L’influence du genre sur l’amorçage de réponse

Dans la partie 1 nous avons mis en évidence la présence d'une absence d’effet de relation entre un article et un mot lorsqu’il était utilisé comme paradigme l’amorçage masqué (expérience 1 & 2), mais lorsque l’amorce demeurait visible un effet de la relation était trouvé. Selon ces résultats, il apparaît que si les marques de genre que sont les articles définis en français influencent bien la vitesse d’accès au lexique du mot suivant, le système ne prendrait en compte les informations de genre que lors d’une étape tardive du traitement. Ce pattern sous-entend donc que la division du lexique en deux blocs selon le genre grammatical des mots ne prend pas place lors des étapes précoces du traitement, ou que les techniques actuellement disponibles ne sont pas assez sensibles pour mettre en relief un tel effet.

Concernant cette dernière hypothèse, c'est-à-dire un protocole expérimental utilisé peut être inadéquat dans le cadre actuel, il parait indispensable d’aborder la question selon un autre angle. Les indices méthodologiques nécessaires à l’initialisation de ce projet ont été fournis par une étude de l’amorçage sémantique conduite par Dehaene et al (1998) mélangeant mesures comportementales et électrophysiologiques. Il était présenté aux sujets une amorce (SOA 43ms) encadrée par un pré-masque et un post-masque (i.e. ensembles de lettres restant affichés à l’écran 71ms) représentant un nombre entre 1 et 9, suivie par une cible correspondant là aussi à un nombre (200ms). Les instructions étaient d’appuyer sur une clé réponse si la valeur de la cible était supérieure à 5 et sur un autre bouton réponse si elle était inférieure à 5. La relation établie dans les couples amorce-cible pouvait être soit de nature congruente (les deux items étaient tous les deux supérieurs ou inférieurs à 5), soit incongruente (un des items était inférieur à 5 tandis que l’autre avait une valeur supérieure). La mesure des temps de réaction indiquait que les latences diminuaient significativement de 24ms en moyenne entre les conditions d’incongruence et de congruence. L’interprétation donnée par les auteurs était que l’amorce induirait la mise en place d’une préparation à la réponse, processus de nature motrice. Cette conclusion était confirmée par l’analyse des ondes cérébrales. En effet, une mesure des ERPs, faisait mention d’une déflexion négative du tracé du LRP (Lateralized Readness Potential) dans le cas des situations d’incongruence. Cette variation de l’activité électrique neuronale est une conséquence de l’activation des circuits moteurs controlatéraux à la main de réponse. La présence d’une déviation lors d’incongruence implique qu’il y a bien eu un amorçage, mais que la réponse primaire résultant de l’extraction des informations pertinentes véhiculées par l’amorce (i.e. plus grand ou plus petit que 5) a du être inhibée. En répliquant cette tâche mais en incluant cette fois ci un nouveau type d’amorce afin de constituer une ligne de base (i.e. l’amorce représentant un chiffre était remplacé par le symbole $), Naccache et Dehaene (2001a, 2001b) dans deux expériences avaient aussi obtenu le même effet de relation (de l’ordre de 16ms) entre les amorces et les cibles. Les comparaisons entre les conditions de congruence ou d’incongruence et la ligne de base, apportaient quelques précisions quant au sens de cet effet, i.e. soit il s’agit s’une inhibition, soit d’une facilitation. Il était apparut que la variation entre les temps de réaction des condition de congruence et neutre n’était pas significativement différente, alors que les latences augmentaient (19,5ms dans l’expérience 1 et 16,1ms dans l’expérience 2) entre la ligne de base et la situation d’incongruence, confirmant ainsi la nature inhibitrice du processus sous-tendant l’amorçage de réponse.

A défaut d’observer un effet d’incongruence lorsque l’amorce est située sous un masque (i.e. expériences 1 à 3 de l’axe I), nous allons examiner via l’expérience 1 si, comme dans les études menées par Dehaene et al, un amorçage de réponse par les informations de genre est néanmoins possible. Pour cela, nous avons employé le protocole de catégorisation en genre associé à un paradigme d’amorçage masqué (Forster & Davis, 1984), lors duquel les sujets devaient définir si les mots qui leur étaient présentés visuellement étaient masculins ou féminins. La décision de genre est principalement utilisée pour étudier les processus ayant lieu au niveau de la représentation cognitive des mots cibles. Il s’agit d’une tâche explicite et consciente puisque l’on demande aux sujets de se focaliser sur une caractéristique précise d’un mot, i.e. sa dimension de genre grammatical. En partant de ce postulat et du fait que le traitement de l’information de genre semble relever d’un mécanisme de vérification syntaxique post-lexical en partie non automatique, il nous est permis de suggérer que l’effet d’amorçage serait plus robuste dans une tâche de catégorisation en genre que lors de décision lexicale. Cette technique fut déjà utilisée par Bates et al (1996) en italien. Comme précédemment mentionné, dans leur expérience exécutée en modalité auditive, les amorces non masquées constituées par des adjectifs précédaient les noms cibles. Les résultats recueillis ne faisaient référence que d’un effet d’inhibition, c'est-à-dire que les mots incongruents en genre étaient traités moins rapidement que les contrôles neutres. Il était néanmoins souligné la présence d’une tendance à la facilitation (p<.08) impliquant que les latences de réponse dans la condition congruente tendaient à diminuer par rapport à celles obtenues dans la condition neutre.

