Problématiques et plan de recherche

Le genre grammatical est donc, comme nous venons de le voir une particularité linguistique intrigante et complexe. Mais en dépit de ceci, et malgré son omniprésence dans notre langue, les mécanismes cognitifs intervenant lors de son traitement ne sont encore que très peu connus, car peu étudiés en psycholinguistique (Schriefers & Jescheniak, 1999). De plus en plus d’études, dans le domaine de la production du langage tendent à utiliser le genre comme outil d’expérimentation afin d’attester la validé des modèles théoriques (Alario & Caramazza, 2002 ; Jescheniak & Levelt, 1994). Mais encore très peu d’entre elles ont pour principal objectif l’étude du genre de façon isolée ; et à fortiori encore moins explorent cette spécificité du langage verbal en compréhension. Au vu d’un contexte scientifique relativement pauvre en opposition avec un rôle prédominant dans notre système langagier, il semble nécessaire d’approfondir nos connaissances des caractéristiques et des divers processus intervenant lors du traitement cognitif du genre grammatical en français.

Le but principal de cette étude sera donc d’explorer le rôle du genre grammatical lors des processus de production et de reconnaissance des mots. Plus spécifiquement nous nous focaliserons sur la dimension temporelle de son intégration dans les deux modalités. Pour cela, nous nous sommes intéressés au mécanisme de sélection des déterminants et au degré d’implication des informations de genre, ainsi qu’au moment où étaient extraites ces informations. Les questions que nous nous sommes posées et qui nous ont servis de ligne de conduite sont les suivantes :

  1. Quand est ce que sont récupérés les informations phonologiques et de genre lors de la sélection des articles en français en production et en compréhension ?

Lors de la reconnaissance visuelle des mots, à quel instant du processus d’accès au lexique interviennent les informations de genre grammatical ?

Dans le chapitre 1 nous fournirons en premier lieu les données théoriques indispensables nous permettant d’aborder les questions juste formulées. Nous exposerons les différents modèles tentant d’expliquer la séquentialité des événements conduisant à la production et à la reconnaissance des mots, ainsi que le niveau d’implication des informations de genre.

Dans le chapitre 2 expérimental nous avons souhaité affiner nos connaissances du séquençage temporel des divers événements impliqués lors de la sélection des déterminants en français : à quel moment s’effectue l’encodage syntaxique et plus spécifiquement celui des indices de genre grammatical et quand a-t-on accès aux informations phonologiques (détermination du premier phonème) lors des processus de compréhension du français ?

Toutefois, étant donné l’opacité des résultats rapportés en production du langage nous avons étendu notre étude à cette modalité. De par l’étude simultanée de l’implication du genre lors du processus de sélection des déterminants en production et en compréhension des mots, la perspective serait de déterminer si les deux systèmes se chevauchent partiellement ou pas. Ainsi le choix de ce niveau d’analyse est motivé par la nécessité de comparer plus rigoureusement les modèles schématisant les étapes permettant d’accéder aux différents items composant le syntagme nominal (déterminant et mot) ainsi que d’explorer la dichotomie éventuelle existant entre les deux systèmes. Pour répondre à ces questions, un ensemble de recherches fut conduit chez des locuteurs de langue maternelle française.

La première partie correspondait donc à une mesure des temps de réactions et des taux d’erreurs en production. Une tâche de dénomination d’image, de décision phonologique (déterminer si le premier phonème est une voyelle ou une consonne), et deux tâches de catégorisation en genre (en fonction des articles indéfinis un/une et selon les articles possessifs mon/ma) ont été menées.

