Discussion

Le but de cette série d’expériences était de déterminer si les informations phonologiques et de genre pouvaient influencer les mécanismes impliqués lors du processus de sélection des articles. Dans ce contexte, les tâches de catégorisation mettent en évidences trois résultats fondamentaux tant via des analyses par sujet, que par item : (1) la présence d’une forte et robuste influence des indices phonologiques sur les temps de réaction, (2) l’apparition d’un effet de genre uniquement lorsque la catégorisation se faisait en fonction des articles possessifs, et (3) une variation des temps de réaction selon la tâche.

Concernant les informations d’ordre phonologique véhiculées par la première lettre du mot, l’effet observé quelque soit la catégorisation, présuppose que le temps nécessaire pour répondre est hautement sensible à ce type de signal. Ce résultat est consistant avec les données issues d’études récentes selon lesquelles les caractéristiques orthographiques et phonologiques sont disponibles dès les premiers stades du traitement visuel des mots (Ferrand & Grainger, 1992, 1993 ; Frost, 1998 ; Lukatela, Lukatela & Turvey, 1993 ; Lukatela & Turvey, 1990a, 1990b ; Perfetti & Bell, 1991 ; Ziegler & Jacobs, 1995). La décision de genre étant une tâche mettant en jeu des mécanismes ayant lieu après l’accès au lexique, il semble ainsi normal d’obtenir une variation des latences quelque soit l’instruction donnée aux sujets, c'est-à-dire même lorsque la catégorisation n’implique pas l’extraction de tels indices. Ceci explique pourquoi nous avons observé un effet de phonème pour une décision selon les articles indéfinis et selon les étiquettes de genre, alors même que la détermination de la forme congruente de l’article ou du label pertinent ne dépend pas intrinsèquement de ces informations. L’obtention d’un tel effet vient donc confirmer le caractère irrépressible et précoce du traitement des indices phonologiques portés par un mot présenté visuellement.

Plus spécifiquement, le fait que nous ayons trouvé des latences plus importantes lorsque les mots débutaient par une voyelle que par une consonne, est en ligne avec la tradition en français (Desrochers et collaborateurs, 1990, 1995 ; Holmes et Ségui, 2004 ; Taft et Meunier, 1998). Desrochers et collaborateurs (1990, 1995) avaient obtenu cette variation pour un set d’items constitué de mots représentant tant des inanimés que des animés sur lesquels les participant devaient procéder à une classification en genre, soit selon les articles indéfinis, soit selon les étiquettes masculin/féminin, et ce en produisant oralement la réponse. Plus récemment Taft et Meunier (1998) lors d’une étude portant sur des noms propres de lieux lors de tâches de classification et de vérification de la grammaticalité ont eux aussi répliqué l’effet. Pour terminer Holmes et Ségui (2004) avaient également trouvé cette différence via une tâche de décision de genre en fonction des classes de genre masculin/féminin et une tendance lors d’un jugement de grammaticalité de phrases comportant un nom inanimé associé à un article indéfini. Afin d’expliquer la nature de l’effet, Desrochers et al (1990, 1995) avaient avancé l’hypothèse suivante : lorsque l’on demande à un sujet de donner le genre d’un mot, il va implicitement évoquer le déterminant ayant la plus grande fréquence de co-occurrence, c’est à dire l’article défini. Si le nom appelle la forme élidée de l’article (i.e. mots débutant par une voyelle), c'est-à-dire le code ne portant aucune information de genre, alors le lecteur va évoquer un autre déterminant ayant une chance de se trouver apposé au mot, donc l’article indéfini. Lors du processus d’assignement en genre, cette étape cognitive supplémentaire aurait pour conséquence l’augmentation des temps de réaction pour les mots initialisés par une voyelle. Bien qu’en désaccord avec cette explication, Holmes et Ségui (2004) s’étaient néanmoins retrouvés dans l’incapacité de fournir une autre hypothèse.

