« Ce qui procure une précieuse volupté à ses lecteurs [de M. Proust] c’est justement cette suprême honnêteté de vision, son application à exprimer ce qu’il y a d’originel dans sa propre conscience. C’est ce qui donne une atmosphère d’authenticité hallucinante que l’on ne retrouve chez aucun autre auteur » écrivait, comme en réponse à M. PROUST, dans son manifeste littéraire l’écrivain roumain Camil PETRESCU 2 , un de meilleurs lecteurs d’A la Recherche du temps perdu. Ou l’un des plus judicieux ; superlatif justifié si on pense d’abord, que ce « lecteur » a rendu publique son admiration pour l’auteur français dans une étude intitulée La Nouvelle Structure et l’œuvre de Marcel Proust, véritable manifeste littéraire auquel continuent de faire référence depuis 1934, année de sa publication, de nombreux intellectuels roumains ; si l’on pense, ensuite, que ce lecteur particulier de l’œuvre proustienne a réalisé une « opération » d’intertextualité avant la lettre en écrivant deux romans que la critique autochtone a qualifiés de « proustiens ». Il serait pourtant faux de croire que ces deux œuvres pourraient être des « dérivés » (des hypertextes) d’un hypotexte (pour utiliser les termes de G. Genette) ; ils relèvent d’une création originale où l’ambiguïté de la relation avec le « modèle » s’est transformée en ludique exercice d’interprétation. Jeu de pistes séduisant auquel nous avons succombé et dont notre étude s’efforce de rendre compte.
D’emblée il nous faut dire que nous avons été amenée à réfléchir sur ce fait de réception à la suite d’une interrogation plus vaste (ou plus profonde) sur la méconnaissance de la littérature roumaine dans l’aire française. La culture roumaine est, en effet, l’une des rares en Europe qui n’ait pas pu - ou su - imposer la reconnaissance universelle, européenne, à tout le moins, d’un seul de ses romanciers – exception faite de Mircea Eliade qui s’est fait un nom, d’abord par le biais de son activité scientifique et, bien plus tard seulement, par ses qualités d’auteur de prose fantastique et ou de romancier moderne. L’écrivain classique – dans l’optique propre à la littérature roumaine - Liviu Rebréanu, (1885-1944), clé de voûte du roman roumain, commence à peine à susciter vraiment la curiosité des éditeurs français, non sans réticences d’ailleurs. La méconnaissance de la littérature d’un pays francophile et francophone comme la Roumanie est un fait inexplicable aux yeux d’un Français cultivé et une insupportable injustice pour tout homme de lettres roumain. Les seules crêtes visibles de cet « iceberg » culturel, si tant est qu’elles le soient pour le public français, sont, paradoxalement, des phénomènes somme toute assimilables à de simples modes (l’exemple le plus connu en serait le Dadaïsme dont l’origine roumaine est indéniable) ou des « cas » strictement individuels qui ont « percé » dans la conscience littéraire française et occidentale par un concours de circonstances et surtout, ce qui est loin d’être négligeable et mérite réflexion, parce qu’ils ont adopté le français comme langue d’écriture, devenant de ce fait écrivains français, aussi - Panaït Istrati, Eugène Ionesco, Virgil Gheorghiou, Horia Vintilà, Emil Cioran – noms que tout Roumain cultivé est fier de rappeler.
Pourtant, la littérature roumaine dont il faut, en toute objectivité, reconnaître qu’elle n’a pas connu la même évolution que la littérature française, par exemple, a largement comblé son retard depuis le XVIIIe siècle et surtout la fin du XIXe, et se trouve abondamment riche d’auteurs et d’expériences littéraires dignes d’être traduits et connus.
Est-ce la trop grande admiration des Roumains pour la culture française dans laquelle ils cherchent des modèles, pour s’en inspirer, sinon se les approprier, avec le risque que cela suppose, ou est-ce une certaine tendance autochtone d’ « auto-sous-estimation », jugeant la création littéraire nationale trop banalement roumaine pour se hisser jusqu’aux cimes de l’esprit français, qui expliquent la chose ?