Nous allons dans notre étude également utiliser le paradigme d'amorçage. Selon ce dernier, un stimulus amorce relié à un item cible et présenté en amont va entraîner une modification temporaire du système cognitif conduisant soit à une initialisation du traitement de la cible soit à une amélioration de l'efficacité de son processus d'identification, et ce comparé à des conditions où les amorces sont soit neutres soit non reliées. Un des problème majeur des expériences de décision lexicale que nous avons menées, ainsi que des autres études précédemment effectuées, résidait en l’utilisation en tant qu’amorces de déterminants ou d’adjectifs. Or dans les langues romanes, il s’établit de fortes relations syntaxiques entre les adjectifs ou les déterminants et le mot adjacent. La mise en place de ces associations est régit par des règles d’accord qui imposent des contraintes fondamentales sur le traitement des items placés dans un tel contexte. Il devient alors très difficile de définir si les effets observés, ou l’absence d’effet, sont dus ou pas à la mise en route d’un système analysant les données à un niveau syntaxique, comme par exemple le mécanisme de vérification de la congruence syntaxique. Nous avons donc fait suivre les cibles par un contexte syntaxique minimum marqué en genre où les relations syntaxiques étaient réduites : les amorces correspondaient à des substantifs ayant ou pas le même genre que la cible (respectivement condition de congruence et d’incongruence). L’utilisation d’un amorçage uniquement par le genre était destiné à proscrire tous biais dus à l'occurrence existant entre les articles et les mots ou aux règles d'accord, comme tel peut être le cas dans Bates et al. Dans notre expérience, si les amorces et les cibles sont liées exclusivement par le genre, l'hypothèse de l’amorçage de réponse va être la suivante : l'extraction du genre de l'amorce va entraîner le déclanchement d’un mécanisme cognitif de nature motrice ayant pour rôle de préparer la commande de réponse. A l’apparition de la cible, le processeur responsable de l’extraction des informations inhérentes au mot va continuer son travail. Si le genre de l’amorce et de la cible sont identiques, alors l’acte moteur responsable de la réponse amorcée au cours de l’étape antérieure va être engagé. Par contre si le genre de l’amorce et de la cible sont discordants, alors le système doit, avant que le sujet ne puisse appuyer sur la bonne clé réponse, inhiber la première solution issue de l’analyse de l’amorce. En cas d’incongruence, la mise en place d’une étape supplémentaire va donc avoir pour conséquence une réduction de la vitesse de traitement : nous devrions observer des temps de décision plus courts dans la condition de congruence par rapport à la condition d'incongruence.

Bien que les facteurs stratégiques aient une répercussion à certains niveaux du traitement sur les opérations sous-tendant l'amorçage, il est en néanmoins possible de construire une situation où les influences automatiques et libres de toutes stratégies sont observables (Foster, 1998, Neely, 1991). Comme dans les deux expériences menées par Naccache et Dehaene (2001a, 2001b), afin de définir l'automaticité du mécanisme produisant l'effet de genre, les amorces ont été présentées aux locuteurs brièvement et sous un masque constitué de symboles (i.e. suite de dièses). Le choix de la SOA c’est porté sur une durée de 58ms et non pas de 47ms, comme c’était le cas pour la tâche de décision lexicale (expérience 2 de l’axe 1), puisque les mécanismes amenant à la catégorisation en genre sont sensés débuter plus tardivement et donc nécessiter plus de temps pour qu’une décision puisse se faire. Cet intervalle de temps laisse néanmoins la possibilité d’observer les mécanismes automatiques libres de toutes stratégies. Il est bien entendu que nous ne pourrons définir si le produit du traitement résulte de la mise en place d’une inhibition ou d’une facilitation, de par l’absence de condition neutre dans notre matériel. Nous nous attendons néanmoins à trouver un effet d’incongruence, c'est-à-dire une augmentation des temps de réaction lorsque les amorces et les cibles portent le même genre par rapport à la condition où amorces et cibles sont de genres différents.