La comparaison du sens de l’effet de phonème attaché aux tâches de décision lexicale et décision de genre, nous apporte quelques précisions supplémentaires quant au fonctionnement du système de compréhension des mots. En effet, si les représentations initialisées par une consonne sont extraites moins rapidement que celles débutant par une voyelle, à l’opposé lors de la catégorisation le sens s’inverse : voyelle plus lentes que consonne. Lors de l’accès au lexique, le nombre de mots ayant pour premier phonème une voyelle étant restreint, la composition de la cohorte de candidats et l’activation de la représentation pertinente s’opérerait plus rapidement, d’où l’obtention d’une facilitation de réponse pour les voyelles. Il est envisageable qu’au moment de la catégorisation en genre, la difficulté constituée par la récupération des articles pour les mots commençant par une voyelle soit responsable de l’inversion de l’effet. Toutefois, une telle explication ne peut avoir de sens que si l’analyse des informations de genre à lieu lors d’une étape post-lexicale.

En conclusion, nous pouvons dire que l'accès aux articles liés aux noms s'opère de telle manière qu'il va être influencé par les marques phonologiques se trouvant en début de mot : il y aurait une neutralisation de l’aisance de discrimination de la forme des déterminants pour les noms initialisés par une voyelle. De plus, selon l’hypothèse de Desrochers et collaborateurs, la nature de la lettre initialisant les mots serait en partie impliquée dans l’émergence de l’effet de tâche que nous avons noté et sur lequel nous allons tout de suite revenir.

Nous avons mis en évidence, au cours des différentes Expériences 2, l’existence d’une importante et persistante variation des latences en fonction des instructions données aux participants pour catégoriser les mots. Selon cet effet, dire qu'un mot est masculin ou féminin prend significativement plus de temps que de définir si il peut être précédé par un/une ou mon/ma et comparativement, le temps nécessaire pour classer un mot selon la forme appropriée de l'article indéfini est plus court que selon le possessif. Cette observation suggère tout d’abord, que les latences varient en fonction du niveau de complexité du traitement sous-jacent menant à la réponse. Toutefois, que la consigne donnée induise un niveau de traitement complexe ou relativement basique, le système gère toujours la commande avec une facilité et une précision égale. En effet, nous n’avons pas observé de variation des taux d’erreurs selon les tâches. Donc l’augmentation des latences n’est pas corrélée à un choix devenant de plus en plus difficile, mais à une complexification du mécanisme sous-jacent, par exemple par mise en place d’étapes cognitives supplémentaires.

De plus, ce résultat vient invalider l’hypothèse posée dans l’introduction quant à la séquentialité des événements conduisant à la sélection des déterminants. Nous avions en effet postulé que si le processus était strictement inverse à celui énoncé en production (donc un traitement des informations phonologiques, puis de genre avant que ne s’effectue la récupération de l’article) nous aurions du obtenir des latences plus courtes lors de la décision de genre que lors des deux tâches de catégorisation selon des indéfinis et les possessifs. Cette constatation nous amène à reconsidérer la proposition de Desrochers et collègues énoncée plus haut quant à l’utilisation des articles pour récupérer le genre d’un mot. Ce modèle présuppose alors que la sélection des déterminants s’effectue lors d’une étape antérieure à celle du traitement des informations de genre (i.e. à un niveau lexical) et que cette dernière est sous la contrainte d’un effet de fréquence. Ainsi, d’après ces auteurs, si les sujets pour catégoriser un mot en genre tiennent compte des indices phonologiques ainsi que de la fréquence de co-occurrence des items au sein du syntagme nominal, alors l’extraction des déterminants va s’opérer de la façon suivante : pour les possessifs, si le mot débute par une voyelle, l’attribution de la forme appropriée va se baser sur l’article indéfini ce qui va être cause d’un allongement global des temps de réponse ; par contre en se qui concerne les articles indéfinis, l’attribution s’effectuerait de manière plus directe puisqu’une forme donnée véhicule une information de genre particulière et que la discrimination de ces articles ne s’effectue pas sur la base des caractéristiques phonologiques du mot.