Afin d’apporter plus de précisions quant au décours temporel des processus en production, nous avons également effectué une série d’expériences utilisant la technique d’imagerie cérébrale que sont les Potentiels Evoqués. Pour cela, nous avons répliqué le même paradigme que celui utilisé par Van Turrenout et collègues (1998, 1999). Nous avons demandé aux participants d’exécuter une double tâche en situation de go-nogo, une discrimination du premier phonème (voyelle Vs consonne) et une décision de genre (masculin Vs féminin). Dans la première expérience le déterminant correspondait aux articles indéfinis, c'est-à-dire qu’il ne dépendait pas du premier phonème. Par contre dans la seconde expérience, la forme du déterminant dépendait des marques phonologiques (tel que pour les articles possessifs). A noter, que des problèmes d’ordre techniques ont été rencontrés sur ces expériences perturbant ainsi la mise en place d’une conclusion nette quant à la séquentialité des événements cognitifs.

Concernant les processus de reconnaissance visuelle des mots, nous avons demandé à plusieurs groupes de sujets d’effectuer une tâche de décision lexicale et trois tâches de décision de genre (en fonction des articles indéfinis un/une, des possessifs mon/ma ou selon les labels masculin/féminin).

Le second objectif de la thèse, sera celui de statuer quant au rôle joué par le genre dans la compréhension du langage. Après avoir abordé le fonctionnement du système de reconnaissance des mots d’un point de vue relativement global, nous avons souhaité apporter plus de précision quant à la temporalité du processus d’extraction du genre lors de l’accès au lexique.

Dans le chapitre 3, nous nous attacherons donc à établir la précocité de l’intégration de l’information de genre inhérente à un mot : est-elle intégrée à un stade pré-lexical, c'est-à-dire avant que le mot ne soit extrait du lexique mental, ou plutôt à un niveau post-lexical, ce qui impliquerait que l’information se rapportant au genre d’un mot ne serait retrouvée qu’une fois le mot extrait. Concernant la précocité de l’intégration de l’information de genre, nous avons abordé la question selon deux approches mettant en jeu des protocoles différents.

Dans un premier temps, nous avons déterminé si l’information de genre grammatical portée par un article défini influençait la reconnaissance visuelle de mots en français tout en localisant avec précision quand, durant le traitement des items lexicaux, l’effet de genre apparaissait. Pour cela, trois expériences de décision lexicale sur des locuteurs de langue maternelle française ont été conduites. Le principe de ce type de tâche consiste à définir si une suite de lettres correspond à un véritable mot de la langue ou pas. Les noms cibles étaient précédés soit par un article congruent en genre, soit par un article incongruent, soit par une amorce non marquée en genre (par exemple une suite de dièse). La Stimulus Onset Asynchrony (SOA) entre l’amorce et la cible était de 200ms dans la première expérience (amorce visible), et de 47 ms dans la seconde (paradigme d'amorçage masqué). Dans la troisième, l’amorce était présentée visuellement durant 57ms mais elle était également suivie par un post-masque (ISI=150ms), ayant pour principal objectif de retarder la réponse des sujets (Chevaux & Meunier, 2003, 2004b, en préparation).

En second lieu, deux tâches de décision de genre ont été menées. Elles avaient pour but de contraindre les tâches de décision lexicale précédemment exécutées afin de déterminer si l’effet d’amorçage en genre persistait ou pas lors de tâches explicites comme l’est la catégorisation en genre. Pour cela les sujets ont été confrontés à des cibles visuelles (mots) précédés par une amorce masquée (noms représentant des objets inanimés) et ils devaient juger si ces noms étaient de genre masculin ou féminin. Les conditions d’amorçage étaient les suivantes : une congruence ou une incongruence de genre entre l’amorce et la cible. Un masque constitué d’une suite de dièses (###) précédait l’amorce, qui apparaissait à l’écran durant un temps très court (58 ms). Seul le système de réponse variait entre les deux expériences : soit les sujets devaient répondre sous le mode oui/non, soit sous le mode go/no-go.

La mise en parallèle des résultats obtenus via le paradigme de décision lexicale et ceux recensés pour les tâches de décision de genre nous permettra de définir avec précision le locus temporel de l’information de genre lors des étapes de reconnaissance des mots.