b) PREMISSES

Mettre une étiquette jugée flatteuse sur un écrivain national ne revient-il pas à l’enfermer dans une évaluation réductrice ? L’enthousiasme des pionniers n’altère-t-il pas le mérite accordé en prêtant au déterminant de « proustianisme » les valeurs et les qualités de la « modernité » ? Ce sont les questions auxquelles nous tâcherons de répondre au cours de cette étude. Notre démarche comparatiste veut éviter si possible les sables mouvants de l’étude fondamentale du type « X et Y », en expliquant plutôt le pourquoi de ces mises en parallèle auxquelles se sont adonnés avec un grand enthousiasme les critiques littéraires Roumains. Les filiations et les comparaisons, tout comme les parallèles, sont des techniques bien ancrées dans la tradition de l’histoire littéraire roumaine pour des raisons que nous verrons par la suite. Il nous a semblé que par leur biais on en arrivait souvent à un glissement de jugements de valeur tendant à promouvoir l’idée d’épigones. Cette première intuition nous est apparue lors de diverses présentations du poète roumain Mïhaï Eminescu - qui est pour sa nation ce que Hugo, Verlaine, Rimbaud et Baudelaire réunis sont pour la culture française, et nous l’affirmons en toute objectivité, comme un fait évident ! Le syntagme « le dernier des romantiques européens », usité par la critique roumaine, n’a plus la même valeur en dehors des frontières, l’épithète « dernier » plaçant d’ailleurs ici le Poète en mauvaise posture, la connotation temporelle menaçant de primer sur celle de jugement : Eminescu n’est ni le premier, ni le dernier, il est l’Unique ! C’est ce petit déclic qui nous a fait réfléchir à des mises en parallèle que l’école roumaine s’est appliquée à nous inculquer, notamment à celle qui plaçait les premiers romanciers roumains modernes (des années 30) en regard de Marcel Proust. S’agit-il d’un phénomène de mode (suivre un modèle imposé par le prestige de l’œuvre ou par l’air du temps) ou d’une réception créatrice?

L’usage des historiographes roumains de ranger les auteurs nationaux selon un modèle étranger semble répondre à un souci de méthode, d’ordonnancement, à un besoin d’affirmation aussi. On en arrive ainsi à dénombrer des balzaciens, des stendhaliens, des joyciens, etc. L’école roumaine (dans son acception plus large ) cultive, d’une manière générale et non sans raison d’ailleurs, le sens de l’élitisme. Se comparer, c’est se placer sur un pied d’égalité, ne serait-ce que le temps de la comparaison et démontrer par-là que l’on est capable de soutenir la mise en balance de deux entités supposées n’ayant pas le même poids. De la comparaison on ne peut sortir que grandi ! Les mises en rapport, la pratique des parallèles représentent des « actes » dont sont coutumiers les commentateurs littéraires et beaucoup moins les auteurs eux-mêmes, toute appréciation étant justifiée en tant que regard de l’Autre. Dans le cas des Roumains, il faut le souligner dès le début, la comparaison n’a point de connotation usurpatoire. Elle est une manière de faire entendre des voix qui seraient autrement condamnées à rester muettes. Considérer que tel ou tel créateur national est de la trempe d’un homologue occidental revient à forcer l’Occident à élargir son champ visuel, à regarder l’astre mais aussi les poussières stellaires qui l’entourent! C’est ce qui explique la longue habitude des filiations du genre « X et Y » ou bien « X influencé par Y » qui ne concerne pas uniquement l’aire roumaine.

Imprégnée par ces pratiques littéraires mais aussi par la Recherche du temps perdu de Marcel Proust que nous nous devions de faire nôtre par une sorte de symbiose professionnelle – au départ en tout cas – avec l’écriture du Narrateur, nous nous sommes progressivement rendu compte de ce qui sépare Proust de Hortensia Papadat-Bengescu ou de Camil Petrescu.

