Les modèles d’accès au genre en compréhension

L’hypothèse post-lexicale

Les deux théories principales de l’accès au genre dans les processus de compréhension de mots, décrites brièvement ci-dessus, ont pour sources un ensemble d’expériences menées dans différentes langues et modalités (visuelle Vs auditive) au cours de ces dernières années. Si un grand nombre d’études ont suggérées la contribution du genre grammatical dans les processus de reconnaissance de mots (voir Friederici & Jacobsen, 1999 pour un résumé), Gurjanov, Lukatela, Moskovljevic, Savic, et Turvey (1985), ainsi que Gurjanov, Lukatela, Lukatela, Savic, et Turvey (1986) furent les premiers à explorer les effets de l’amorçage en genre. Les locuteurs étaient serbo-croate, langue pour laquelle la catégorisation des mots s’effectue selon trois genres différents (masculin, féminin et neutre). Dans la première série d’expériences, ils ont utilisé une tâche de décision lexicale en modalité visuelle afin de comparer les temps de réaction pour des mots précédés soit par un adjectif décliné marqué en genre soit par un pseudo-adjectif, qui établissait une relation de congruence ou incongruence avec le mot subséquent. Dans la seconde étude, ils répliquèrent la tâche en utilisant un matériel, une procédure et un dessin expérimental identiques, mais au lieu d’adjectifs, les amorces étaient constituées par des pronoms possessifs eux même porteurs d’informations de genre. Le pattern de résultats, quelle que soit l’amorce impliquée, mettait en évidence une accélération des réponses pour les mots se trouvant dans une situation de congruence plutôt que d’incongruence. Ce fort effet d’amorçage fut interprété par les auteurs comme étant associé à des processus prenant place après extraction du mot du lexique mental, i.e. à une étape post-lexicale du mécanisme de reconnaissance. Concernant l’automaticité de ce système, Gurjanov et al ne se sont pas prononcés. Toutefois, pour eux, l’effet obtenu pour les paires de mots incongruentes aurait pour base un mécanisme similaire à celui conduisant à l’interférence de Stroop (Stroop, 1935 ; pour une revue voir Macleod, 1991): la réponse ‘oui’ générée automatiquement par le processeur lexical interagirait avec la réponse ‘non’ stratégique-dépendante associée à la non grammaticalité du couple amorce-cible, provoquant par là même un allongement du temps indispensable à la prise de décision.

L’interprétation post-lexicale de l’effet d‘amorçage en genre ne tarda pas à être soutenue par une étude similaire menée par Carello, Lukatela, et Turvey (1988) toujours en Serbo-Croate. Par insertion d’une suite de symboles (ensemble de ‘xxx’) en tant que ligne de base dans le matériel expérimental en remplacement des pseudo-adjectifs précédemment utilisés, les auteurs ont pu, en plus de répliquer l’effet d’amorçage, définir le sens de cet effet. Les latences plus courtes dans la condition neutre que dans la condition d’incongruence soulignaient la nature inhibitrice de l’effet de genre. L’emploi d’articles définis comme amorces pour des mots cibles masculins et neutres, ainsi que d’une suite de ‘xxx’ pour ligne de base dans une tâche de décision lexicale en modalité visuelle chez des locuteurs allemands, a permis à Schmidt (1986) de confirmer cette observation. Pour lui, les réponses plus lentes lorsque la relation amorce-cible était incongruente par rapport à la condition neutre suggéraient que l’effet inhibiteur de l’amorçage en genre n’avait pas lieu au niveau lexical, mais qu’il pouvait être interprété comme venant de la mise en place d’un mécanisme de vérification de la congruence syntaxique. Cependant, différemment de Gurjanov et al (1985, 1986) dont les conclusions ne permettaient pas de distinguer si le processus impliqué était automatique ou stratégique, pour Schmidt (1986) et Carello et al (1988) l’effet d’amorçage serait une répercussion d’un mécanisme de vérification selon le contexte syntaxique, mécanisme automatique et libre de toutes stratégies.

