DISCUSSION GENERALE

Pour résumer les résultats obtenus via les protocoles des axes 1 et 2, nous évoquerons en premier lieu l’effet de tâche, puis celui de phonème, avant de passer à celui de genre, pour enfin terminer sur leur implication dans le cadre problématique nous concernant. La question que l’on peut néanmoins se poser est la suivante : dans quelle mesure pouvons nous comparer les patterns de résultats pour les tâches simples et les paradigmes à double instruction, puisque les moyennes des tâches simples ont été pondérées par la ligne de base ?

Deux constatations nous permettent raisonnablement d’envisager la comparaison comme étant viable : (1) en premier lieu, il est spécifiquement demandé aux participants de traiter les informations de genre et phonologiques avant de donner une réponse à la double tâche ; et deuxième point (2), ils se doivent de procéder à une dénomination de la représentation lexicale des stimuli images avant d’effectuer le tâche cognitive nous intéressant. Ainsi, dans ce type de paradigmes, nous contrôlons les différentes étapes indispensables à l’interprétation des résultats, c'est-à-dire que nous sommes sûr que les participants sont bien passés par les multiples niveaux amenant à la sélection des déterminants, ce qui équivaudrait à une correction des biais expérimentaux par la ligne de base.

Il apparaît de façon non surprenante que les tâches sont effectuées plus rapidement et plus aisément lorsque la catégorisation implique les articles indéfinis plutôt que les possessifs. Nous retrouvons également un effet de tâche dans le sens où une contingence de la main avec le genre réduit les latences de réponse comparé aux temps de réaction lorsque la main est contingente aux indices de forme, effet de plus forte amplitude pour les possessifs. De ces différentes observations nous en avions conclu qu’en français, comme dans la plus part des langues romanes, les déterminants étaient sélectionnés lors d’une étape tardive du processus de production des mots, c'est-à-dire après que le locuteur ait eu accès au lemme et au lexème. De plus, selon le modèle sériel ou modulaire, nous aurions du trouver des temps de réaction équivalents lors des tâches simples de décision de genre, puisque les informations de genre et phonologiques agissent sur le système de sélection comme un cluster. Il semble donc que le traitement des indices syntaxiques et de la forme des mots s’effectue en parallèle. L’incertitude réside néanmoins toujours quant à l’indépendance des deux processeurs. Nous pouvons également rajouter que sélectionner un article possessif prend toujours plus de temps que d’extraire l’article indéfini associé au nom. Ce décalage temporel aurait pour origine l’induction d’une facilitation de traitement grâce tant à la forte fréquence d’occurrence des articles indéfinis dans le lexique, qu’à la fréquence des formes par classe de genre.

Concernant l’influence des informations phonologiques, nous avions noté que lors de la dénomination, la variation des latences en fonction de la nature du premier phonème (i.e. les mots débutant par une consonne sont plus rapidement traités que ceux initialisés par une voyelle) était probablement causé par la mise en place d’un mécanisme de ressyllabification. Toutefois nous retrouvons la même direction de l’effet dans la tâche 1 tant sur les possessifs que les indéfinis, alors même que les mots étaient nommés en totale isolation. A l’opposé, lorsque la main est contingente aux indices de genre et lors de la catégorisation phonologique, les mots débutant par une voyelles sont traités plus rapidement que ceux commençant par une consonne, contrairement aux catégorisations de genre où aucun effet n’est visible. Donc selon les données de la tâche de décision phonologique, il apparaît qu’une voyelle en début de mot va accélérer l’accès à la représentation lexicale. Ceci pourrait s’expliquer par la proportion plus faible d’items débutant par une voyelle dans le lexique. L’espace de recherche étant diminué, le processus de sélection va pouvoir s’opérer plus rapidement.