Il est indéniable, en tout état de cause, que les commentateurs roumains ont tantôt expliqué et « rangé » les créateurs roumains en les comparant à des auteurs étrangers, notamment français, tantôt en les jugeant élogieusement comme auteurs originaux et représentant si profondément la roumanité qu’ils en sont fatalement intraduisibles, condamnés à jamais à rester objets de culte intérieur, jalousement gardés à l’abri de frontières aussi bien géographiques que linguistiques. Le problème a été souvent effleuré. Nous l’avons plus d’une fois rencontré. Dans sa courte Introduction à La littérature européenne, Jean-Louis Backès explique (excuse ?) l’absence de grands auteurs « relativement ignorés en dehors de leur pays d’origine » par le fait que la langue dans laquelle ils écrivent n’a pas une grande diffusion, ou parce que leur art se prête mal à la traduction. « Pour illustrer le premier cas, on peut rappeler que les écrivains roumains les plus connus sont ceux qui ont écrit en français, comme Emil Cioran ou Eugène Ionesco ; l’immense majorité des poètes lyriques fournit des exemples du second cas » (in La littérature européenne, Editions Belin, 1996, p.7). Propos qui illustrent à souhait la nécessité des traductions ! Car si l’histoire littéraire cherche à déterminer un sens universel à l’œuvre, ses repères ne peuvent être, dans l’immédiat, que ceux qui viennent de la culture européenne et recèlent un sens de représentativité. Ils sont identifiables dans les auteurs qui imposent des modèles ou qui en imposent, tout simplement !
Connaissant assez bien la littérature enseignée dans les universités roumaines, connaissant aussi quelques auteurs roumains du début du XXe siècle pour les avoir traduits, nous avons tenté de comprendre ces « jeux de l’amour et du hasard » auxquels se sont livrés les intellectuels roumains avec la culture française. Vaste ambition qui, pour avoir quelque chance de réussite, doit se focaliser sur une page concrète de l’histoire de l’interactivité culturelle franco-roumaine que nous avons circonscrite au cas des romanciers roumains catalogués par les critiques roumains comme procédant de PROUST.
Subjective de par le choix - les auteurs roumains qui font l’objet de cette étude sont en égale mesure l’objet de notre admiration – notre démarche a l’ambition d’être objective par l’analyse. Elle se voudrait, en premier lieu et avant tout, incitante pour le chercheur étranger qui pourra trouver ici quelques repères, sinon des révélations sur la réception de l’œuvre proustienne dans l’aire roumaine, qui fut une des plus rapides et des plus actives d’Europe.
Notre recherche aura pour objectif de mettre en évidence, - pour qui se sera initié, par la lecture, aux deux grands textes romanesques du XXe siècle dont les traductions se trouvent annexées à notre travail et en sont partie intégrante- les points de tangence réels, dans la matière littéraire concrète, entre l’œuvre proustienne, d’une part, et celles de Hortensia PAPADAT-BENGESCU 3 et Camil PETRESCU, d’autre part. Pour cela, nous ferons appel, outre notre lecture personnelle détaillée de ces textes, à l’exégèse majeure de la critique littéraire roumaine relative à la création proustienne, fondée, le plus souvent, sur une lecture effective de Proust en français (la première traduction roumaine étant publiée en 1945 seulement) mais aussi, inévitablement, sur une vision intellectuellement très orientée de son oeuvre.
« La littérature comme étude, commence par la lecture et la plupart s’en contentent, heureusement ; la littérature comparée commence par l’établissement d’un fichier qui est à la discipline ce que les annales ou les chroniques sont à l’histoire ; ce qui signifie qu’il est indispensable et insuffisant », disait le comparatiste roumain Alexandre Cioranescu à la fin de son livre traitant « du baroque espagnol au classicisme français » et intitulé Le masque et le visage. Nous tâcherons, par le présent travail, de remédier à la dernière épithète de manière que l’insuffisant le soit moins !
) Notre édition de base est A la Recherche du temps perdu de Marcel Proust, édition établie et annotée par Pierre Clarc et André Ferré, préface d’André Maurois, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1954.
2 ) Voir note 3.
3 ) Nous avons renoncé à la transcription phonétique des noms roumains, mais nous tenons à signaler toutefois que la voyelle « u » des noms finissant en –escu doit se prononcer « ou » ; la prononciation en « o » nous semble un peu obsolète, voire très « fin de siècle » mais cette graphie a été respectée pour les noms déjà entré dans le patrimoine culturel français ( Ionesco, Enesco)..