Le modèle en réseaux indépendants et l’hypothèse d’activation amorcée unifiée

Pour Caramazza (1997), d’après des données issues de la neuropsychologie, des états ‘sur le bout de la langue’ et de l’expérience de Jescheniak et Levelt (1994), les informations syntaxiques seraient représentées de façon indépendante par rapport aux indices sémantiques et phonologiques, et donc les locuteurs pourraient y accéder de façon indépendante. En résumé, il serait possible d’accéder aux informations phonologiques indépendamment des informations grammaticales, ce qui implique que la sélection du lexème n’est pas automatiquement le résultat d’une activation des caractéristiques grammaticales associées (figure 4).

Figure 4 : Modèle en Réseau Indépendant issu Caramazza (1997).
Figure 4 : Modèle en Réseau Indépendant issu Caramazza (1997).

Concernant les évidences expérimentales, dans une étude récente mettant en jeu trois expériences de dénomination basées sur la sélection de déterminants en français, Alario et Caramazza (2002) ont obtenus des résultats ne pouvant s'expliquer par aucun des deux modèles proposés auparavant, c'est-à-dire les modèles en cascade et sériel. Dans l'expérience suivante, les sujets devaient nommer les images en associant, cette fois-ci, soit l'article possessif (mon/ma), soit l'article démonstratif (ce/cette) congruent. Les images représentaient des mots débutant par une voyelle ou par une consonne de genre masculin ou féminin. Si les mots débutaient par une consonne, alors les articles dits partiellement spécifiés (i.e. les conditions pour lesquelles deux formes de l’article pouvaient être données en fonction du genre de l’article e.g. ma table ; ce sifflet) étaient traités plus rapidement que les items totalement spécifiés (e.g. cette table ; mon sifflet). Par contre pour les mots débutant par une voyelle, l'effet obtenu était plus classique et montrait que la forme standard (e.g. mon arbre ; cette étoile) prenait significativement moins de temps pour être nommée que la forme non standard (e.g. mon étoile ou cet arbre ; les formes standards correspondant respectivement dans nos exemples à ma et ce). Enfin la dernière expérience reprenait le même matériel que précédemment, mais cette fois ci les sujets devaient en plus du déterminant, ajouter un adjectif prénominal (ancien ou nouveau). Les résultats répliquaient ceux recueillis pour les voyelles, mais pas ceux pour les consonnes. En effet, pour ces dernières, le temps de réaction nécessaire à la dénomination d'images augmentait lorsque le nom et l'adjectif ne commençaient pas tous deux soit par une consonne, soit par une voyelle. Ces résultats ne pouvant s'expliquer ni par le modèle sériel, ni par le modèle en cascade, les auteurs se sont trouvés dans l'obligation de proposer une troisième alternative.

A la suite de ces travaux, Alario et Caramazza ont légèrement modifié l’hypothèse des Réseaux indépendants (RI) afin de créer un modèle pouvant expliquer les données ci-dessus énumérées. Ce modèle hybride d’accès au lexique, appelé ‘primed unitized activation hypothesis’ établit que les connaissances lexicales sont organisées sous la forme d’un ensemble de réseaux connectés les uns aux autres via des nodules lexicaux modalité spécifique : la représentation lexicale sélectionnée ou lemme va activer une partie seulement des caractéristiques syntaxiques tel que le genre naturel des mots, mais pas la catégorie grammaticale ou la forme conjuguée du verbe. L’activation de la totalité des caractéristiques syntaxiques va nécessiter en premier lieu l’activation et la sélection du nodule lexical de modalité spécifique (i.e. visuelle ou auditive). Après quelques instants, le lemme va activer les lexèmes phonologiques ou orthographiques. Dans ce modèle, les lexèmes peuvent donc être activés soit par les caractéristiques syntaxiques, soit par le lemme lui-même et ce de façon indépendante. L’idée d’indépendance repose sur le fait que la récupération du lexème peut s’effectuer sans le passage obligatoire par l’accès au lemme. La représentation lexicale va donc activer en parallèle tous les lexèmes des mots portant les caractéristiques sémantiques associées au lemme sélectionné. Elle va également amorcer l’activation des propriétés syntaxiques qui vont participer à la sélection du lexème pertinent.

Une façon de départager ces différents modèles serait de se focaliser sur la manière dont s’effectue l’accès à une caractéristique syntaxique spécifique (tel que le genre grammatical) comparé aux processus mis en jeu lors du traitement des informations phonologiques. La mise en parallèle des étapes conduisant à l’accès au lemme et au lexème nous permettra de définir la sérialité et l’interactivité des processus impliqués lors de la production des mots. Cet axe d’étude sera plus spécifiquement développé dans le chapitre 1. Mais avant de passer à l’exposé de la partie expérimentale, nous allons d’abord faire un tour d’horizon des modèles schématisant la façon dont s’opère l’accès au lexique en compréhension.