En général, les tâches impliquant les articles indéfinis, à savoir la décision de genre et la tâche 2 ne font pas mention d’effet de phonème. Cette absence d’influence n’est pas surprenante si l’on part du postulat selon lequel la sélection de ces articles ne se base pas sur les indices de type phonologique. Donc dans un tel cas, nous nous attendions à trouver un effet de phonème résultant de la mise à disposition de ces informations par le processeur afin que puisse prendre place l’extraction des articles possessifs. Si nous avons bien souligné la présence d’un effet de phonème pour la tâche 2, il apparaît que la décision de genre n’est pas influencée par ce type d’informations. Une hypothèse à cette absence d’effet était que la constitution de nos listes expérimentales avait induit une disproportion entre le nombre de réponses ma et mon. Mais si il s’agit bien là de l’explication, comment interpréter alors la différence de patterns entre les deux protocoles (i.e. simple décision de genre Vs double tâche avec la main contingente au genre). La manière dont étaient formulées les consignes a par exemple pu pousser les locuteurs à se focaliser d’avantage sur la dimension phonologique des items que lors de la décision de genre isolée. Le fait de porter consciemment l’attention des participants sur ces indices est sûrement responsable de l’émergence de cet effet dans la tâche 2. Ceci vient confirmer l’hypothèse selon laquelle le déséquilibre des pourcentages de réponses mon et ma aurait écrasé un possible effet de phonème et peut être par la même occasion une interaction entre les variables phonème et genre.

En dernier lieu, nous avons vu que dans la tâche 1 les items débutant par une consonne étaient, quelque soit le déterminant, catégorisés plus rapidement. Il est important de rappeler que dans ce paradigme les sujets devaient d’abord sélectionner le déterminant avant de procéder à la décision phonologique. Au cours de l’étape d’accès à la forme de l’article, un mécanisme de vérification de la congruence syntaxique se mettrait en place. Sachant que les mots initialisés par une voyelle sont plus susceptibles d’être associés avec une forme d’article spécifique (e.g. la forme élidée l’ pour les articles définis ou la forme mon pour les noms féminins dans la classe des possessifs), nous pourrions envisager que ce mécanisme de vérification ralentirait à ce moment là le système pour les mots ayant pour premier phonème une voyelle, d’où l’obtention d’un effet pour les indéfinis et les possessifs dans la tâche 1.

De manière globale, les informations phonologiques sont extraites avant la sélection des déterminants et interviennent lors de ce processus.

Le troisième point souligné est que les informations de genre semblent également jouer un rôle prépondérant lors de la sélection des déterminants. Lors des protocoles simples, impliquant une unique instruction (voir axe 1) nous avons rapporté une accélération de la vitesse de catégorisation phonologique et de classification selon les articles possessifs pour les items masculins comparé aux féminins. Par contre, lors de la tâche de dénomination nous avions obtenu un effet inverse, c'est-à-dire des mots féminins nommés plus rapidement, ainsi qu’une absence d’effet pour la décision selon les articles indéfinis. Bien qu’allant dans le même sens, les résultats rapportés au cours des protocoles complexes à double instruction ne sont pas tout à fait similaires : lorsque la main était contingente à la phonologie, nous avions souligné une accélération des temps de réaction pour les féminins dans la condition ‘indéfinis’ et une absence d’effet pour les possessifs ; lorsque la main était contingente au genre, la tendance s’inversait et les noms masculins étaient catégorisés plus rapidement.

Bien qu’à première vue ces résultats semblent se contredire et complexifier notre interprétation du rôle du genre lors de l’extraction des articles, nous pouvons néanmoins en dégager une constatation majeure dans le cadre de notre étude. Le point crucial n’est pas de regarder la présence et le sens de l’effet de genre tâche par tâche, mais plutôt de comparer les proportions relatives de l’effet entre les tâches. Par exemple, pour les simples décisions de genre, ainsi que lors de la tâche 2, un ralentissement des moyennes des temps de réaction pour les mots féminins est exclusivement observé selon les possessifs, alors que les indéfinis ne donnent aucun effet. A l’inverse, dans la tâche 1 pour les indéfinis nous trouvons une accélération de la vitesse de catégorisation pour les féminins, effet allant dans le même sens que lors de la dénomination. Prises ensemble ces différentes comparaisons soulignent le fait que le mécanisme de sélection de la forme féminine congruente de l’article possessif aurait un coût cognitif quelque soit la tâche demandée.

