DISCUSSION GENERALE

Le but de cette étude était de déterminer si un contexte marqué en genre pouvait influencer l’accès aux noms stockés dans le lexique mental, ainsi que de définir avec plus de précisions le décours temporel des processus impliqués dans le traitement du genre grammatical.

Tout d’abord, les résultats de l’expérience 1 indiquent clairement que les sujets procèdent plus rapidement à la tâche de décision lorsque les noms cibles sont précédés par une amorce lexicale (avec ou sans marques de genre) plutôt que non lexicale. Cette observation suggère que les indices lexicaux environnementaux ont pour fonction primaire d’initialiser les processus d’accès aux unités lexicales.

Le second résultat pertinent de cette expérience était la présence d’un effet d’amorçage en genre pour les mots précédés par un article défini incongruent comparé à ceux subséquents à la forme congruente de l’article, dans une tâche de décision lexicale avec amorçage (SOA: 200ms). Ceci nous porte à croire que le genre d’un nom est initialement établi sur la base des indices véhiculés par l’article. Cette information influencerait les processus impliqués lors de la reconnaissance visuelle des mots en français. De plus, les patterns de réponses des expériences 2 & 3 suggèrent que cet effet d’amorçage n’aurait pas lieu au stade de la reconnaissance du mot lui-même, mais qu’il reflèterait plutôt un mécanisme de vérification de la congruence syntaxique. Selon ce point de vue, l’effet d’amorçage observé dans la première expérience pourrait être interprété comme étant associé à des mécanismes spéciaux mettant en jeu une analyse post-lexicale additionnelle, c'est-à-dire prenant place après que l’extraction du mot du lexique mental ait eu lieu. Le but primaire de ce processus supplémentaire serait de permettre au système de procéder à une vérification des accords en genre entre les mots et les déterminants via une ré-examination automatique de ces produits sortis du processeur lexical. Cette conclusion vient corroborer le modèle de présentation visuelle de stimuli supporté par Gurjanov et al (1985, 1986) ou Colé et Ségui (1994). Une explication possible pour l’effet de facilitation obtenu avec présentation auditive des stimuli par Grosjean et al (1994) serait la non utilisation de condition incongruente dans leur expérience. En effet, les articles sélectionnés comme amorce étaient en égale proportion soit valides (signifiants la relation de congruence), soit neutre (c'est-à-dire absents). L’absence de condition d’incongruence a pu favoriser l’apparition d’un effet de facilitation. De façon contradictoire, Bates et al (1996), en incluant dans leur matériel expérimental une condition d’invalidité en genre ont aussi trouvé une tendance à la facilitation dans une tâche de décision de genre. Cependant, la décision de genre se différencie de la décision lexicale, exploitée au cours de notre étude, par le degré de réflexion consciente sur les indices de genre requis pour parvenir à un choix de réponses délibéré. Ainsi, l’attention explicite portée sur les catégories de genre dans la tâche utilisée par Bates & al pourrait être une cause de la tendance à la facilitation produite.

A ce stade de la discussion, il nous parait relativement important de modérer la déclaration d’une utilisation strictement post-lexicale des informations de genre lors de l’accès aux items stockés. En effet, une étude récente (Frost & Tzur, 2005) a souligné la possible variation de l’amplitude des effets d’amorçage en paradigme masqué, par la simple manipulation de certaines caractéristiques expérimentales. Lors d’une tache de décision lexicale effectuée sur 60 sujets et 448 items (dont 224 mots), les auteurs ont procédé à une modulation de la luminosité (de 2 à 8cd) avec laquelle étaient présentées les amorces et les cibles (i.e. affichage des items en blanc sur fond noir). Pour une même SOA (soit de 20ms, soit de 40ms) la variation de luminosité entraînait un changement notable de la taille de l’effet d’amorçage, l’amplitude allant jusqu’à être triplée. De plus, la variation de magnitude ne se limitait pas simplement au changement de luminosité, mais elle émergeait aussi lors d’une manipulation des contrastes (i.e. affichage des items en noir sur fond blanc). Il devient alors évident que les effets que nous avons observés sont également soumis à un ensemble de contraintes, comme par exemple la qualité du stimulus envoyé aux sujets. Même, si il nous semble peu plausible que l’absence d’effet d’amorçage par le genre, reporté dans les expériences 2 & 3, ait pour seule origine l’influence des contrastes de présentation des items, nous ne pouvons néanmoins en négliger l’incidence.