Appréciant l’œuvre de ces auteurs roumains qui faisaient – et font toujours- notre admiration, et dont nous avons traduit et publié en France certains textes, nous avons tenté par la suite de les aborder en les plaçant dans le contexte socio-hitorique du début du XXe siècle, au moment où ces œuvres s’écrivaient. Analyser une œuvre c’est la rendre à son époque pour mieux l’en extraire. Nous ne pouvons pas ignorer l’histoire comme nous ne pouvons pas « retirer l’œuvre de toute situation » comme l’aurait voulu Roland Barthes, car elle émane des conditions historiques (qui déterminent, à leur tour, les autres : économiques, sociales, culturelles). La dépendance de l’événement littéraire à l’histoire est, d’ailleurs, l’idée fondamentale de l’esthétique de réception de l’école de Constance et de Jauss et elle s’est imposée à nous comme une évidence pour une étude sur les débuts du roman roumain moderne. Il revient au lecteur, comme on le sait, le rôle essentiel d’un processus culturel qui ne saurait autrement exister : le lecteur est un passeur d’idées au même titre que le traducteur - qui est le médiateur nécessaire entre deux cultures.

De sorte que notre première partie essaie d’indiquer les jalons d’un cadre plus large qui permit la germination des œuvres roumaines, phénomène favorisé par la francophilie et la francophonie des Roumains, par des affinités et des échanges, par- en dernière instance- un cas de réception littéraire, celle de Marcel Proust, qui fut une des plus promptes de toute l’histoire culturelle. Comme nous allons le montrer dans le chapitre « amitiés littéraires », le rayonnement de Proust dans cette partie de l’Europe est de nature subjective aussi : sa proximité physique suppose et stimule la proximité spirituelle, ses liens avec des personnalités culturelles roumaines accélèrent la propagation de son œuvre et permettent sa rapide réception au sein de l’intelligentsia roumaine. La parenté spirituelle (prééminence donnée à l’esprit, suprématie de la poésie, choix de valeurs suprêmes) caractérisant certaines catégories sociales de ces deux nations latines justifie et finit par consolider des rapports inter-culturels dont le roman roumain moderne est le principal bénéficiaire.

Ce phénomène littéraire est, bien évidemment, d’une grande complexité, le roman roumain moderne ne se limitant pas aux seuls aspects « proustiens » (qui ont suscité notre curiosité et notre analyse). De ce fait, cette dernière est fatalement fragmentaire, mais nous aimerions la croire complémentaire.

Longtemps et injustement ignorés, les auteurs roumains vivant dans leur pays d’origine n’auraient-ils pas droit de cité dans les études comparatistes européennes fut-ce par le biais des filiations, des « alliances » littéraires ? Les voix comparatistes les plus notoires ont souligné le nécessaire élargissement à l’étude des cultures qui ne s’expriment pas en langues de grande circulation. Etiemble, l’un des plus attentifs à ce phénomène, montrait une lucide admiration pour les pratiques linguistiques de cette partie de l’Europe, que nous avons prise comme cadre de notre analyse : 

‘« Tout le monde n’a pas la chance de ces hommes […] qui, situés à un confluent de races, de nations, de langues, de religions, et dotés d’idiomes qui, en dépit de toutes leurs vertus, n’ont pas obtenu l’audience de l’allemand, de l’anglais, du russe, du français ou de l’italien, doivent apprendre, outre le leur, quatre langues ou cinq, qu’ils apprennent en effet et savent en général fort bien » (in Comparaison n’est pas raison, p.39)’

Il affirmait par ailleurs -comme l’a fait remarquer son disciple roumain, Adrian Marino- que la vraie conscience universelle appartient en fait, et plus souvent qu’on le croit, aux petites littératures (A. Marino : Etiemble ou le comparatisme militant, p.62). Forte de ces enseignements et estimant que personne n’est plus intimement lié à un auteur que son traducteur et, par conséquent, plus à l’aise pour le saisir et l’analyser, nous avons essayé de dresser les éléments de parenté et de comprendre les raisons qui légitimaient autant la parenté que les classifications, les mises en parallèles.