Donc si de façon naturelle, les locuteurs tendent à procéder plus rapidement à l’analyse des mots féminins que des masculins, lorsque l’item à sélectionner se trouve être un article possessif le traitement des mots féminins va produire un surcoût cognitif conduisant au ralentissement général du mécanisme.

Un autre effet notable est l’émergence d’une interaction entre les facteurs genre et phonème uniquement pour la double tâche ayant la main contingente au genre : on observe une facilitation pour les mots débutant par une voyelle de plus grande amplitude pour la classe des masculins que pour les féminins. De plus, ce pattern ne semble pas varier en fonction du déterminant. En premier lieu, contrairement aux prédictions du modèle en réseaux indépendants (ou independant feature hypothesis) les informations n’agissent pas séparément sur le mécanisme de sélection des articles. Par contre, nos résultats favorisent l’hypothèse d’interactivité entre les divers niveaux de traitement soutenue par le modèle en cascade. Une possible explication à la direction empruntée par cette interaction, à savoir des items masculins débutant par une voyelle largement plus rapides que les items des autres conditions, serait l’augmentation artificielle du nombre de mots initialisés par une voyelle dans notre matériel (50% au lieu de 20%) couplé au ralentissement du système dans la condition voyelle/féminin (forme mon peu fréquemment utilisée pour catégoriser un nom appartenant à la classe des féminins) ou consonne/féminin (faible fréquence de l’article ma par rapport à mon).

Même si les évidences expérimentales sont faibles, il semble au vu des résultats précédemment rapportés que le modèle en cascade serait le plus adéquat pour définir le décours temporel des événements lors de la production des mots. L’encodage du lexème, c'est-à-dire de la forme des mots suivrait l’analyse des caractéristiques syntaxiques des mots (e.g. le genre grammatical) avant que ne puisse s’effectuer la sélection du code congruent du déterminant. Ces différentes étapes ne suivraient cependant pas un axe temporel linéaire. Les processeurs mis en jeu interagiraient les uns avec les autres afin d’accélérer la production des mots. Afin de confirmer de cette hypothèse il serait nécessaire de reconduire les expériences impliquant les possessifs, mais cette fois ci en incluant un certain nombre de fillers, i.e. images représentant des objets inanimés ayant un nom féminin initialisé par une consonne, donc appelant la réponse ma. En se plaçant dans les conditions les plus ‘naturelles’ possibles, nous serions alors à même de définir clairement si les modules responsables du traitement du lemme et du lexème agissent indépendamment les uns des autres, ou si au contraire les flux d’informations se propagent d’un processeur à l’autre durant toute la durée de leur activation.

En dernier lieu, l’analyse des taux d’erreurs rapporte des informations pertinentes quant à l’effet de la réponse. Lorsque la main est contingente aux informations phonologiques, pour les articles possessifs nous observons une augmentation du nombre d’erreurs pour les masculins sur les essais go, tandis que la tendance s’inverse pour les essais nogo. Par contre nous trouvons un pattern opposé lorsque la main est contingente au genre et ce pour les deux types de déterminants : sur les essais go les sujets font significativement plus d’erreurs pour les items féminins, tandis que sur les essais nogo les items féminins sont plus aisément catégorisés. Il faut savoir que lorsque les participants effectuent une erreur sur les essais nogo, cela signifie qu’ils n’ont pas extrait le bon article dans la tâche 1 ou qu’ils n’ont pas retrouvé la nature du premier phonème dans la tâche 2. A l’opposé, sur les essais go, les erreurs pour les deux paradigmes rendent comptent de problèmes de catégorisation basés tant sur les indices phonologiques que sur le genre. Donc, les pourcentages d’erreurs en fonction du type d’essais nous renseignent sur des processus de nature différente. Malheureusement, nous n’avons pas encodé la qualité des erreurs commises pour les essais go (i.e. n’ont pas été séparées les erreurs phonologique et de genre), ce qui rend l’interprétation de ces résultats extrêmement complexe. Toutefois, bien que lors des analyses des taux d’erreurs, nous n’ayons pas trouvé d’effet de genre, quelque soit la tâche et l’article considéré, il émerge néanmoins que dans la tâche 1 les sujets éprouvent une plus grande difficulté à sélectionner la forme de l’article possessif correspondant aux mots féminins. Cette constatation vient entériner le fait que traiter des mots féminins, lors d’une catégorisation par des possessifs implique un coût cognitif.

