a) CONDITIONS GÉNÉRALES

De par leur Histoire et leur position géographique, les Roumains ont toujours eu les yeux tournés vers l’Occident. De par leur origine latine, ils se sont toujours sentis attirés par la France, comme tant d’autres peuples d’Europe, mais avec cette force supplémentaire qui leur venait du statut de « petit frère » (plus exactement, en roumain, de « sorà micà »« petite sœur », qu’ils se sont donné de tous temps et auquel ils tiennent toujours, en considération de leur évidente parenté latine). Cela a pu fonctionner comme un handicap et, en conséquence, comme une revanche à prendre. Et puisque la France est le pays que l’on admire et qu’ils admirent, elle est forcément un modèle. Politique, économique et culturel. C’est ce dernier qui nous intéresse ici et, tout spécialement, le rapport qui lie les intellectuels roumains aux intellectuels français et, en particulier les écrivains des deux pays.

Outre leur désir de « s’en sortir » en rattrapant l’histoire intellectuelle de la France – phénomène connu en Roumanie sous le terme de « synchronisme », terme créé par Eugène Lovinescu et qui exprime, en lignes générales, le fait que, sur le plan culturel, les Roumains aient brûlé les étapes pour se mettre « à la page », littérature oblige !- les Roumains vouent à la France un amour qui va parfois jusqu’à l’identification. Les révolutionnaires de 1848 copient les révolutions européennes en Roumanie, avec le résultat que l’on sait ; les élites roumaines se font un devoir et un plaisir de s’imprégner de culture française : les jeunes gens de bonne famille sont envoyés à Paris pour étudier ou, dans le pire des cas, on engage pour eux des précepteurs français recrutés, en majorité, parmi les nobles français réfugiés à l’Est de l’Europe au temps de la Terreur. Les riches bourgeois et autres propriétaires terriens moldaves - par exemple - n’utilisent la langue roumaine que pour s’adresser aux domestiques, comme on le voit dans les savoureuses pièces de théâtre (aux personnages devenus célèbres par leur caricature) de Vasile Alecsandri, ami des Félibres et de Mistral. On appela, de manière éloquente, « bonjouriste » cette époque et cette société roumaine francisée à outrance. La grande Histoire trouve les deux nations – Française et Roumaine - à côté, aux moments difficiles ( l’Union de 1859, la Première Guerre mondiale, etc.) animées d’un même élan de fraternité latine.

Le constat unanimement reconnu est que l’ouverture des élites roumaines à la culture française, considérée comme celle d’un pays avancé à tous points de vue, est à plus d’un titre positive. On rattrape les retards, on brûle les étapes sur le plan social, culturel et, plus précisément, littéraire.

A la fin du XIXe siècle et au début de la première moitié du XXe siècle a lieu une grande circulation d’idées et d’hommes entre les deux pays. Des personnalités de la culture française commencent à s’intéresser à cette culture latine de l’Orient, la culture roumaine, comme Michelet, Edgar Quinet, plus tard Paul Morand ou Valéry. Dans l’autre sens, un George Enesco, un Panaït Istrati, un Brâncusi, un Tristan Tzara, viennent enrichir l’univers culturel français par de nouvelles donnes.

Par ailleurs, le comparatisme commence à prendre un essor considérable en ce début du XXe siècle, comme s’accordent à le noter les spécialistes : « Les nouvelles nations issues des traités de Versailles se sont adonnées avec ardeur au comparatisme à partir de 1930, y voyant le signe et le privilège d’une « majorité » culturelle longuement et douloureusement attendue. Tout en façonnant les traits encore flous de chaque littérature nationale, on s’efforçait de définir parentés et influences, de s’intégrer aux grands courants extérieurs » (in Qu’est-ce que la littérature comparée, de Pierre Brunel, Claude Pichois et André-Michel Rousseau, Éditions Armand Colin, 1996, p.24.)

Il faut ajouter au contexte historique le contexte socioculturel, par conséquent, qui explique le rapprochement de ces deux cultures de souche latine, l’une de grande audience européenne, voire mondiale, l’autre ayant un statut de culture « mineure », d’où le jeu de miroirs. Il va de soi que pour mettre en évidence un tel phénomène on se placera dans la perspective comparatiste visant la réception dont l’avantage est double, on commence à le comprendre. « Les études de réceptions en disent plus long sur le pays récepteur que sur la littérature reçue, même si cette dernière, vue de plus loin et avec d’autres critères que ceux en vigueur dans son pays d’origine, « reçoit » en quelque sorte en retour un éclairage sur lequel il vaut la peine de s’interroger » (Yves Chevrel dans la Préface de Anatomie d’un transfert). Marcel Proust modélisé par les Roumains est-il le même qu’on le voit de France ? N’est-il pas l’objet d’une idéalisation ou d’une réception sélective opérée par des gens de lettres engrenés dans un mécanisme plus complexe qu’on le croit ? Et qui reflète une recherche spirituelle autant qu’identitaire.