Discussion

Afin de déterminer si l’effet d’amorçage en genre relevait plus d’un mécanisme de facilitation ou d’inhibition, nous avons introduit dans le matériel expérimental deux conditions jouant le rôle de ligne de base : une condition de contrôle lexical (mot ne véhiculant pas d’information de genre) et une condition dite non-lexicale où le mot est remplacé par une suite de symboles. Ce procédé avait pour finalité de préciser la validité des conditions neutres dans les expérimentations ayant pour langue le français, puisque dans cette langue il n’existe pas de catégorie de genre neutre au propre sens du terme, comme cela peut être le cas en allemand ou en hollandais.

Trois points essentiels peuvent être extraits des résultats : tout d’abord, le temps nécessaire à la décision pour les noms précédés par une amorce non lexicale tend à augmenter comparé à une amorce non lexicale qu’elle soit porteuse ou pas d’information de genre. En second lieu, le pattern fait mention d’un effet global d’amorçage et d’un effet d’incongruence dont la nature inhibitrice ou facilitatrice n’a pu être déterminé. Toutefois, d’après la ségrégation des groupes de sujets en deux en fonction de leur rapidité de décision, il a pu être défini qu’un effet de relation apparaissait pour les deux groupes de participants, tandis que la différence entre les conditions de congruence et d’incongruence n’émergeait que chez les sujets les plus lents. De plus, cet effet d’incongruence serait du à une inhibition. Enfin, de manière générale, les latences variaient en fonction du genre des mots, la différence entre féminin et masculin se montant à 19ms.

L’utilisation de item lu en tant que ligne de base est certes questionnable puisqu’il s’agit un verbe conjugué (i.e. participe passé du verbe lire) et que selon les règles grammaticales régissant l’articulation des constituants lexicaux au sein du syntagme nominal, la probabilité de trouver ces deux types d’items contiguës est quasiment nulle. Il s’établirait donc une relation syntaxiquement non valide entre cette amorce et le substantif cible, ce qui pourrait induire un biais dans les temps de réaction. Nous aurions pu le remplacer par l’article défini pluriel les, mais l’inclusion d’indices de nombre aurait également pu interférer avec le traitement des informations de genre, ces indices faisant eux même l’objet d’un processus post-lexical de vérification de la congruence (Dominguez, Cuetos & Ségui, 1999 ; Barber & Careirras, 2003, 2005). De plus, l’absence de marque plurielle au niveau des cibles aurait elle aussi été vectrice d’erreurs d’ordre syntaxique. En partant du principe que la ligne de base idéale, dans le contexte expérimental présent, serait celle ne fournissant aucune information de genre et impliquant une amorce la plus proche possible, tant selon ses traits grammaticaux, qu’orthographique des amorces utilisées dans les conditions de congruence et d’incongruence, l’emploi de la forme élidée des articles définis semblait particulièrement approprié. L’argument majeur nous ayant conduit à éliminer cette alternative est qu’on la trouve exclusivement en amont d’un mot débutant par une voyelle ou par un /h/. Or, plusieurs études ont montrées que les vitesses de traitement des noms différaient selon la nature du premier phonème (Desrochers & al, 1990, 1995 ; Holmes & Ségui, 2004 ; Taft & Meunier 1998). De plus, l’inclusion d’une telle ligne de base aurait eu, entre autres, pour conséquence l’émergence d’une asymétrie entre les différentes conditions d’amorçage du nombre d’items cibles ayant pour initiale une voyelle ou consonne. L’hypothèse selon laquelle la composition des listes expérimentales affecte les effets que l’on souhaite observer est soutenue par certaines autres recherches. Par exemple, Gordon (1983) a démontré que la manipulation de la proportion de mots de forte fréquence comparé à celle des items de basse fréquence modulait l’amplitude de l’effet de fréquence dans une tâche de décision lexicale. Toutefois, si le choix de l’amorce lu est contestable, selon les données collectées elle constitue néanmoins une meilleure option que la suite de dièse. Les résultats révèlent que la décision est considérablement retardée par l’absence d’une amorce lexicale. En effet, les locuteurs mettent significativement plus de temps pour répondre lorsque la cible est précédée par une suite de dièse plutôt que par une amorce constituée d’un mot, qu’il soit ou non porteur d’indices de genre. L’accès à la représentation lexicale stockée va être accélérée par son contexte et plus particulièrement par les indices lexicaux environnants.

Néanmoins, nous devons garder à l’esprit que cet effet pourrait être dépendant de la tâche demandée aux sujets. Le processus de traitement lexical aurait simplement été amorcé par les instructions écrites dispensées en début d’expérience et l’inclusion d’une suite de caractères non lexicaux aurait entraîné un biais. Afin de vérifier cette hypothèse, il faudrait reproduire l’expérience 1 en excluant toutefois la condition comptant des dièses en tant qu’amorce afin de voir si le pattern des effets venait à différer. Il nous serait alors possible de déterminer dans quelle mesure la présence d’items non lexicaux influence les effets d’amorçage pertinents pour cette étude.

