CHAPITRE 3 : LA RECONNAISSANCE VISUELLE DE MOT ET LE GENRE GRAMMATICAL

Introduction

Si l'on part du principe que dans le cerveau humain il existe un réseau neuronal ayant pour tâche de stocker les différents mots composant notre lexique, il s'en suit que certaines caractéristiques inhérentes aux noms vont contribuer à leur extraction lors des activités de lecture, d'écriture ou de parole. Dans ce chapitre, nous allons donc plus spécifiquement nous focaliser sur l'implication des informations de genre grammatical au niveau de l'accès au lexique lors des phases de compréhension.

Comme nous l'avons abordé dans le chapitre dédié à la théorie (Cf. chapitre 1), le processus d'accès aux représentations stockées au sein du lexique fait l'objet de nombreux modèles. L'un des premiers présentés expliquant les mécanismes impliqués lors de la lecture de mots est celui dit 'logogène' développé par Morton (1969) auquel fut apporté quelques modifications une dizaine d'années plus tard (Morton, 1979). L'accès est direct et se passe simultanément pour tous les mots. Il existerait deux sortes de logogènes : un dans chaque modalité (i.e. visuelle et auditive). Ces systèmes ne correspondent pas à des mots, mais plutôt à l'ensemble des informations qui vont le rendre disponible. Chaque logogène possède un seuil d'activation propre et lorsque ce seuil est atteint, la représentation correspondante est identifiée. Ce modèle a servi par la suite de canevas aux autres modèles fonctionnant en parallèle, comme par exemple celui de McClelland et Rumelhart (1981, 1982). Ces derniers tendent à considérer le processus de récupération des mots comme étant analogique à la structure neuronale du cerveau. Cette théorie se rapproche du modèle logogène pour la simple raison qu’elle présuppose que tous les stimuli entrant dans le système vont exciter les différentes connections excitatrices et inhibitrices reliant les nœuds entrants, sortants et cachés. Très différent dans son fonctionnement, le modèle autonome de recherche de Forster (1976) postule que le lexique se comparerait à une bibliothèque où les mots, tels des livres, n'auraient qu'une seule place possible. Mais cette localisation serait calculée et accessible selon un catalogue de plusieurs entrées. Les données conduisant à la sélection d'un mot pourraient être des informations d'origine orthographique, phonologique et semantico-syntaxique. Ce mécanisme est strictement sériel puisque une seule route est accessible à un moment donné.

Le schéma général de la théorie de Forster a servi de base pour la mise en place du modèle beaucoup plus abouti dit de Cohort (Marslen-Wilson, 1987) expliquant le fonctionnement de l'accès au lexique lors de la perception de parole. La divergence fondamentale entre ces deux théories réside en une structure passive pour Forster, alors qu’au contraire pour Marslen-Wilson les items contenus dans le lexique sont des données actives. Toutefois, différemment des modèles connexionnistes, et bien que la structure du lexique soit considérée comme active, la mise en place de processus d’inhibition est exclu du système. De façon générale, les caractéristiques linguistiques portées par un item vont participer à la sélection d'un jeu de candidats primaires, formant un ensemble appelé "cohorte". Au fur et à mesure de la mise à disposition des informations, le système va restreindre le nombre de compétiteurs possibles, pour finalement aboutir à la sélection de l'unique candidat compatible avec l'item de départ. Par conséquent, deux types d'indices seraient indispensables au bon déroulement du processus d'accès au lexique : (1) les informations intervenant lors de l'étape d'accès, c'est-à-dire celles procédant à l'activation du set initial de candidats lexicaux ; et (2) les informations ayant une action sur le processus de sélection lui même, donc celles entraînant la diminution du nombre de candidats potentiels. La question que l'on peut se poser est donc la suivante : à quelle classe d'indices appartient le genre grammatical ? Ce qui présuppose de déterminer si l'information de genre participe de façon précoce ou plus tardivement au processus de reconnaissance des mots.

