La rupture du consensus reste cependant à nuancer. Plus en retrait de son départ de la présidence de la commission épiscopale de la famille, Mgr Jullien demeure une des rares voix épiscopales audibles dans l’espace politique. Dans la controverse du RU 486 et du préservatif, l’évêque de Rennes plaide pour une parole tempérée. ”Je ne suis pas ministre de la santé publique”, indique-t-il avant de rappeler : ”je dois chercher à comprendre les positions du ministre ainsi que les contradictions qu'il a à gérer”. Le père Jean-Yves Calvez offre une nouvelle fois son soutien à un tel discours. Le directeur des Etudes propose alors une distinction des plans légal et moral des problèmes contemporains. En sorte que l'activisme épiscopal soit la preuve qu'existe ”une morale de l'action qui vise à l'établissement du légal” 1919 . L’épiscopat trouve sa légitimité dans l’élaboration d’une éthique du discernement aux côtés du légal ”infirme à effectuer seul la réalisation de la morale” 1920 .
Ainsi le légal et le moral constituent-ils les deux fondements du discours public. Le 19 novembre 1989, Mgr Rozier revient sur l'interruption volontaire de grossesse dans La Croix. Douze déclarations épiscopales ont été produites à son propos entre 1970 et 1979. Or depuis le communiqué du conseil permanent de décembre 1982 sur le remboursement de l'avortement par la sécurité sociale, l'épiscopat français ne s'est plus exprimé collégialement sur le sujet. Inscrivant son analyse dans le droit fil de l'enseignement épiscopal, l'évêque de Poitiers tente cependant de déplacer les lignes du débat. ”Une prise de conscience s'impose au sens fort du mot. On peut toujours s'en prendre à la loi existante. Mais la protestation aujourd'hui se déplace. Beaucoup de ceux qui ont contesté la loi au départ en appellent aujourd'hui à son application. A toute son application” 1921 . Il est alors révélateur de constater que pour l'ancien président de la commission sociale, le jugement éthique et moral n'est plus en mesure de discuter la base juridique constituée par la loi Veil. Contraignant juridiquement, ce texte est même devenu normatif dans le champ intellectuel 1922 .
Il s’agit de contenir toute rupture du consensus éthique. De leur côté, les pères de Dinechin et Vespieren crédibilisent le discours ecclésial sur lequel ils ont une influence réelle. Ils sont alors les réels pourvoyeur du discours épiscopal 1923 . Pour le père Vespieren, les débats éthiques amènent les acteurs médicaux à se situer théologiquement au sein de l'Église 1924 . Ainsi, les ”risques de déshumanisation” ne sont pas nuls, mais les médecins catholiques doivent se garder du ”courant catholique qui considère la maîtrise de la vie comme dangereuse, un signe de l'orgueil de l'homme”. ”Reconnaître Dieu comme maître de la vie et de la mort n'empêche pas d'agir contre la douleur et l'inconfort”, martèle le jésuite, soutenu par le cardinal Martini qui insiste sur le caractère ”inutile” et ”préjudiciable” de la douleur pour la vie spirituelle.
De fait, l'épiscopat français occupe une place de pointe dans le débat éthique à l'échelle de l'Église universelle. Les 13, 14 et 15 novembre 1989, Mgr Fiorenzo Angelini organise à Rome un colloque sur le sida 1925 . Le document français de décembre 1988 du conseil permanent y est abondamment cité 1926 . L'ensemble des participants insiste sur la priorité à donner à la l'éducation sur la prévention 1927 .
Ainsi, l'intuition du père Jullien, selon laquelle le milieu médical recèle les ressources intellectuelles les plus importantes pour la pensée catholique et son anthropologie, perdure par delà la crise.
Ainsi l'évêque de Toulouse associe étroitement les acteurs médicaux au synode diocésain. Vicaire épiscopal du diocèse de Toulouse chargé de la ville, le père Mario Chioetto justifie l’option en ces termes 1928 :
‘Certes, il est bon que les scientifiques, les médecins se réunissent pour prier ou pour animer la liturgie de leur paroisse. Il faut aussi leur donner la possibilité d'être chrétiens dans leur milieu professionnel pour réfléchir ensemble aux enjeux de ce qu'ils vivent. Les chrétiens doivent pouvoir aborder avec leurs collègues les problèmes de la science et de la foi ou de la vie en entreprise à la lumière de l'Évangile ou encore les questions éthiques quand ils sont dans le milieu médical.’Au mois d'avril 1989, Le Monde diplomatique consacre un dossier aux droits de l'homme. L'historien Didier Foucault y revient sur les controverses Rushdie et Scorcese. L'auteur fonde son analyse sur les critiques du père Valadier pour dénoncer un ”raidissement doctrinal de la hiérarchie catholique”. L'emphase cardinalice donne un caractère dérisoire aux débats. ”Un petit nombre de provocations agressives ou même de blasphèmes inévitables, faut-il ranimer, à tout propos, la guerre religieuse et exposer les chrétiens à de bien pires déferlements d'attaques verbales ?” 1929 .