D’autres options sont néanmoins données dans la littérature. Selon l’hypothèse de la dual source (Gollan & Frost, 2001), les informations phonologiques et lexicales interviendraient indépendamment sur le processus d’assignation de genre et joueraient un rôle seulement après l’accès au lexique. Selon l’approche connexionniste dite en ‘réseaux neutres’ (Taft & Meunier, 1998), l’article serait retrouvé en même temps que le nom, comme par exemple les articles indéfinis. Par contre, si l’article ne véhicule pas d’informations de genre, ou une information contradictoire, tel que pour les possessifs, les sujets adopteraient alors d’autres stratégies pour récupérer la forme pertinente de l’article. En ceci, il serait possible de fusionner ce modèle avec la proposition de Desrochers et collègues. En effet, une des stratégies pourrait être de passer par la sélection d’un autre article présentant une fréquence d’occurrence plus élevée dans la langue. Une autre hypothèse serait que la sélection ne prendrait place qu’une fois toutes les informations mises à disposition : c'est-à-dire la spécification du déterminant demandé (possessif), la nature du premier phonème et le genre du mot cible. Toutes ces informations agiraient comme une unité sur le module de sélection afin que puisse en être extrait la forme pertinente. Cette proposition implique que le système fonctionne de manière sérielle. Toujours selon le modèle en réseaux neutres, informations lexicales et sous-lexicales auraient une action dépendante sur le processus et que les données phonologiques auraient une influence précoce. Ce qui semble être confirmé par nos propres données.

De par la différence de latences entre les expériences pour lesquelles les sujets devaient catégoriser les items selon les déterminants et celle où elle s’effectuait en fonction des labels de genre, il apparaît que les articles, ou du moins certains d’entre eux, seraient stockés dans le lexique mental avec les mots comme des étiquettes (Ferrand, 2001), i.e. les indéfinis. Il est également possible de dire que l'effet de facilitation observé dépend de la fréquence de co-occurrence des deux items dans la langue française puisque la catégorisation selon les indéfinis est procédée plus rapidement que la tâche faisant intervenir les possessifs. Sur la base de l'assomption selon laquelle l'identification de genre repose sur l'activation des données liées aux noms, les représentations lexicales les plus susceptibles d'être activées après la reconnaissance du nom sont celles des mots qui co-varient et qui s'accordent en genre. Donc, la reconnaissance selon les étiquettes catégorielles se ferait de façon indirecte, par exemple après l’attribution de la forme pertinente d’un déterminant suivie d’une extraction des indices grammaticaux relatifs à sa représentation. Le processus serait dans ces conditions beaucoup plus lent que celui mis en place pour la catégorisation des articles. Il peut également être noté que si les temps de réaction varient en fonction de la tâche, les résultats ne rapportent aucune interaction de ce facteur avec les signaux de natures syntaxiques ou phonologiques. Cette absence d’interaction n’est pas complètement isolée puisqu’on la retrouve dans de précédentes études mettant en jeu d’autres facteurs comme la fréquence (Desrochers & al, 1989) ou la classe sémantique (i.e. caractère animé ou pas de l’objet ; Cf. Desrochers & al, 1995). Ces observations couplées à l’augmentation des temps pour la décision de genre, laissent supposer que l'effet de la nature des labels utilisés se situe au niveau de la production de la réponse elle-même et non pas sur les étapes antérieures conduisant à la sélection de la forme congruente de l’article (Desrochers & al, 1989, 1995). A noter que l’obtention d’une différence de latences entre le jugement de genre selon les indéfinis et les possessifs avec une production non-verbale des réponses vient annuler l’explication introduite par ces auteurs selon laquelle le nombre de syllabes composant la réponse serait en partie responsable de l’effet de tâche.