Si très peu d'évidences expérimentales sont données en modalité visuelle, dans une étude relativement récente, Dahan, Swingley, Tanenhaus et Magnuson (2000) ont apporté une ébauche de réponse en ce qui concerne la perception auditive des mots. Pour cela, ils avaient simplement manipulés la valeur et la qualité des informations de genre disponibles dans le contexte précédent un nom. Cette opération avait été appliquée au paradigme d'enregistrement du mouvement des yeux sur des locuteurs français. Après écoute d’une commande auditive, les sujets qui faisaient face à un écran d'ordinateur, avaient pour instruction de pointer l’item cible parmi un set de 4 images : la cible (e.g. balai), un mot appartenant à la même cohorte (i.e. portant comme attaque une suite de lettres ayant la même sonorité que la cible) mais de genre différent (e.g. balance) et deux distracteurs ne faisant pas partie de la cohorte (e.g. cage et coq). Dans une première expérience, les sujets recevaient la phrase d'instruction 'cliquez sur les' suivie de l'item cible (e.g. boutons). Dans cette condition, l'article défini les ne porte pas d'information de genre. Ils avaient mis en évidence qu'en absence de marque de genre, un effet de compétition se mettait en place. La première syllabe entendue (e.g. /bou/) activait aussi bien le mot cible bouton que les autres candidats de la cohorte, tel que bouteille. Par contre, lorsque les participants étaient confrontés à une instruction impliquant les formes singulières de l'article défini (e.g. le et la), comme dans 'Cliquez sur le bouton', alors l'effet de compétition disparaissait : 'le bou' activait seulement l'item bouton, mais pas les autres items appartenant à la cohorte. Ils avaient conclus de ces observations que la sélection du jeu de candidats initiaux était influencé par le contexte dont font partie les indices de genre porté par les articles définis. Le point sujet à discussion concernait la façon dont le genre était impliqué dans la sélection des compétiteurs : est- ce la contrainte due à la structure grammaticale du langage (i.e. les règles d'accord augmenteraient la probabilité de trouver à la suite d'un article défini un mot appartenant à la même catégorie de genre) ou bien la co-occurrence établie entre l'article et la première syllabe du mot, qui serait responsable de la restriction du nombre de représentations candidates à la sélection lexicale.

Bien qu’un grand nombre d’évidences se portent en faveur d’une utilisation précoce des indices de genre lors de la reconnaissance auditive des mots dans les langues romanes (Bates & al, 1995, 1996 ; Dahan & al, 2000 ; Grosjean & al, 1994) ; certaines études viennent contredire cette hypothèse. Dans l’optique de vérifier si la taille de la cohorte pouvait effectivement être réduite lors des étapes précoces du traitement par les informations de genre, Spinelli, Meunier et Seigneuric (2005) ont procédé à trois tâches de décision lexicale avec amorçage chez des locuteurs français natifs. Les trente deux cibles suivaient des amorces présentées auditivement et se trouvant sous quatre formes différentes : la syllabe constituée par les deux ou trois phonèmes initialisant la cible (e.g. /Kra/) ; la syllabe initiale précédée par un article indéfini marqué en genre (e.g. /unKra/) ; une syllabe non phonologiquement reliée à la cible (e.g. /pli/) ou une syllabe non phonologiquement reliée mais précédée par un article indéfini marqué en genre (e.g. /unpli/). Dans les expériences 1 & 3, les items cibles représentaient le mot le plus fréquent d’une cohorte donnée (e.g. crapaud), alors que dans l’expérience 2, ils correspondaient au nom de genre opposé ayant la seconde fréquence d’occurrence (e.g. cravate). Dans la troisième expérience, les amorces étaient accompagnées d’un déterminant non congruent en genre avec la cible. Si un effet d'amorçage phonologique indiquant que l'amorce constituée par le début des mots activait bien les diverses représentations associées à cette cohorte émergeait dans les trois expériences, les auteurs n'avaient cependant obtenu aucun effet de genre ni interaction entre les deux facteurs. Le pattern laissait donc entendre que les caractéristiques de genre n'étaient peut être pas assez pertinentes, par rapport aux indices phonologiques, et donc que la sélection des items composant la cohorte initiale était restreinte en premier lieu par ces informations phonologiques. Cette interprétation des données obtenues présuppose que lorsque les informations de genre sont seules présentes dans le contexte il serait possible d'observer un effet d'amorçage.

La plus part des études psycholinguistiques étant conduites en anglais, langue ne possédant pas de genre grammatical pour les mots communs, il existe très peu de données concernant le décours temporel de son extraction. De plus, si les modèles d'accès au lexique sont généreusement fournis en résultats en modalité auditive, le contexte expérimental en modalité visuelle reste relativement pauvre. Nous nous proposons donc de vérifier via un set de trois expériences décrites dans le paragraphe suivant, si lors de la reconnaissance de mots en mode lecture, le lexique va se diviser en deux lors des étapes précoces du traitement en fonction du genre grammatical des noms. Cette manipulation nous permettra d’apporter quelques précisions quant au fonctionnement des différents modèles décrits plus hauts, et d’y inclure les processus d’extraction du genre.