Un épiscopat dépassé par la contestation

Commentant l'initiative de Témoignage chrétien, Philippe Warnier réagit de manière nuancée. L'ancien journaliste de l'hebdomadaire chrétien partage un certain nombre d'inquiétudes quant aux orientations de l'Église. ”La plus grave me paraît être cette tendance romaine à régler les différends par voie autoritaire, à diviser les Églises locales en nommant des évêques qui n'ont pas l'oreille de leur peuple, à interdire toute discussion sur des sujets aussi complexes et sur lesquels l'autorité croit avoir la vérité et à convaincre les théologiens récalcitrants par des mesures administratives” 1906 . Il refuse cependant de rejoindre les 25 000, ceci autant pour des raisons de fond que des raisons de forme.

Dénonçant le ton virulent des dénonciations, Philippe Warnier met le doigt sur une rupture intergénérationnelle et culturelle entre des chrétiens conciliaires désormais cinquantenaire et la nouvelle génération de catholiques notamment issue de la mouvance charismatique. ”Je regrette aussi un certain catastrophisme qui risque de laisser croire qu'il y eut un âge d'or conciliaire et qui fait bon marché de tous les risques de santé, de tous les renouveaux qui changent le visage de notre Église” 1907 . Cédant à la critique systématique, Témoignage chrétien est alors accusé de ”pharisaïsme”. ”Je crains l'idéalisme qui ferait reposer l'avenir de l'Église sur des petits groupes marginaux coupés de la masse des fidèles et de l'épiscopat et qui s'enfermeraient dans une autosuffisance et une critique stérile”. Tout en concédant que ni Rome pas plus qu'une partie de l'épiscopat sont favorables à l'émergence d'un réel pluralisme au sein de l'Église, Philippe Warnier exhorte ses anciens compagnons de route de se garder de tout sectarisme intellectuel.

Ici intervient le point de rupture pour Témoignage chrétien et son modèle militant. Le succès de l'appel des 25 000 ne fait pas illusion auprès de l'épiscopat. Ainsi, plutôt que de se compromettre dans un dialogue, ce dernier préfère s’abstenir. Cette option apparaît d'autant plus stratégique que l'autorité ecclésiastique se reconfigure 1908 . En effet, en juillet 1989, une dizaine d'évêques accompagnent avec 200 prêtres le ”troisième pèlerinage eucharistique avec Marie” organisé par la communauté charismatique du Lion de Juda 1909 .

Le 21 octobre, le ”forum des 25 000” se réunit finalement à la maison de la chimie à Paris. La Croix se montre très critique. De fait, la virulence des propos émaillant la manifestation contraste avec l'apathie épiscopale. ”Les 25 000 sont-ils prêts à étendre les vertus du dialogue si fortement revendiqué, jusqu'à l'entamer avec ”la hiérarchie”, leur principal adversaire tant de fois brocardée samedi ? N'y a-t-il pas un certain simplisme à percevoir l'Église comme une pyramide au sommet de laquelle trônerait l'autorité suprême et despotique ?”, ironise Louis de Courcy 1910 . Quelques jours après, l’assemblée plénière débute par trois jours de huis-clos. Mgr Duval insiste cependant sur le fait que l’initiative de Témoignage chrétien n’a donné lieu a aucun échange particulier 1911 . La mission du père Gilson semble sans lendemain. Au-delà du déni de légitimité opposé à Témoignage chrétien, l'absence de débat épiscopal consacre l'atomisation du corps épiscopal. Les contestataires ne sont plus en mesure de trouver un interlocuteur en l’épiscopat.

A l’inverse, le cardinal Ratzinger s’affirme et durcit le ton. à Madrid du 6 au 9 juillet, il propose une géographie de l'intelligence dans l'Église universelle qui place la question anthropologique - ”c'est à dire : qu'est-ce que l'homme ?” – comme référence nodale de l'aire occidentale. De fait, la référence anthropologique ne constitue pas un écart avec le discours épiscopal en France. Reste une divergence sur les conséquences pastorales à en tirer. Tandis que l'épiscopat français fonde son magistère sur un consensus éthique large, le cardinal Ratzinger fait de l'absence de consensus un facteur légitimant du magistère : ”Il n'y a pas de consensus culturel sur cette question et, en conséquence surgit le grave problème du sens et du fondement de la morale” 1912 .

Pour Le Monde, l’écart devient sensible voir incommensurable lorsqu’il s’insère dans le contexte de la réintégration des lefebvristes Nouveau catalyseur de l'Église catholique, le schisme lefebvriste met ”à nu des tensions qui ne demandaient qu'à éclater à propos de l'exercice de l'autorité dans l'Église par Jean-Paul II et de ses orientations ”restauratrices” supposées ou réelles”, relève Henri Tincq 1913 . Tel raidissement conforte le père Valadier dans sa dénonciation d’une ”Église napoléonienne, avec des évêques nommés comme des superpréfets […], pétrifiée, dominée par une administration centrale capricieuse” ainsi que ”la petite mafia de théologiens obscurantistes” auteurs de l'instruction Donum vitae 1914 .