Avant d’aborder l’œuvre des écrivains catalogués comme « proustiens », il conviendrait d’entrée de jeu de déterminer le climat culturel de cette Roumanie nouvelle qui lèche ses plaies récentes, mais qui est plus que jamais disposée aux transformations. Pour y voir plus clair, nous avons approché le point de vue des commentateurs de l’époque dans la perspective de saisir une imprégnation d’ensemble ; en d’autres termes, nous avons reconstruit l’horizon d’attente premier de l’œuvre, en commençant par celle de Hortensia Papadat-Bengescou, œuvre qui paraissait dans un climat d’effervescence culturelle où le modernisme tentait de s’imposer à tout prix. Par la mise en regard, on arrive fatalement à l’idée d’influence et de modèle. Une mise au point s’impose tout de suite : elle concerne le sens d’influence utilisé le plus souvent, dans l’aire roumaine avec la connotation que lui donnent les spécialistes allemands (« proche du modèle ») et, parfois seulement, avec la signification « enrichie » par la connotation française du terme (rayonnement, diffusion). On constate que pour l’historiographie roumaine la pratique des parallèles est plus proche de l’appropriation, dans le sens de découverte d’une parenté ignorée jusque là, acte qui ressemblerait – d’une manière plus prosaïque – aux retrouvailles d’une fraternité que seuls les critiques littéraires ont concoctée. Comparer, dans cette optique, relève d’un double exercice d’admiration. On admire le « modèle » étranger et celui qui s’en serait servi, l’influant autant que l’influencé. C’est ce que s’applique à démontrer le chapitre axé sur la tentation du modèle terme dont la critique roumaine fait une grande utilisation et par lequel s’achève cette première partie que nous avons saisie par le biais des affinités électives rapprochant deux cultures européennes tout comme des individualités appartenant à ces ensembles plus vastes.

Notre analyse se limite aux « proustiens » les plus célèbres, ceux que le passage du temps a fini par consolider en tant que romanciers impérissables dans l’histoire littéraire roumaine, à savoir : Hortensia P.-Bengescu et Camil Petrescu. Elle prend toutefois en considération des auteurs d’un gabarit moindre (Anton Holban, Mihaïl Sébastian, Garabét Ibràiléanu) pour une meilleure mise au point du phénomène « proustien » dans une mesure proportionnelle à l’importance de ces auteurs, à l’impacte de leur œuvre sur le paysage littéraire roumain. Ce sera la matière du premier chapitre par lequel s’ouvre la seconde partie, celle qui indique les pistes de notre analyse pratique.

L’analyse se focalise, donc ici, sur le cas de deux écrivains roumains de grande notoriété, mis en rapport avec Marcel Proust, que nous avons choisi de traiter chronologiquement ; ainsi, le second chapitre de cette deuxième partie est consacré aux tous premiers romans modernes de la littérature roumaine et à leur auteur : Hortensia Papadat-Bengescu(1876-1955).Elle est, à première vue, par sa sensibilité et son « intellectualisme », par son appétence pour l’analyse psychologique et le don de l’introspection, de la famille de Proust. Elle est aussi, comme tout créateur original, la première femme de lettres roumaine à avoir imposé une nouvelle qualité de prose. Nous tâcherons de mettre en évidence, dans un premier temps, les éléments qui ont permis aux commentateurs de son œuvre une interprétation « proustienne » qui se résume, finalement à la nouveauté que représente son écriture et au monde romanesque de la prosatrice, au passage d’une littérature imprégnée de lyrisme à une prose plus objective et que nous avons englobée sous la formule, « la nouvelle objectivité ». L’hypothèse première selon laquelle la mise en regard des romans « modernes » de H.P-B et de la Recherche devait nous consolider dans l’idée d’utilisation du modèle proustien par la romancière roumaine, nous a mise, au cours de notre analyse, sur la voie d’un transfert culturel opéré par les commentateurs de son œuvre. Hortensia Papadat-Bengescu illustre un cas particulier de mitoyenneté qui occupe l’espace délimitant deux manières d’écrire ; cette « mitoyenneté » est opérable à l’intérieur de la propre création de la prosatrice roumaine par le passage de l’écriture subjective de jeunesse à l’écriture objective de sa maturité ; ensuite et comme une conséquence naturelle, elle est situable entre sa création (générale) et celle de l’auteur français, comme nous nous appliquons à le démontrer plus particulièrement dans les sous-chapitres ultimes de cette seconde partie, axés sur le transfert du biographique au fictif. Partie qui voudrait, au fond, faire sentir le jeu des inextricables relations qui se tissent entre deux sociétés éloignées géographiquement ( la société française et la société roumaine), mais aussi, qui procèdent d’un mouvement concentrique d’une « société » - celle des esprits- au sein même de la (grande) société roumaine de l’après-guerre. Quelque chose comme « un jeu réglé dans une société réglée » comme dirait Starobinski, l’œuvre se produisant dans un contexte donné que l’histoire des hommes régit et suscite. Nous nous limitons à l’histoire strictement culturelle, puisant dans les écrits des critiques roumains les plus influents de l’époque les arguments-mêmes d’une interprétation « moderne » du genre romanesque, en essayant de mettre en valeur la dynamique de tout un mouvement littéraire au développement original et aux conséquences indubitablement positives.