Le dernier point sujet à discussion, à la lumière des résultats obtenus, est celui de l'émergence lors des processus de catégorisation d'un impact des informations de genre mais uniquement dans certaines conditions. Pour être plus précis, un effet de genre a été trouvé lorsque les locuteurs devaient décider si un item cible pouvait être précédé soit par mon soit par ma, mais pas dans les deux tâches intégrant les articles indéfinis et les labels masculin/féminin. Corrélé aux données du paragraphe précédent, ce résultat implique que les représentations des articles peuvent être activées par différentes sources d'informations, à savoir par des caractéristiques d'ordre phonologique et/ou syntaxique. Cependant, l'information de genre ne semble être extraite que lorsque le processus le nécessite, alors que les traits phonologiques conduiraient la sélection des déterminants en dépit de la nature de ces derniers. Si le caractère précoce et automatique du traitement des informations phonologiques a été souligné, ces données marquent l’aspect contrôlé et stratégique-dépendant de la récupération du genre. D’un point de vue plus temporel, il semblerait que le processeur phonologique se mettrait en route lors d’une étape antérieure au mécanisme conduisant à l’extraction des indices de genre portés par les mots. A ceci, nous pouvons rajouter que les latences relatives aux articles possessifs comparées aux indéfinis montrent que le processus de sélection de la forme pertinente du possessif associé va être retardée jusqu’au moment où les informations de genre vont être mises à disposition du système. Ce mécanisme ne prend place néanmoins que lorsque cela le nécessite. Ces différentes constatations nous amènent à considérer la sélection de certains déterminants comme étant un processus relativement tardif de la reconnaissance visuelle des mots.

Comme nous venons de le souligner, dans l'expérience 2Poss, durant laquelle les sujets avaient à catégoriser les mots en fonction de la forme possessive appropriée, un double effet est apparut : phonème et de genre. Si ces deux facteurs ne semblent pas interagirent sur les temps de réaction, ils vont toutefois agirent de concert sur les taux d’erreurs : les sujets vont commettre un plus grand nombre d’erreurs pour les mots féminins initialisés par une consonne par rapport à toutes les autres conditions. A ce point, il est important de rappeler deux principales assertions : premièrement, durant la catégorisation en genre en fonction du label 'possessif', plusieurs sources d'informations sont disponibles et qu'en second lieu, l'étape de prise de décision requière l'intégration prioritaire de signaux provenant des niveaux de traitement antérieurs. En partant de ces postulats, il nous est possible de proposer une hypothèse permettant d'expliquer cette absence d'interaction entre les effets de phonème et de genre : les deux signaux agiraient de façon indépendante sur les processus de catégorisation. Une explication alternative serait que cette absence d'interaction pourrait être due en partie au matériel expérimental choisit. Cette hypothèse déjà proposée dans l’axe 1 de ce chapitre pour expliquer certaines données issues de la production, ce voit confirmer ici par la présence d’une influence couplée des deux variables sur les erreurs mais pas sur les latences. En effet, la composition de notre set d'items cibles a entraîné la création d’un déséquilibre entre le nombre de réponses requièrant la forme ma et celles impliquant la forme mon (i.e. soit respectivement 25 et 75% des données). Cette disproportion a pu avoir pour conséquence l’écrasement de l'interaction possible entre les effets du premiers phonème et celui de genre : c'est-à-dire soit un effet de facilitation dans le cas des mots initialisés par une consonne précédés par la forme possessive ma, ou un potentiel effet d'inhibition dans le cas des cibles féminines ayant une voyelle pour première lettre (e.g. mon étoile). De par l’importance des implications d’un tel biais expérimental sur les conclusions que nous pourrions tirer de nos résultats, il nous apparaît indispensable de vérifier la validité de cette hypothèse. Pour cela nous allons, via l’expérience 3, reproduire la tâche de décision de genre selon les articles possessifs, mais cette fois ci en incluant un plus grand nombre d'items féminins commençant par une consonne dans le but d'obtenir une proportion identique d’essais requièrant les réponses mon et ma. Les résultats obtenus sont exposés dans la partie suivante.