Pour résumer, certaines évidences expérimentales suggèrent que le genre grammatical n’est disponible qu’après la reconnaissance de la représentation lexicale. De plus, puisque la comparaison des latences obtenues lors des trois tâches rapporte une accélération du traitement lexical lorsque la cible est suivie d’une amorce masquée plutôt que visible, nous en avions déduis que le processus de vérification serait, au moins en partie, sous contrôle conscient. Toutefois, bien que nous ayons trouvé un effet qui postule en faveur de l’hypothèse post-lexicale, nous ne pouvons néanmoins totalement exclure l’idée que les informations de genre seraient exploitées durant le processus d’accès aux mots, à un niveau lexical (Colé, Pynte & Andriamamonjy, 2003).

Dans le cadre plus générale des modèles d’accès au lexique lors de la reconnaissance des mots, nous souhaitions nous servir des résultats de ces trois expériences pour définir si une possible ségrégation du lexique en deux sous classes en fonction du genre pouvait avoir lieu lors des étapes précoces du traitement. Le but d’un tel processus étant de diminuer le temps nécessaire à la sélection de la représentation lexicale correspondant à l’item cible. Nous pourrons ainsi définir si la façon dont s'opère l’accès au genre en modalité visuelle se rapproche ou pas du mécanisme engagé lors de la perception de parole.

En se basant sur le modèle de cohorte, certaines caractéristiques linguistiques vont agir sur le système comme des contraintes influençant les mécanismes d'activation des candidats lexicaux appartenant à la cohorte, alors que d'autres informations vont plutôt avoir une action plus tardive, et ce en facilitant la sélection entre les différentes alternatives possibles de la cohorte. Selon cette observation et au vu des résultats compilés dans les trois expériences précédemment énoncées, il semble qu'un contexte syntaxique minimum marqué en genre n'influence pas les étapes précoces de la sélection des représentations candidates à l’extraction lexicale lors de la lecture, contrairement à ce que laissent entendre les données de Dahan et collaborateurs (2000). Le fait que le lexique ne soit pas coupé en deux, et par la même ne participe pas à la restriction de la cohorte initiale, est une conclusion que l'on peut déduire de l’étude du décours temporel de l’implication des indices de genre lors de la reconnaissance de mots : l’extraction et le traitement de l’information de genre se ferait à un stade tardif du traitement des mots, i.e. à un niveau post-lexical. Il ne participerait donc pas à l'activation des représentations composant le jeu primaire d'items de la cohorte. De plus, si on part du principe qu'une réelle ségrégation en fonction du genre va avoir lieu lors du processus de reconnaissance des mots, alors comment expliquer le cas des épicènes ? Ces derniers correspondent à des substantifs portant indifféremment le masculin ou le féminin en fonction du genre de l'item de référence (e.g. le/la magnifique). Si les informations de genre contraignent l'accès au lexique, alors cela signifierait que de tels mots présentent deux entrées spécifiques : une pour chaque catégorie de genre. A noter que ce pattern se rapproche de celui obtenu en français sur des mots présentés auditivement par Spinelli, Meunier et Seigneuric (2005). Une hypothèse avancée par ces auteurs expliquant leur absence d’effet et s’appliquant également à nos résultats serait que pour Grosjean et al ; Dahan et al, la décision s’opèrerait dans un champ relativement restreint de candidats, puisque le nombre d’items composant la cohorte se trouvait diminué, alors que dans leur protocole et le notre le choix se fait sur un jeu d’items de très forte amplitude. Dans de telles conditions, il devient possible que le système soit plus sensible à l’influence des informations de genre. Même si les présentes données ne postulent pas en faveur d’une ségrégation de l’ensemble des items contenus dans le lexique, nous ne pouvons donc pas totalement exclure l’idée qu’un tel processus s’opèrerait bien à un moment donné du processus d'accès au lexique : soit pour accélérer la sélection de la représentation correspondant à la cible, soit pour restreindre le jeu primaire de candidats lexicaux. La simple division en deux des dizaines de milliers de mots le constituant ne serait peut être pas suffisamment pertinente pour obtenir un effet visible expérimentalement. Une seconde hypothèse permettant d’expliquer cette absence de résultats, serait que l’effet de genre, bien qu’existant serait écrasé par d’autres effets plus robustes tels que la fréquence d’occurrence ou le nombre de voisins orthographiques. Toutefois, il est important de noter que la plus part de ces caractéristiques ont été contrôlées et contrebalancées dans notre matériel expérimental. Afin de tester ces hypothèses, il serait nécessaire de diriger une étude au cours de laquelle les facteurs entraînant de forts effets seraient maîtrisés et où la classification en genre ne s'opèrerait pas sur l'ensemble des items composant le lexique, mais sur un groupe réduit et délimité de compétiteurs.