Sachant pertinemment la méconnaissance où le premier auteur roumain « comparé » à Proust, en l’occurrence H.P.-Bengescu, se trouvait de l’œuvre proustienne, nous avons supposé que, finalement, seul le goût du public et notamment celui des critiques roumains a pu être le moteur de ces incessantes comparaisons et qui justifiaient toutes ces mises en parallèles.

L’analyse des études critiques et des prises de positions des intellectuels roumains les plus autorisé dans l’époque offre une plat-forme de départ pour déterminer la voie vers laquelle souhaite évoluer la culture nationale et permet, ensuite, d’en dégager les principes comparatistes à commencer par l’organisation interne du concept de « proustianisme ». Lorsqu’un critique roumain manie le terme « proustien », il le charge d’une interprétation qui lui est propre : pour certains critiques-lecteurs de Proust, cette épithète est synonyme de nouveauté esthétique, d’originalité par rapport à une série donnée; pour d’autres cela couvre une thématique, une récurrence de motifs, ou bien une vision du monde. Ses commentateurs ne prennent pas tous en considération la vision d’ensemble ou la perspective comme plus tard pour Camil Petrescu. Une insuffisante connaissance de la totalité de l’œuvre proustienne ne leur permet pas toujours un angle d’analyse exhaustive ( comme certains le reconnaissent). Ce n’est que d’un point dominant confortablement toute l’étendue de la Recherche que l’on peut se permettre des jugements de valeur solides, sûrs, comme le fait Camil lui-même. C’est un aspect partiel de l’œuvre proustienne qui entre, donc, dans le jeu des comparaisons : celui qui flatte le commenté tout en flattant le commentateur ! A part Ibràiléanu, qui commente pertinemment (avec l’aisance d’un complet connaisseur de) toute l’œuvre de Proust, (nous avons choisi un extrait de ses notes relatives à Albertine disparue ), à part Lovinescu ou Vianu, beaucoup d’autres remarques (contemporaines à la parution des oeuvres analysées, rappelons-le !) font croire que le volume de la Recherche… le plus apprécié, le plus répandu car le plus accessible aux Roumains était Du côté de chez Swann  ; [les commentaires roumains à l’occasion du centenaire de la naissance de Proust, le confirment.]

Dans le processus que nous suggérons, chaque critique fait sa propre lecture, instaure son propre dialogue avec l’œuvre (celle de Proust), « ils concrétisent en signification actuelle un dialogue avec leur propre compréhension du monde, déterminée elle-même par la société, la classe, la biographie qui sont les leurs » (Jauss). Avec la culture qui est la leur, serions-nous tentée d’ajouter ! Cette « fusion des horizons » peut être totale, dans la jouissance pure, l’identification immédiate ou peut « prendre une forme réflexive ». Le fondateur de cette théorie -que nous avons trouvée parfaite pour expliquer notre hypothèse - Hans Robert JAUSS ( Pour une esthétique de la réception, traduction française de 1978 chez Gallimard) propose sept thèses indiquant les bases sur lesquelles devrait s’appuyer l’histoire de la littérature. Nous avons retenu, pour une meilleure compréhension des phénomènes, le concept d’horizon d’attente littéraire de l’œuvre et, surtout, l’effet que l’œuvre produit sur les lecteurs. Nous essaierons de mettre en valeur le transfert culturel ainsi opéré dans les cadres des sous-chapitres Éléments pour une interprétation proustienne et de celui traitant de ce transfert mental dont les principaux « agitateurs » sont les critiques roumains dans une dynamique de modélisation axée sur des principes identifiés au niveau de l’écriture (le déplacement du biographique au fictif, la relation auteur-personnage ) et au niveau de la matière romanesque (thèmes communs aux deux écrivains, personnages au comportement similaire). De la réception spontanée à la réception créatrice, quelle est la part « active » de la prosatrice à la consolidation moderne du genre romanesque dans l’aire roumaine sera la question à laquelle notre étude s’efforcera d’apporter une réponse.