Les résultats tant des tâches simples que des doubles paradigmes ont apporté un certain nombres de réponses aux questions que nous nous posions quant à la nature des étapes, et à leur temporalité, conduisant à la sélection des articles en français. De ces différents patterns nous en avons extrait un modèle que nous avons présenté sous la forme de la figure 13.

Le présent modèle est applicable aux langues romanes, dont le français, impliquant une sélection tardive des déterminants : la sélection des articles intervient après la spécification de certaines caractéristiques du lemme et du lexème. Toutefois, le passage d’une étape à l’autre ne s’effectuerait pas de manière sérielle mais cascade, ce qui signifie que les informations pertinentes activées à un niveau auraient pour rôle de pré-activer le niveau suivant au fur et à mesure de leur extraction. Ce postulat présuppose donc que plusieurs étapes peuvent avoir lieu dans la même fenêtre temporelle. Nous prendrons comme exemple la sélection de l’article possessif associé au mot étoile.

Les locuteurs auraient d’abord accès à la représentation lexicale du mot (étoile), ainsi qu’à ses caractéristiques syntaxiques, c’est-à-dire au lemme (i.e. la classe grammaticale, le genre, le nombre…). Une fois cette étape mise en route, les informations activées (e.g. le genre : féminin) seraient mise à disposition du système pour pré-activer les codes de l’article congruent (ma et mon). Mais ces indices serviraient également d’input au module phonologique. Une fois pré-activé, ce processeur entraînerait la récupération des propriétés de forme, c'est-à-dire du lexème. La nature du premier phonème définie (e.g. voyelle), l’information pré-activerait à son tour les formes possibles de l’article (e.g. mon et ma). Le code ayant le niveau d’activation le plus élevé serait sélectionné (e.g. mon). Bien qu’encore au stade de l’hypothèse, nous avons inclus dans le modèle l’intervention d’un module permettant de vérifier le respect des règles d’accord régissant l’ordonnance syntaxique des mots dans un discours : une fois extrait, l’article serait analysé par un mécanisme de vérification syntaxique qui contrôlerait sa congruence avec les informations de genre et phonologiques du mot avec lequel il sera par la suite produit.

Une incertitude perdure néanmoins quant à l’interactivité des deux modules de traitement (représentée sous forme d’un point d’interrogation sur le schéma). Une fois les indices de genre et phonologiques disponibles, nous n’avons pu définir avec certitudes si ces propriétés agissaient de façon dépendante ou pas, bien que certaines considérations nous laissent supposer de l’interactivité des facteurs genre et phonème sur la sélection des déterminants.

Le problème réside donc à présent à déterminer si ce modèle est également applicable aux processus de sélection des articles en compréhension visuelle des mots, ou bien si dans cette modalité l’arrangement et la configuration des niveaux de traitement diffèrent complètement. Dans le but d’apporter quelques éléments de réponses nous avons conduit un ensemble d’expériences sur des locuteurs français, que nous allons tout de suite présenter.

Figure 13 : Modèle en cascade d’accès au déterminant
Figure 13 : Modèle en cascade d’accès au déterminant NOTE : Les flèches en pointillés indiquent les étapes de pré-activation, tandis que les flèches pleines dénotent les étapes d’activation. L’étape (1) représente le niveau lexical, c'est-à-dire l’accès au lemme ; l’étape (2) représente le processeur phonologique traitant le lexème ; l’étape (3) de sélection du déterminant ; et (4) l’étape de vérification du respect des règles d’accord.