblait régner dans l'Église”, atteste le père Noël Saigne, vicaire général de Montpellier 1899 .

Notes
1888.

Bernard Le Léannec, ”L'Europe et la doctrine de la foi”, La Croix, 13-15 mai 1989

1889.

Gaston Piétri, ”Du bon usage de la révélation”, La Croix, 26 mai 1989

1890.

Gaston Piétri, ”Du bon usage de la révélation”, La Croix, 26 mai 1989

1891.

Mgr Rozier, ”L'Église ou la peur”, La Croix, 18 mai 1989 Dans son édition du 8 juin 1989, La Croix consacre son forum des lecteurs au dialogue dans l'Église : ”A-t-il des limites ? Quelles sont-elles ? Des lecteurs prennent position”.

1892.

Noël Copin, ”Entre hommes libres”, La Croix, 30 avril 1989

1893.

Dans son édition du 8 juin 1989, La Croix consacre son forum des lecteurs au dialogue dans l'Église : ”A-t-il des limites ? Quelles sont-elles ? Des lecteurs prennent position”.

1894.

Jean-Pierre Manigne, ”Une charte du dialogue, façon américaine”, Actualité religieuse dans le monde, juillet-août 1989

1895.

Certaines formules de la troisième partie sont ainsi stigmatisées comme semblant placer évêques et théologiens au même niveau. Mgr Bonove, secrétaire de l'organe romain, s'inquiète de voir la liberté des évêques être contrainte par la mise en place de procédures d'arbitrage.

1896.

A l'inverse, tandis que le père Decourtray esquisse une ouverture, le bulletin diocésain d'Arras tance le mouvement sous la plume d'un prêtre du diocèse, le père Delplanque. P. Delplanque, ”Le dialogue, ça s'apprend”, Bulletin diocésain d'Arras, 18, novembre 1989

1897.

Jean-Yves Calvez, ”Droits dans l'Église”, La Croix, 22 juin 1989

1898.

”En général d'ailleurs, les droits vont de pair avec des devoirs. C'est de l'exercice équilibré des uns et des autres que résulte une société vivante et humaine ici la société même de la charité du Christ, qui, doit, évidemment faire preuve d'un particulier respect mutuel - c'est à dire ne doit jamais se contenter d'un à-peu-près en la matière”. Jean-Yves Calvez, ”Droits dans l'Église”, La Croix, 22 juin 1989

1899.

Yves de Gentil-Baichis, ”Une chance pour le diocèse : la capacité d'inventer”, La Croix, 27 juin 1989