Précisons que notre étude s’applique plus particulièrement au seul roman qui a eu le bonheur d’être publié en traduction française - le Concert de Bach (paru enRoumanie en 1927) - et qui fait partie de la trilogie Hallipa que Hortensia Papadat-Bengescu a prolongée, des années plus tard, par Racines(1938)sur lequel nous devons nous arrêter pour les conclure notre analyse. Mémoire et temps, mots clé de l’œuvre proustienne et éléments incontournables de toute approche de la narration moderne se référant à Proust, nous accompagnerons dans notre démarche critique balisée par le couple subjectif/objectif.

L’interprétation que Hortensia Papadat-Bengescu fait du réel à travers la représentation littéraire ( la mimesis) n’est plus celle des auteurs omniscients, ses devanciers, car le choix du réel a changé : c’est l’âme et la conscience qui deviennent le champ des recherches dans les premières décennies du XXe siècle, et ces termes mêmes abondent dans la prose de nos deux auteurs roumains. Nous ferons nôtre, tout au moins pour l’analyse du premier romancier roumain moderne -qui est une femme 4 - la remarque d’Auerbch, l’auteur de Mimesis

‘« Au temps de la Première Guerre mondiale et dans les années suivantes, dans une Europe regorgeant d’idéologies contradictoires, incertaine d’elle-même et grosse de désastre, quelques écrivains qui se distinguent par leur instinct et leur intuition découvrent un procédé qui dissout le réel dans un jeu multiple et multivalent de reflets de conscience. » (Mimesis, p.546)’

L’intuition plus qu’une esthétique consciente semble être le ressort – pour reprendre un des termes favoris de Hortensia Papadat-Bengescu - de son écriture moderne ; la contemporanéité des sujets et l’ouverture exceptionnelle à la culture française propulsent cette prosatrice roumaine sur une voie originale certaine et font de la créatrice des Hallipa un chef de fil littéraire sans modèle reconnu.

Dans une logique imposée par la recherche en réception nous avons placé les deux auteurs roumains analysés dans deux sections différentes exigées par la chronologie et selon l’accueil qu’ils ont fait eux-mêmes de l’œuvre proustienne : réception passive et réception active.