Pour l'observateur, si l'Église prête le flanc à l'irrationnel c’est pour ”limiter, sur son aile traditionaliste, les effets du schisme d'Ecône” 1930 . Tel calcul est sujet à caution pour Didier Foucault dans la mesure où ”il n'est pas certain que son autorité s'en trouvera grandie, hors de ses rangs - cela va sans dire, - mais aussi parmi de nombreux fidèles” 1931 . A cet égard, la comparaison avec l'Église protestante conserve toute son efficacité dans le débat 1932 :
‘De ce point de vue, la tranquille attitude du pasteur Schlumberger - lors de la récente affaire Scorsese - en impose plus que tous les appels à la censure ou à l'autocensure : ”Quelle est donc cette liberté craintive au point de ne pouvoir supporter un regard indépendant sur le Christ, fragile au point de trébucher sur la thèse d'un cinéaste ? (...) La ”liberté spirituelle”, les pasteurs que sont NN. SS. Lustiger et Decourtray le savent bien, se meurt de ses retenues et non de ses audaces”.’Le débat se poursuit dans le courrier des lecteurs du journal. Patrick Kessel, président du Club des égaux, y dénonce la mise en péril de la laïcité française par le cléricalisme. ”Ce ne sont pas des intégristes qui s'expriment mais bel et bien des clercs. Ce ne sont pas les intégrismes qui menacent nos libertés mais les cléricalismes qui, confondant leur autorité avec le pouvoir de l'Etat, prétendent dicter à leurs fidèles, comme à tous les ”infidèles”, leur dogme du vrai, du juste, du bon, au prix d'une censure à nos pensées et de violences à nos libertés” 1933 . Le lecteur de choix tente alors une analogie avec ”la désignation de Khomeiny comme symbole unique de l'intolérance” comme mécanisme de diversion quant aux ”attaques plus subtiles de l'ordre clérical contre la République laïque” 1934 :
‘N'est-ce pas l'Église de France, pourtant non intégriste, qui a tenté de faire interdire un film, une campagne d'information sur les préservatifs ou l'utilisation de la pilule abortive ; de limiter la recherche sur la fécondation, et s'essaye désormais à renégocier les conditions de séparation de l'Église et de l'Etat ?’Incriminé par les auteurs, le père Valadier ne tarde pas à réagir et s'inscrire en faux face à de telles allégations dans les colonnes du même Monde diplomatique de juin 1989. ”Identifier le cardinal Decourtray à un sanguinaire ayatollah dévoile à quel point le passage est facile du rationaliste qui fait profession de tolérance au fanatique coupeur de tête (idéalement !)”, s’insurge-t-il 1935 .
Jean-Yves Calvez, ”Légal, moral”, La Croix, 20 décembre 1988
Ibid
Mgr Rozier, ”La trahison d'une loi”, La Croix, 29 novembre 1989
”Il faut retrouver et faire jouer l'esprit de cette loi et ses dispositions. Il faut promouvoir la considération de la maternité. Il faut urger la démarche de l'entretien et tout ce qui est de nature à susciter le dialogue et la solidarité. Il faut développer le dispositif d'accueil et d'accompagnement par les interventions de personnes compétentes et qualifiées – conseillères conjugales, personnel social – et le soutien des œuvres et institutions qui poursuivent cet objectif”. Mgr Rozier, ”La trahison d'une loi”, La Croix, 29 novembre 1989
La position d'équilibre du père Valadier dans les débats de l'année 1988-1989 tend à accréditer la thèse d'un emballement médiatique quant à l'ampleur réelle des ruptures intervenues dans l’Eglise.
Il intervient en octobre 1989 au 18e congrès national du centre catholique des médecins français réuni à Marseille sur le thème ”Techniques médicales et maîtrise de la vie”. Dans le même temps, l'université de Jussieu Paris VII, la commission des communautés européennes et l'université européenne de la recherche, ouvrent à Paris un colloque international sur ”patrimoine génétique et droits de l'humanité”, le 25 octobre. La similitude des thématiques abordées par les deux manifestations illustre la pertinence de la réflexion menée dans l'Église catholique.
Outre le Français Luc Montagnier et le Belge Arsène Burny, le directeur général de l'organisation mondiale de la santé (OMS) et mère Teresa participent à la rencontre.
Yves de Gentil-Baichis & Olivier de Dinechin, ”Une mobilisation générale de l'Église”, La Croix, 17 novembre 1989
C'est ainsi que ”l'attitude trop rigoriste de Mgr Caffara a été mal reçue par les participants du colloque. Ils n'ont pas compris qu'une fois rappelée l'affirmation des principes, la démarche des pasteurs ne prenne pas en compte la vie concrète des gens”, relève Yves de Gentil-Baichis. L'épiscopat français apparaît comme recours aux acteurs de l'Église sevrés de dogmatisme. Yves de Gentil-Baichis, ”Difficile !”, La Croix, 17 novembre 1989
Yves de Gentil-Baichis, ”L'Église toulousaine veut recoller à la modernité”, La Croix, 24 janvier 1990
Didier Foucault, ”Intolérance et droits de l'homme : Jusqu'où faut-il respecter l'autre ?”, Le Monde diplomatique, avril 1989
Ibid
Ibid
Ibid
Patrick Kessel, ”Intégrismes et laïcité”, Le Monde diplomatique, avril 1989
Ibid
Paul Valadier, ”intolérance et laïcité : La religion dans le débat démocratique”, Le Monde diplomatique, juin 1989