Analyses comparées des trois tâches de décision lexicale

Dans cette partie, nous avons procédé à des analyses supplémentaires permettant de comparer les temps de réactions dans les trois expériences. Les vitesses de réaction moyennes ainsi que les déviations standard en fonction de l’expérience sont regroupées dans le tableau 35.

Les moyennes des temps de réaction par sujet (F1) et par item (F2) ont été analysées via une ANOVA à un facteur (Tâche) à trois niveaux : expérience 1, expérience 2 & expérience 3.

L’effet de tâche apparaît comme étant fortement significatif [F1 (2,82)=6.36, p=.003 ; F2 (2,154)=57.04, p<.0001]. Les latences de réponse varient en fonction du paradigme employé.

Nous avons effectué des comparaisons deux à deux afin d’apporter plus de précisions quant à cet effet de tâche. A priori, lorsque les sujets sont confrontés à des amorces visibles, le temps mis pour prendre une décision augmente comparé à la condition d’amorçage masqué avec retard de traitement [F1 (1,54)=5.82, p=.02 ; F2 (1,77)=39.3, p<.0001], la différence des latences étant de l’ordre de 76ms. Par contre, nous observons une variation significative entre les deux expériences employant un paradigme d’amorçage masqué mais uniquement par item [F1 (1,55)=1.27, p=.264 ; F2 (1,77)=20.8, p<.0001], soulignant la différence de 23ms établie entre les deux moyennes.

L'analyse comparée des résultats issus des trois tâches de décision lexicale indique clairement qu'une augmentation de la SOA provoque une hausse générale des temps de réaction et ce quel que soit la condition d’amorçage ou le genre de la cible. Ce résultat bien que surprenant n'en est pas pour autant complètement arbitraire. En effet, on le retrouve chez Monnery (2002) qui lors d'une tâche de décision lexicale avec amorçage non masqué avec pour SOA soit 150 ms soit 56ms, avait également obtenu un allongement des temps de réaction corrélé avec le temps de présentation de l'amorce (578ms pour une SOA de 150ms et 536ms lorsque la SOA est de 56ms).

Cette observation vient contredire les résultats obtenus par Forster (1998). Ce dernier, lors d'une tâche de décision lexicale avec pour amorces un mot (e.g. industry), un non mot servant de contrôle (e.g. shappire) ou bien un mot incomplet (e.g. indus), avait obtenu des réponses, en condition masquée, qui tendaient à être plus lentes que dans la condition non masquée. Pour lui, cette différence suggérait qu'une amorce présentée rapidement avait un effet inhibiteur sur le processus de reconnaissance de la cible, et ce qu'elle soit reliée ou non à la cible. Il avait alors proposé deux hypothèses : soit il s'agit d'un simple effet visuel de bas niveau provenant d'une interférence entre l'amorce et le traitement visuel de la cible ; soit cette variation provient d'un effet de plus haut niveau. Cet effet serait alors causé par une initialisation du processus d’accès au lexique de l’item cible alors même que celui de l'amorce serait en progrès.

Puisque nous avons produits des résultats inverses, c'est-à-dire des temps de réponses significativement plus courts en condition masquée, alors il devient impossible de considérer l’effet comme étant du à une simple interférence de bas niveau d'ordre visuel. Par contre, si l'on considère la seconde hypothèse, cela signifierait qu'une amorce non visible va accélérer le traitement de la cible et donc avoir un effet facilitateur. Il pourrait s’agir d’un simple amorçage de type lexical : l’amorce va engager le processus de sélection du mot subséquent par simple mise en route du processeur lexical. Or, dans la première expérience, lorsque la SOA était de 200ms nous avions déjà mis en évidence cette influence lexicale. La différence de latences de réponse entre les paradigmes d’amorçage masqué et visible ne peut donc être totalement du à cela.

Afin que les sujets ne s’habituent pas au matériel et au protocole expérimental exploités, ce qui aurait pu être cause de réduction des effets, nous avons affecté des groupes de participants différents aux trois manipulations. Il est alors possible que la différence de latence entre les tâches soit simplement causée par un effet de groupe. Toutefois, si un ensemble de sujets a pu être plus rapide que les autres, on ne peut totalement imputé l’effet de tâche à ce phénomène de par l’importance de son amplitude.

Une autre explication serait que ce décalage révèlerait l’intervention d’un mécanisme d’attachement syntaxique qui aurait eu le temps d’opérer avec une SOA de 200ms mais pas avec une SOA de 47ms. L’allongement des latences lorsque le temps de présentation de l’amorce est de 200ms traduirait alors le coût de ce calcul syntagmatique (Monnery, 2002). Ce qui signifierait la mise en place d’un processus de vérification de l’accord, que cela soit en genre ou en nombre, entre deux mots positionnés côte à côte. Pour résumer, ce mécanisme d’ordre syntaxique et post-lexical élaborerait un attachement entre l’amorce et la cible en se basant partiellement sur l’information de genre véhiculée par les mots. Cette observation peut être corrélée aux résultats obtenus par Garrett (1980) et reproduis par Colé et Ségui (1994) selon lesquels les mots fonctions, tels que les articles, seraient immédiatement utilisés afin d’établir des relations syntaxiques entre les mots composant une phrase. Le fait que nous n’ayons obtenu aucun effet d’amorçage dans les expériences 2 & 3 serait un argument en faveur de l’idée que ce mécanisme de vérification ne serait pas complètement automatique. Si le processus est considéré comme étant partiellement contrôlé, cela signifie que les locuteurs sont à même de mettre en place des stratégies de réponses. Cette réflexion apporterait une explication valide à l’effet d’incongruence trouvé chez les sujets lents, mais pas chez les sujets rapides, dans l‘expérience 2.

Au vu des résultats présentement exposés et ceux relatifs à l’expérience 3, il apparaît que les informations de genre convoyées par les articles définis en français sont analysées lors d’une étape tardive du processus de reconnaissance des mots. Ces indices seraient engagés dans un processus de vérification de la congruence syntaxique, processus en partie sous contrôle conscient des locuteurs.