Le troisième chapitre, consacré à Camil Petrescu (1894-1957, le plus ardent des admirateurs de Marcel Proust, combine comparatisme et réception, dans une étude qui veut allier synchronie et diachronie. Écrivain total (poète, dramaturge, romancier et philosophe), Camil Petrescu s’est forgé une esthétique et un programme à vie ! Représentatif de son époque, il l’est de toute cette jeunesse roumaine transformée par la première guerre et qui se reconstruit dans un mouvement novateur que le synchronisme avait initié. Premier en tout, il a la tentation de l’authenticité (qu’il transforme en concept) et l’audace des novateurs. Par le biais de la philosophie il est le plus pénétrant des analystes du moment proustien qu’il commente au cours d’une conférence célèbre, dans les années trente, intitulée La Nouvelle Structure et l’œuvre de Marcel Proust, étude indispensable pour une bonne compréhension de sa propre création romanesque et que nous présentons en annexe à notre thèse. Nous serons sans cesse forcée d’y faire allusion, car la création romanesque d’un auteur qui a affiché ses choix esthétiques, qui les a même présentés d’une manière systématique est une aubaine pour tout analyste et nous essayerons d’en dégager les points forts avant de poursuivre la présentation de ses deux romans : la Dernière nuit d’amour, première nuit de guerre (publié en 1930) et Madame T. (publié en 1933). Ce dernier, seul disponible en français à l’heure actuelle, fournit la matière de plusieurs chapitres de notre analyse. Sa structure innovante et sa prodigieuse écriture supportent une multitude de prises en compte. Les repères qu’offre l’auteur lui-même nous imposent leur reprise (les concepts de sincérité, lucidité, soif d’absolu, anti-calophilie) à la lumière de l’esthétique de l’authenticité. Nous y voyons une posture d’écriture fondamentale- selon la séduisante formule que nous avons empruntée à Jean-Yves Debreuille. Si le roman de Camil Petrescu ne se veut rien d’autre que la présentation de quelques « dossiers d’existences »- pour marquer l’opposition à une certaine rhétorique traditionnelle- il se montre en réalité sous la forme d’une narration fondée sur les alternances et sur les oppositions et sur un continuel changement de plans narratifs qui force l’attention et l’admiration du lecteur. Pour la première fois dans l’histoire de la littérature roumaine, l’auteur n’apparaît plus ; il se permet le luxe de céder sa place à ses personnages, qu’il a poussés à écrire. On est à la fois proche et très loin de la convention des confessions déguisées. Tout au long du récit le lecteur est ballotté –avec bonheur- entre l’authentique et le fictionnel, prêt à confondre le vécu des personnages et celui de l’auteur, embarqué dans un jeu que nous détaillons au sous-chapitre Le Je des jeux narratifs.

Le nouveau statut narratif de l’auteur est le point fort sur lequel se rencontrent les visions des écrivains roumains analysés ici et de M. Proust. C’est aussi une propriété définissant la modernité du roman 5 .

Ce qui semble intéresser en premier lieu le romancier et l’essayiste Camil Petrescu est, manifestement, le vécu et sa transformation en écrit, idée qui nous ramène tout naturellement à Proust. Dans le cas de Camil Petrescu, il est plus qu’évident que l’étude comparatiste s’impose. Ce sera la matière du sous-chapitre « Le modèle perdu et retrouvé ». En choisissant ce titre nous n’avons pas sacrifié à une clause de style ; il s’est imposé naturellement à nous comme une évidence et une nécessité d’organiser le matériel. Avant toute tentation de mise en regards il nous a fallu défricher dans les suggestions multiples et touffues qu’offre la déconcertante écriture de Camil Petrescu. Commencer par décliner l’identité de l’auteur roumain, par repérer son profil avant de le faire glisser sur celui du modèle. Présenter « les paramètres de sa narration » (lieux, personnages, techniques) pressentis d’une originalité à toute épreuve. Les sections suivantes se proposent de fixer d’abord l’esthétique et l’écriture du romancier roumain en regard de celles de l’écrivain français, s’arrêter ensuite sur l’humanité romanesque des deux auteurs et notamment sur le cas de l’intellectuel, entité sur laquelle s’est porté toute l’attention de Camil Petrescu, l’essayiste autant que le romancier dans une opération simultanée visant à rapprocher et à distancer l’écrivain roumain de son modèle. La nouvelle structure narrative instituée par Camil Petrescu, nous permettra de mettre en relief l’originalité et l’évidente modernité d’écriture, dans la constante d’authenticité , note unificatrice de l’écrit et choix de vie, souligner, enfin, l’essence de la création camil-petrescienne et son rapport au monde.