Cette hypothèse est soutenue par une étude plus récente, effectuée en français par Colé et Ségui (1994). Les mots cibles, exclusivement de genre masculin et débutant par une consonne, étaient précédés soit par des adjectifs (e.g. joli), soit par des pronoms possessifs (e.g. mon, ma). Les paires amorce-cible se trouvaient dans deux conditions d’amorçages : (a) condition de congruence (e.g. joli chat ; mon chat) et (b) condition d’incongruence (e.g. jolie chat ; ma chat). L’amorce était présentée soit avec une forte, soit avec une faible SOA (Stimuli Onset Asynchrony), respectivement de 500 et 150ms. Les temps de réaction obtenus étaient, là aussi, plus rapides lorsque les cibles étaient précédées d’une amorce valide plutôt que non valide et ce quelque soit la SOA. Ils en avaient conclu que l’effet était une conséquence directe de l’interférence à un stade post-lexical du produit de sortie du processeur lexical et du résultat d’une vérification de la congruence syntaxique, mécanismes tous deux automatiques.

D’autres données en faveur de l’hypothèse post-lexicale de l’accès aux informations de genre, sont celles relevées par Van Berkum (1996) en hollandais. Dans une première expérience, les sujets devaient effectuer une décision lexicale sur des mots et pseudo-mots précédés par une amorce valide ou invalide (article défini marqué en genre) ou par une amorce neutre (article indéfini non porteur de marque de genre). Une différence de 13ms entre les temps de réponse des conditions valide et invalide en était ressortie, mais l’effet le plus intéressant était un raccourcissement des temps de réaction lorsque les mots étaient précédés par une amorce neutre par rapport aux deux autres conditions. Cet effet fut reproduit dans une deuxième expérience effectuée sur le même matériel expérimental mais avec une tâche de dénomination (production d’un mot suivant une amorce). A noter également la disparition de la divergence de temps de réponse entre les conditions valide et invalide. Dans la troisième et dernière expérience, les sujets devaient simplement réaliser une décision lexicale pour des mots amorcés par des amorces valides ou neutres : aucun effet d’amorçage n’était observé. De par la combinaison des résultats, Van Berkum en était venu à l’interprétation selon laquelle l’amorçage en genre serait du à un mécanisme tardif de vérification de la congruence syntaxique, mais n’avait pu définir si ce dernier était automatique ou contrôlé.

Pour terminer, les derniers résultats que nous mentionnerons, dans le cadre de cette hypothèse, sont ceux issus d’une série d’expériences effectuées sur des locuteurs allemands. Cette étude impliquait des tâches de décisions lexicales auditives avec pour amorces des articles valides, non valides et masquées par du bruit. Bölte et Connine (2004), ont ainsi obtenu un effet de facilitation pour la condition de congruence comparé à la condition neutre (amorces bruitées) de l’ordre de 50ms. Par contre, aucun effet d’inhibition ne fut trouvé. Cependant, ces auteurs proposent une façon alternative d’interpréter leurs résultats. En effet, une analyse de corpus relative à la distribution des trois genres (féminin, masculin et neutre) à travers le lexique en allemand, associée aux latences d’une tâche de phonème monitoring (détection d’un phonème dans un mot cible auditif) leur ont permis de conclure que l’effet de facilitation observé ne reflétait pas une influence pré-lexicale des informations de genre portées par les articles (de par l’absence d’effet de genre lors de la détection de phonème), mais plutôt une utilisation tardive de ces indices.

Pour résumer, plusieurs d’études, utilisant tant la modalité visuelle qu’auditive, ainsi qu’un certain nombre de langues, montrent que l’information portée par les marqueurs de genre n’affecte pas le processus d’accès au lexique des noms subséquents, et que l’effet d’amorçage serait une conséquence d’un mécanisme de vérification de la congruence syntaxique ayant lieu lors d’une étape post-lexicale du traitement.