En plus de l’effet d’amorçage, nous avons aussi mis en évidence un effet relativement robuste du genre des mots sur les latences de réponse dans les expériences 1 & 3, c'est-à-dire lorsque les locuteurs ont du temps pour procéder à la décision. Plus spécifiquement, les noms masculins sont traités moins rapidement que leurs contreparties féminines alors même que ces mots ont été appariés en terme de nombre de lettres, de nombre de syllabes et de fréquence d’occurrence. Il parait donc difficile d’imputer ce décalage à la composition des groupes de stimuli féminins et masculins. Toutefois ces données sont en accord avec les résultats compilés dans d’autres études menées sur les langues romanes. Dans une tâche de décision lexicale sans amorçage en français, Colé et al (2003) avaient déjà obtenus des temps de réaction plus faibles pour les noms féminins (594ms) que pour les masculins (629ms) lorsque ces derniers se terminaient par la lettre ‘e’. Bates et al (1996) en italien avaient précédemment trouvé le même effet via une répétition de mots (masc. 972ms ; fem. 938ms) et une décision de genre (masc. 1170ms ; fem. 1124ms). Mais bien que souligné, les auteurs n’apportent aucune explication à ce décalage. Il semble à première vue qu’il s’agisse d’un effet relativement prépondérant dans les langues romanes ayant deux genres grammaticaux qui tend à disparaître dans les langues à trois genres, tel que l’allemand ou le hollandais.