Les parallèles permettent de relever des thèmes communs (amour, souffrance, jalousie) à l’œuvre proustienne et au monde romanesque de Camil, des analogies mais aussi des détails qui tiennent souvent, dans l’écriture du romancier roumain, plus du clin d’œil que de l’emprunt programmatique. Lorsque nous avons envisagé de dégager les « techniques narratives » propres à cet auteur qui affiche sa préférence pour l’œuvre de Proust mettant en théorie son admiration et en pratique l’emploi du « je », nous étions d’emblée dans l’idée d’un écrivain influencé par l’écrivain français ; autrement dit d’un émule de Proust. Il nous restait à discerner la part d’originalité et la part de l’analogie - ce fut le gros de notre travail et une de nos incitantes hypothèses. Plus tard, en cours d’analyse, et grâce aux études de Bernard Brun, par exemple, nous avons validé la « mise à distance » de Camil dans une intertextualité qui s’appuie sur les mêmes pistes, dans un rapport de « lecture » très spécial. L’intertextualité, c’est la lecture des autres ; l’autotextualité, c’est la relecture et la réécriture de soi. Proust pratique infatigablement les deux – trouve le chercheur cité. L’auteur roumain procède à une démarche similaire dans laquelle les autres sont Proust, Bergson, Husserl, mais aussi sa devancière roumaine, Hortensia Papadat-Bengescu, comme s’essaie de le mettre en évidence notre approche tout au long des derniers sous-chapitres de l’ample (mais proportionnel à la matière romanesque de Camil) chapitre III. Force est de constater que le romancier roumain ne semble pas fusionner avec son modèle, mais l’interpréter et s’en faire un allié. Proust est sa figure tutélaire, le guide qui lui permet de s’égarer sur des « à-côtés » d’une indéniable modernité narrative. Plus qu’une influence, l’écrivain roumain a puisé chez Proust une liberté d’affirmation intellectuelle et la justification de ses élans audacieux vers la conquête de la modernité.

D’un point de vue méthodologique, il est évident que nos outils ont été empruntés au domaine de la réception comme au domaine critique et notamment à la critique proustienne qui a conforté certaines de nos intuitions. Le choix instrumental théorique s’est fait en fonction des auteurs étudiés : pour Hortensia Papadat-Bengescu nous avons mis à contribution les résultats des recherches de réception alors que pour Camil Petrescu nous avons eu recours plus à la narratologie, car sa démarche relève d’un « centralisme autobiographique » (le concept sur lequel Jean Rousset fonde son Narcisse romancier).

En ce qui concerne l’historiographie roumaine nous avons procédé à une sélection rigoureuse (et douloureuse) ! « Le corpus retenu varie en fonction du chercheur, de sa langue ou de ses langues de lecture, de ses inclinations, de son passé personnel » -ces mots du préambule semi-théorique de Jean Rousset au livre déjà cité pourraient résumer les critères de nos choix.

Tenant compte, par ailleurs, de l’étendue de l’œuvre de Marcel Proust, nous avons bien conscience du caractère fragmentaire de notre analyse qui nous condamne au découpage, autant pour l’auteur français que pour les Roumains (dont l’œuvre n’a pas eu la chance d’être traduite en totalité) ; aveu ou excuse ? Désir, en tout cas, d’esquisser au moins quelques points de repère pour de futures analyses comparatistes tout en sachant le reproche qui pourrait nous être fait et que des chercheurs avertis ont pressenti avant nous :

‘« Prise dans l’alternative ou de tout embrasser et de mal étreindre une œuvre immense, ou d’y découper, avec une bonne part d’arbitraire, des secteurs plus aisément parcourables et de se condamner à manquer l’ensemble, il lui arrive aussi [à la critique « proustienne] d’hésiter devant un autre choix : ou bien adhérer, à des nuances près, au postulat de Painter : « le roman de Proust ne peut être pleinement compris sans qu’on connaisse sa vie » ou bien, considérant que Proust a définitivement condamné l’illusion biographique dans Contre Sainte-Beuve, s’installer dans une perspective synchronique. Elle oublie alors que si tout, effectivement, est dans l’œuvre, l’œuvre n’est pas un tout ; que la création, elle aussi, a connu des intermittences, que les modifications de l’œuvre écrivent la biographie du romancier plus que l’œuvre ne la décrit. »’

Ces remarques de Serge Gaubert, analyste objectif d’un sujet éternellement séduisant, extraites du livre Proust ou le roman de la différence (édité chez PUL, en 1980) ont fini par nous mettre en confiance dans une démarche continuellement soumise aux multiples tentations interprétatives. Plusieurs études proustiennes nous ont été d’ailleurs d’un réel secours dans l’éclaircissement qu’exigeait l’œuvre de l’auteur roumain, transformant nos hésitations (intuitions premières !) en certitudes. Nous y avons trouvé un appui et une justification.

