1. CADRE HISTORIQUE

Si la Roumanie est un état national constitué assez tard (et reconnu seulement à la fin de la Première Guerre mondiale), sa littérature écrite n’en est pas moins, elle aussi, une littérature récente, et l’on s’accorde sur le fait que les productions orales, folkloriques – si riches dans ce pays - ont tenu, dans la longue histoire des Roumains, le rôle de la littérature, orale pour l’essentiel, par définition. On ne peut guère parler, de fait, d’une véritable littérature savante (en opposition à « folklorique ») originale, et qui ne soit pas simplement faite de traductions et d’adaptions, qu’au début du XVIIIe siècle. Quelques exceptions existent, l’histoire de la littérature roumaine en est la preuve… mais elles n’entrent pas en considération ici.

De la même manière, on peut parler de pénétration massive de culture française dont les premiers « artisans » sont les représentants des régimes phanariotes (grecs), comme l’ont constaté plusieurs historiens littéraires (parmi lesquels Basile Muntéano ou Pompiliu Eliadé). Il s’agit de ces riches Grecs de Constantinople habitant le Phanar, « le quartier de la ruse », qui étudiaient les langues et servirent d’interprètes, pour commencer, auprès de la Sublime Porte et se hissèrent jusqu’aux ministères les plus importants de l’Empire Ottoman. Ils finirent par régner dans les Principautés danubiennes soumises aux Turcs auxquels de lourds tributs étaient versés. Parmi ces phanariotes avides de richesses il y en eut de « bien intentionnés » qui posèrent les bases de l’enseignement et du théâtre, fondèrent les premières imprimeries et bibliothèques ; ils s’appelaient Mavrocordat, Ghika, Cantacuzène ou Brancovan. Ils s’appuyaient sur les Roumains riches nommés « boyards » - gros propriétaires terriens, plus ou moins l’équivalent de la noblesse française – ceux du Divan représentant l’assemblée délibérante qui servait aussi de Conseil au Prince, aux alentours de 1800, et qui se distinguaient des autres boyards, classés en « petits » et « moyens ». Ils suivent, dans leur désir de faste et de distinction sociale, les habitudes culturelles pratiquées au palais.

« Ces boyards n’étaient pas incultes ; ils lisaient Montesquieu en tirant sur un chibouk de trois pieds de long. Les boyaresses aussi avaient des lettres : elles dévoraient Corinne.. », dit Paul Morand en relatant l’histoire de la francophilie roumaine avec de charmants raccourcis. Après le mouvement de l’Hétairie (pour l’indépendance de la Grèce), l’influence grecque commence à disparaître doucement laissant place à l’influence française que la première avait contribué à répandre parmi la noblesse et la bourgeoisie roumaines.

‘« Dès la fin du dix-huitième siècle, c’est une véritable invasion de Français : La Roche, Tissandier, Durosay, Colson, Martinot, Clémaron, Ledoulx, les deux Trécourt, Laurençon, Récordon, Cadot de Lille… La dictature professorale de J-A. Vaillant enfin, assura en moins de vingt ans le triumvirat de la France ».’

C’est, d’après Morand, un véritable « coup de foudre » entre les hommes de lettres roumains et la culture française, explicable premièrement par ce que :

‘« Les Roumains trouvaient dans les livres français des mots d’une étroite parenté avec les leurs et des idées très proches de leurs aspirations. Vaillant, venu à Bucarest comme précepteur, ouvre un internat pour fils de boyards. A lui seul, il enseigne la grammaire, l’histoire, la géographie, l’arithmétique, la rhétorique et la peinture, publie une grammaire et un dictionnaire franco-roumains. Sa renommée est immense et son succès tel que les écoles grecques de la ville sont obligées de fermer. Bientôt la langue française devient obligatoire (…) L’acteur français Baptiste Fourreaux fonde en 1831 à Bucarest le Théâtre de Variétés et joue Fra Diabolo avec un succès éclatant. « Le théâtre roumain est sorti du théâtre français - dit Eliadé -comme le théâtre français sort de la comédie italienne  ». Le public parisien, en accueillant les acteurs roumains, de Max à Ventura, Yonnel, Cocea et Elvire Popesco, ne fait donc que rendre des politesses. » (Bucarest, Editions Plon, Paris, Paris, 1934, p. 86-88). ’

Notons au passage que P. Morand cite ici non pas l’historien des religions qu’est Mircea Eliadé, mais le comparatiste Pompiliu Eliadé ( ami de Bergson, entre autres).

Comme si l’esprit des Roumains remplissait le rôle de « double récepteur » (B. Muntéano) ouvert sur deux cultures et deux mentalités à la fois ! L’intelligentsia roumaine du milieu du XIXe s’approprie la culture française, le plus souvent en se rendant à Paris, d’où elle rapporte des modèles socioculturels qu’elle essaie par la suite de mettre en pratique dans l’espace valaque, avec un profit certain. « Les fils des princes régnants, Bibesco et Stirbey, avec de nombreux jeunes boyards, vont faire leurs études et les jeunes libéraux valaques leurs premières armes révolutionnaires à Paris… De ces navettes entre Paris et Bucarest est née l’indépendance roumaine » (Morand).

Les futurs politiciens roumains fréquentent les salons comme celui de Mme Edgar Quinet ou des endroits plus anarchistes et se font suivre par la police de Napoléon III ; l’arrestation de l’un de ces jeunes « libertaires roumains » - Bràtianu - soulève la colère de Hugo et Michelet qui le soutiennent ardemment. On le retrouve plus tard dans le rôle du premier grand homme d’état de l’époque et qui donnera naissance, au sens propre du terme, à plusieurs Présidents du Conseil.

Ironie de l’histoire, quelques années plus tard, lorsque l’Union de la Moldavie et de la Valachie se réalise sous le règne d’un seul homme – Cuza – et après la chute de celui-ci, Bràtianu cherche conseil auprès de Napoléon III qui suggère la famille Hohenzollern, dont la grand-mère (Stéphanie de Bade) était française. Voilà pour la partie historique !