L’amorçage en genre en français

Le paradigme d’amorçage

Pour départager ces deux hypothèses nous avons conduit une série de trois expériences afin d’explorer les mécanismes impliqués dans la reconnaissance visuelle de mots chez des locuteurs français. Toutes faisaient intervenir une tâche de décision lexicale avec un paradigme d’amorçage en genre. La décision lexicale, est une tâche classiquement utilisée en psycholinguistique, au cours de laquelle il est demandé aux sujets de déterminer le plus rapidement et avec le plus de précision possible si des suites de lettres correspondent à de véritables mots de la langue française (e.g. table) ou bien si il s’agit de pseudo-mots (e.g. pimule).

Le paradigme d’amorçage (Posner & Snyder, 1975) consiste quant à lui à présenter juste avant un item cible une amorce et de vérifier, de par les latences obtenues, si les caractéristiques particulières et définies de l’amorce influencent le traitement de la cible associée ou pas. Dans le cadre des présentes recherches nous allons utiliser les informations de genre véhiculées par les articles afin de déterminer si un amorçage en genre à bien lieu lors de la reconnaissance de mots. Nous avons choisit comme amorces les articles définis le et la et comme cibles des noms singuliers représentant des inanimés dont l’initiale correspondait à une consonne. En effet, en français les mots débutant par une voyelle sont liés à la forme élidée de l’article, i.e. l’, qui ne porte pas de marque de genre (e.g. l’arbre masc  ; l’assiette fem). Pour rappel, la forme prise par l’article défini lorsqu’il précède un mot masculin est le (e.g. le fauteuil), alors que sa forme féminine est la (e.g. la table). En partant du postulat que les articles définis, lorsqu’ils précèdent un mot initialisé par une consonne, annoncent l’apparition d’un nom de même genre grammatical, il est possible de considérer que la sélection d’une représentation lexicale dépend en partie des indices de genre portés par les items qui lui sont syntaxiquement reliés.

D’un point de vue plus général, l’accès au lexique est considéré, dans la littérature, comme un processus modulaire de type bottom-up, lors duquel les items sont activés en deux étapes (Hernandez, Bates & Avila, 1996) et donc par deux sources d’informations différentes : (1) les premiers indices intervenant seraient les informations dites perceptuelles, telles que les formes phonologique et orthographique des mots. Ces événements pré-lexicaux auraient lieu à un stade précoce du traitement, c’est-à-dire avant la reconnaissance du mot et influenceraient la sélection lexicale. Ce mécanisme tend à être considéré comme étant automatique et irrépressible, ce qui signifie qu’il s’agit d’une fonction inconsciente. Ceci va se traduire, au niveau des résultats, par l’émergence d’un effet de facilitation. (2) Les informations de second type ne vont avoir, quant à elles, des effets qu’après reconnaissance du mot, c’est-à-dire lors des étapes de sélection des candidats contextuellement valides, d’inhibition des candidats non appropriés ou d’intégration des items dans une trame contextuelle plus large. Cet effet découlerait de processus stratégiques et contrôlés, donc conscients. Selon Tanenhaus et Lucas (1987) l’amorçage grammatical ferait partie de ce type d’événements. Ce stade dit post-lexical se traduirait soit par un simple effet d’inhibition, soit par l’association d’effets de facilitation et d’inhibition.

L’étude de la manière dont s’effectue l’accès aux articles va nous fournir des indices quant à l’existence ou pas d’un effet d’amorçage des marques de genre, et selon le sens de ce dernier (i.e. facilitation ou inhibition) nous établirons la catégorie d’appartenance de ces informations ainsi que le moment de leur traitement.

La première expérience a donc été montée dans l’optique d’établir, d’une part si un amorçage en genre avait bien lieu en français et d’autre part si cet effet était une conséquence d’un mécanisme de facilitation ou d’inhibition. Les cibles étaient précédées par quatre types d’amorces, présentées durant 200ms derrière un masque (i.e. elles restaient visibles) : il s’agissait soit (1) d’un article défini congruent en genre ; (2) d’un article défini incongruent en genre ; (3) d’un mot non marqué en genre destiné à représenter un contrôle lexical (ligne de base) ; ou (4) une suite de symbole agissant comme un contrôle non lexical. Si les latences de réponse sont plus basses dans la condition de congruence que pour la ligne de base, alors l’effet de facilitation postulera pour un traitement pré-lexical des indices de genre portés par les articles. Par contre, les temps de réaction tendent à augmenter dans la condition d’incongruence toujours selon la ligne de base, alors nous pourrons en déduire que ces informations sont extraites après la sélection lexicale.

L’objectif secondaire de cette tâche était beaucoup plus méthodologique. Elle devait nous permettre de déterminer avec plus de précisions la validité des amorces dites neutres utilisées lors des tâches de décision lexicale avec amorçage. Comme nous l’avons mentionné, lors de ce type d’expériences, il est fréquemment utilisé des amorces valides (liées par des relations congruentes à la cible), des amorces non valides (interagissant de façon incongruente avec les mots cibles) et celles dites neutres. Ces dernières sont intégrées au matériel expérimental afin d’établir une ligne de base permettant la comparaison des temps de réaction obtenus dans les conditions de congruence et d’incongruence. Il est ainsi possible de déterminer si l’effet observé consiste en une facilitation ou une inhibition. Dans le contexte présent, la condition neutre optimale est celle ne fournissant aucune information de genre. C’est pour cette raison qu’ont été incluses deux conditions servant de ligne de base : un contrôle lexical avec pour amorce un véritable mot non marqué en genre, i.e. lu, qui est orthographiquement hautement comparable aux articles définis (la et le) mais qui ne porte pas d’indice de genre ; et un contrôle non lexical via une suite de dièses (##). Par comparaison des effets d’amorçage obtenus pour chaque condition neutre, nous pourrons établir laquelle des deux constitue la ligne de base la plus adaptée.