D’un autre côté, les résultats concernant le rôle de l’information de genre sont un peu moins transparents. Malgré cela, il est possible d’en dégager quelques grandes lignes. Concernant l’effet d’amorçage, et relatif à la ligne de base préalablement établie (contrôle lexical), le pattern de résultats apporte son soutient à l’hypothèse selon laquelle les marques de genre associées aux mots, tels que les articles affectent le processus d’accès au lexique. Lorsque les articles précèdent un nom portant le même genre, ces derniers sont analysés plus rapidement que lorsque le nom est incongruent en genre (différence de 24ms). Ces données viennent confirmer celles trouvées en français par Colé et Ségui (1994) qui via une tâche de décision lexicale en modalité visuelle, avaient eux aussi montrés que les sujets répondaient plus rapidement lorsque les cibles étaient amorcées par des noms congruents en genre (603ms) plutôt que par des items non congruents (643ms). Comme nous l’avons vu dans l’introduction, trois hypothèses principales ont été proposées dans la littérature pour expliquer cet effet d’incongruence : (1) ce décalage temporel serait issu de la mise en place d’une vérification de la congruence syntaxique, c'est-à-dire d’un mécanisme post-lexical automatique. D’après cette thèse, avancée par West et Stanovitch (1982) et confirmée plus tardivement par Colé et Ségui (1994) ou Tanenhaus et Lucas (1987), les décisions lexicales données aux mots cibles associés à des amorces incongruentes sont sous le coup de l’interférence de Stroop, ce qui signifie que la réponse positive pertinente provenant d’un processeur lexical automatique et la réponse ‘non’ indisponible générée par un traitement subséquent (post-lexical) vont rentrer en conflit. Toutefois, comme nous l’avons vu plus haut, il est possible que les réponses obtenues dans la condition neutre choisie, c'est-à-dire via un amorçage par lu, aient été sujettes à un retraitement post-lexical de par la faible fréquence d’occurrence de ces deux items dans la langue. Dans ce cas, si l’effet de Stroop est bien responsable du décalage temporel observé, nous aurions du trouver des latences pour la ligne de base du même ordre que celles compilées pour la condition d’incongruence, ce qui n’est pas le cas. Soit l’amorce lu constitue une condition neutre parfaite et dans ce cas l’effet d’incongruence peut être soumis à l’interférence de Stroop et donc par là même être la conséquence d’un processus automatique post-lexical. Soit il y a bien eu mise en place d’un mécanisme de vérification syntaxique, système qui n’aurait pas régit de la même façon les paires amorce-cible des conditions d’incongruence et neutre, et dans ce cas l’automaticité du processus est remise en cause. Cette hypothèse correspond au second modèle, principalement soutenue par Gurjanov et al (1985, 1986). Selon ces auteurs (2), l’effet serait bien le produit d’une activation d’un mécanisme de vérification de la congruence syntaxique, toutefois ce dernier ne serait pas totalement irrépressible mais en partie sous contrôle conscient, ce qui laisserait possible la mise en place de stratégies de réponse. Enfin, (3) la dernière hypothèse est celle d’un réel effet d’amorçage linguistique en genre ayant lieu lors du processus de reconnaissance des mots. Les locuteurs de langue maternelle française identifieraient plus rapidement un mot si ils sont informés de façon justifiée de son genre plutôt que lorsqu’ils sont confrontés à un indice non approprié, ce qui serait l’aboutissement d’une propagation rapide et précoce de l’activation automatique (Bates & al, 1996). Cette théorie permettrait entre autres d’expliquer les résultats recueillis lors de la ségrégation du groupe de participants.

De par l’absence de différences significatives entre les latences de la condition neutre comparées aux conditions de congruence et d’incongruence, nous n’avons pu définir le sens de cet effet, i.e. facilitation ou inhibition et donc à quelle étape de la sélection lexicale s’effectuait l’extraction des informations de genre.

Toutefois, l’exploration des résultats recueillis après séparation des participants en deux blocs selon leur vitesse moyenne de réponse fait ressortir deux observations de forte importance : (1) tout d’abord, chez les sujets rapides et lents, nous avons obtenus un effet d’amorçage général. La nature de l’amorce semble influencer les temps de réaction pour la décision lexicale de façon relativement précoce. En parallèle à cette constatation, (2) au regard des données des sujets lents, on remarque un allongement des latences dans la condition d’incongruence par rapport à la congruence de 38ms d’amplitude. La présence d’un effet d’incongruence chez les sujets lents dénote l’influence des informations de genre portées par les articles sur l’extraction des items stockés dans notre lexique. Cependant, cette information semble nécessiter une certaine latence pour avoir une action, puisque cet effet ne se retrouve pas chez les participants rapides. Ceci pourrait s’expliquer par le fait que le retard de traitement dans le cas d’un amorçage incongruent serait du à la mise en place d’un effet d’inhibition. L’intégration du genre se ferait bien à un niveau pré-lexical mais son traitement et son utilisation seraient retardés, ce qui expliquerait le fait que l’effet ne soit mis en évidence qu’à un stade tardif du processus.

Pour conclure, nous avons vu qu’une amorce non-lexicale ne constituait pas, en français, une condition totalement neutre puisqu’une suite de dièses n’était pas source d’engagement lexical comme pouvait l’être un mot tel que lu. En second lieu, il semble que l’information de genre portée par l’article soit bien impliquée dans les processus d’accès au lexique. Néanmoins, il n’est actuellement pas possible de dire avec précision si il s’agit d’un effet facilitateur, c'est-à-dire reflétant le bénéfice cognitif associé à l’information de genre inhérente à l’article défini ; ou s’il s’agit plutôt d’un effet inhibiteur, donc soulignant le coût lié au traitement de l’information erronée. De plus, bien que des évidences existent pour dire qu’il s’agit d’un effet lexical, nous ne pouvons totalement exclure le fait que cela puisse être aussi un effet d’ordre syntaxique, les liaisons entre les articles et les mots étant soumises à des règles grammaticales précises. L’indice de genre porté par les amorces joue à priori un rôle sur la vitesse de traitement des mots cibles, mais il semble nécessaire d’approfondir cette thématique de recherche en menant d’autres études afin de déterminer avec plus de certitudes la nature de l’effet et à quel niveau de traitement se situe cet effet. C’est à ce dernier point que s’attache à répondre l’expérience suivante.