De fait, l’intransigeance romaine place l'épiscopat se trouve dans une position délicate. Au début de l'été, le président de la conférence épiscopale reçoit un courrier du cardinal Ratzinger daté du 12 juillet. Les évêques français sont sommés de recevoir les théologiens francophones solidaires de la déclaration de Cologne 1915 . Après examen de la lettre par la commission théologique internationale, le cardinal souhaite établir ”quelle est l'étendue exacte de la solidarité des théologiens francophones et de leurs réserves par rapport au texte de la déclaration de Cologne” 1916 . Le 1er septembre, Mgr Decourtray obtempère et diffuse le courrier auprès des évêques et supérieurs de congrégations et d'ordre religieux français concernés par le mouvement.

Participant au pèlerinage organisé à l'île Madame par le diocèse de La Rochelle en hommage aux prêtres réfractaires déportés entre 1790 et 1794, le cardinal Gantin définit ainsi le ministère épiscopal dans la tradition de l'Église. Dans ce contexte de crispations, son intervention trahit la délicate situation de l'épiscopat français 1917 :

‘Je n'oublie rien de ce que le concile Vatican II dit au sujet des évêques dans leurs Églises particulières. On ne doit pas les considérer comme les vicaires du pontife romain (Lumen gentium, 27). Ils sont chacun pour sa part, ”le principe et le fondement de l'unité dans leurs Églises particulières” (Id. 23) dont ils sont chargés comme ”vicaires et légats du Christ”. La mission du Pape ne remplace pas la leur, mais au contraire la renforce et la défend (id. 27). ’

Pourtant, la majorité des évêques français se taisent. A l’inverse, leurs homologues outre-Rhin s’insurgent lorsque le cardinal Ratzinger dénonce l'augmentation du nombre de théologiens comme menace à l'unité de l'Église 1918 .

Notes
1906.

Philippe Warnier, ”Église : pour une contestation non violente”, La Croix, 6 juillet 1989

1907.

Ibid

1908.

Martine Cohen, ”Vers de nouveaux rapports avec l'institution ecclésiastique : l'exemple du Renouveau Charismatique en France”, Archives des sciences sociales des religions, 62-1, juillet septembre 1986

1909.

”Ce pèlerinage s'intègre bien aux structures de l'Église”, commente alors Mgr Coffy, évêque accompagnateur de la communauté née à Albi en 1976. François Vayne, ”25 000 pèlerins avec les Lions”, La Croix, 26 juillet 1989

1910.

Louis de Courcy, ”Gare au simplisme”, La Croix, 24 octobre 1989

1911.

François Vayne, ”Les fruits du huis clos”, La Croix, 28 octobre 1989

1912.

Anonyme, ”Le cardinal Ratzinger met les points sur les i”, L'actualité religieuse dans le monde, 15 septembre 1989

1913.

Henri Tincq, ”L'Église catholique, un an après l'excommunication de Mgr Lefebvre : Les contrecoups d'un schisme”, Le Monde, 30 juin 1989

1914.

Henri Tincq, ”A l'appel de l'hebdomadaire " Témoignage chrétien " Deux mille catholiques réclament le dialogue dans l'Église”, Le Monde, 24 octobre 1989.

1915.

Henri Tincq, ”Dans une lettre aux évêques et supérieurs religieux français Le cardinal Ratzinger réclame des explications aux théologiens contestataires”, Le Monde, 16 septembre 1989. La Croix se montre particulièrement discret sur la polémique. La lettre du cardinal Ratzinger au cardinal Decourtray ne fait l'objet que d'une brève dans l'édition du 19 septembre 1989

1916.

Henri Tincq, ”Un entretien avec le cardinal Ratzinger” Le droit de critiquer s'arrête au devoir d'amour de l'Église”, Le Monde, 30 décembre 1989

1917.

Mgr Gantin, ”Pèlerinage à l'île Madame en souvenir des prêtres déportés sur les pontons de Rochefort en 1794-95”, Bulletin diocésain de La Rochelle, 22 septembre 1989

1918.

Ainsi, lorsque le cardinal Ratzinger exprime sa crainte de voir la théologie se muer en instrument de pouvoir contre l'Église, le cardinal Wetter persiste à considérer les auteurs de la déclaration de Cologne comme des interlocuteurs valables. De même, n'hésite-t-il pas à s'inscrire en faux vis-à-vis de la prolifération des expériences théologiques qu'il juge saine pour la vie intellectuelle catholique. Michel Kubler, ”L'Église allemande face au cardinal Ratzinger”, La Croix, 16 novembre 1989