Mais confiner Camil Petrescu dans l’unique interprétation d’écrivain « proustien » ne serait-ce pas, finalement, réducteur ? Sa création suscite, malgré le temps et les nombreuses analyses dont elle a fait l’objet, d’incessants questionnements. La nature d’œuvre ouverte de son roman se prête peut-être à de nouvelles interprétations que nous essayons de suggérer dans la partie ultime de notre analyse, en prenant appui sur les pistes fournies par la vaste et pénétrante analyse du roman de la conscience malheureuse réalisée par Philippe Chardin.

L’entreprise générale sera donc celle de reconstituer le tissu des affinités et des analogies possibles et d’en tirer les conclusions qui s’imposent ; elles pourraient affiner l’angle de vision (autochtone) traditionnelle et contribuer à éliminer quelques malentendus dont parlait Bourdieu (in Les conditions sociales et la circulation des idées) comme « le fait que les textes circulent sans leur contexte, qu’ils n’emportent pas avec eux le champ de production dont ils sont les produits ».

Le chapitre des conclusions dresse, une liste des variantes qui pourraient grossir l’image de l’invariant : le roman moderne en Europe . En tout état de cause elle aura au moins l’ambition de pousser en scène une littérature souvent ignorée des chercheurs occidentaux. Notre interprétation est orientée, bien évidemment, dans le sens de retrouvailles européennes (l’heure l’impose !) et les mises en regard auxquelles nous procédons ont la volonté de soutenir ce projet. Volonté appuyée par le désir de soulever un coin du voile sur cette littérature et cette spiritualité dont on ne connaît en Occident que des « accidents » de parcours. Elle voudrait suggérer que la réflexion sur le Même et l’Autre ( selon la formule dont Alain Montandon se sert de titre pour un recueil comparatiste ) change en fonction de l’angle de vue sous lequel on se place. Puisse notre étude inciter de futurs chercheurs occidentaux à s’intéresser de plus près à cette Autre littérature, comme le conseillait Paul Valéry, en son rôle de pont culturel entre deux mondes, en 1949 :

‘« Il ne serait que juste que la nation du monde où nos Lettres sont, je pense, le mieux connues, où notre langue demeure le langage préféré de toutes les personnes instruites, reçoive chez nous, quand elle nous offre les meilleurs ouvrages de ses écrivains, toutes les marques possibles de sympathie et d’attention.  6 »’
Notes
4.

) Signalons que la langue roumaine possède le féminin « écrivaine » utilisé à côté de « romancière », « prosatrice », etc.

5.

5) Il est plus difficile de trouver une définition succincte du roman moderne que d’en énumérer les représentants. Pour certains spécialistes la modernité se trouve dans « l’ample renaissance du roman qui se manifeste au lendemain de la première guerre mondiale » (Michel Zéraffa, La Révolution romanesque(1969), Paris, 10/18, 1972, p.6). Pour d’autres, le roman moderne est celui des « passeurs » du XIX-e au XX-e siècle qui « remettent en cause les principes organisateurs de la fiction traditionnelle » et qui font montre d’une « réflexion sur le temps comme thème structurant » ( Daniel-Henri Pageaux, Naissances du roman, Paris, éditions Klincksieck,1995, p.116). L’originalité des auteurs (tels que Proust, Th. Mann, Musil, Svevo, Joyce, Kafka, Woolf « qui reconduisent ou adaptent les principes de l’esthétique réaliste »), identifiable dans une « totalité poétique, sinon au terme, du moins à l’origine de l’écriture » jalonne la modernité du roman et permettent de le circonscrire à des « formes romanesques qui abolissent d’anciennes procédures (et) en instaurent, en fondent d’autres. Elles sont et classiques et caractéristiques, à nos yeux, de la modernité en tant qu’adhésion plénière à un projet poétique qui porte en lui son sens et sa légitimité » (Pageaux, p.118).

6.

) Extrait de la préface que P. Valéry a faite au roman Mathieu Damien (La Vie à la Campagne) de Duiliu Zamfirescu, traduit par G. Bengesco, Editions des Presses Modernes, Paris, 1939.