Plusieurs hypothèses pourraient expliquer cet effet : (1) une différences significative du nombre d’unités lexicales portant le label masculin ou féminin dans le lexique mental pourrait être responsable de cet effet de genre. En effet, une plus faible proportion de représentations féminines aurait pour conséquence une réduction du nombre de candidats lexicaux possibles, de par la réduction de l’espace de recherche par rapport aux masculins, et donc une accélération du temps nécessaire pour extraire le nom du lexique. Nous avons donc procédé à une analyse de corpus afin de déterminer si la distribution des noms à travers les deux classes de genre était symétrique ou pas. Après avoir isolé les entrées correspondant aux noms singuliers (i.e. soit 31303 substantifs) de la base de données ‘Graphème’ de ‘Lexique’ (New, Pallier, Ferrand & Matos, 2001), le pourcentage relatif de mots dans chaque classe fut calculé. Il apparaît qu’environ 43,4% des noms de notre lexique sont féminins, alors que 52,2% d’entre eux sont masculins. Les 4,4% restant représentent les épicènes. Il semble qu’après une première analyse il n’y ait pas de décalage entre l’amplitude numérique du set de mots masculins et féminins. De plus, cette hypothèse présupposait que l’accès au genre s’opérait à un stade précoce du traitement, afin que puisse avoir lieu la ségrégation du lexique en deux. Or, comme nous venons de le mentionner, le traitement des informations de genre tend plutôt à avoir lieu à un stade tardif. Cependant, ceci n’est pas totalement incompatible avec nos résultats. Il pourrait par exemple exister d’autres marques de genre, tel que les terminaisons qui seraient analysées pré-lexicalement dans ce but (Colé & al, 2003). Une seconde explication (2) serait un traitement par défaut des items masculins. Cette hypothèse proposée par Colé et al (2003), suggère que le label ‘féminin’ serait automatiquement alloué aux représentations lexicales. Au cours du processus de sélection lexicale, les informations contextuelles ainsi que les indices inhérents à un mot seraient traités, analysés et mis à la disposition du système afin de déterminer son genre. Dans ces conditions, les locuteurs auraient besoin pour affirmer qu’un mot est bien masculin que la totalité des informations aient été traitées, tandis que pour les féminins une unique information serait suffisante pour la confirmation de son genre. (3) Une alternative à cette seconde hypothèse serait que la variation des temps de réaction entre les items masculins et féminins soit due simplement à un traitement différentiel des mots en fonction de leur genre. Les mécanismes impliqués seraient sensiblement différents aux moment de l’accès aux représentations lexicales : les items masculins nécessitant plus de temps que leurs homologues féminins pour être analysés, un processus cognitif additionnel serait mis en place au cours de leur reconnaissance. La dernière hypothèse (4) quant à l’effet de genre exploite une des caractéristiques du système de catégorisation des noms en genre en français. Nous avons vu précédemment qu’un nom était affecté à l’une des deux classes de genre selon ses traits sémantiques et morpho-phonologiques. Cela signifie que des marqueurs tels que les terminaisons représentent et spécifient le genre des représentations lexicales des objets inanimés, tandis que les mots correspondant aux animés vont refléter le genre biologique du référent. Ces contraintes pesant sur le système de catégorisation, ainsi que les règles d’accord rendant cohérente une phrase induisent une plus grande exposition des femmes aux références féminines que les hommes. Ceci laisse ouverte la possibilité que le sexe des locuteurs affecterait les latences de réponse selon le genre des mots. Or, nos groupes de sujets se constituaient quasi exclusivement d’éléments féminins, ce qui pourrait être une cause de l’apparition d’un déséquilibre des temps de réaction en fonction du genre dans le pattern de résultats.

Les hypothèses 2 et 3 permettraient d’expliquer en partie pour quelles raisons le traitement de l’information de genre ne s’opère qu’à un stade post-lexical. En effet, l’inhibition du genre par défaut ne se ferait que lorsque tous les indices nécessaires sont disponibles. Dans ce cas, il est peu probable que la catégorisation s’opère à un stade précoce. De plus, ces mécanismes impliqueraient une vérification de la congruence entre les indices de genre véhiculés par le contexte et ceux portés par le mot lui-même. C’est peut être pour cette raison que nous avons obtenu un effet d’incongruence exclusivement chez les sujets lents dans la tâche de décision lexicale que l’amorce soit ou pas consciemment visible.

Pour terminer, il semble au vu des résultats que les marques de genre portées par les articles définis en français sont traitées à un stade tardif du processus de reconnaissance des mots, et que l’effet d’amorçage obtenu soit une conséquence de la mise en place d’un processus automatique de vérification de la congruence syntaxique. Cette observation n’est toutefois pas en totale inadéquation et n’exclue pas la thèse selon laquelle d’autres indices de genre seraient extraits de façon précoce et par là même participeraient à la sélection lexicale par induction de la division du lexique en deux classes selon le genre. En effet, à compter le grand nombre d’entrées possibles, la subdivision en deux peut être simplement trop faible pour être mesurée expérimentalement ou du moins avec les techniques actuellement disponibles. Nous nous proposons dans la partie suivante, non pas de vérifier si un déterminant marqué en genre peut amorcer l’accès au lexique du mot suivant, mais plutôt d’examiner si un amorçage de réponse selon les indices de genre se trouvant dans le contexte peut réellement s’effectuer.