a) OUVERTURE DES ELITES ROUMAINES VERS L’OCCIDENT

Résolument moderne, Eugen Lovinescu (1881-1943) milite pour une ouverture sur la littérature européenne, pour une création fondée sur l’analyse psychologique, d’inspiration citadine, plus intellectualisée, bref, il propose une vision nouvelle de la culture (la littérature) nationale dans des ouvrages de référence : l’Histoire de la civilisation roumaine(1924-1925) et l’Histoire de la littérature roumaine contemporaine(1926-1929). De nombreux écrivains se sont fait connaître et ont évolué sous l’influence d’Eugène Lovinescu. Hortensia Papadat-Bengescu est un cas symptomatique d’auteur ayant subi la férule de G. Ibràileanu - le traditionaliste- et de Lovinescu - le moderniste -, celui-là même qui présidera les séances du cénacle bucarestois pendant plus de vingt ans. On lui doit aussi la paternité du concept de synchronisme qui préconise la « mise à jour » de la culture roumaine en conformité avec la culture occidentale, quitte à brûler les étapes, à se forger une création à l’instar des « modèles » étrangers.

Dans son Histoire de la littérature roumaine contemporaine Eugen Lovinescou démontre avec arguments à l’appui pourquoi la « synchronisation » est « une nécessité sociologique de l’interdépendance de la vie contemporaine tout entière » ; dans sa conception l’art étant « une valeur mobile déterminée par la conception esthétique du moment, par l’idéologie littéraire et la nature de la sensibilité, qui varient non seulement dans de grands espaces de temps, mais au sein même d’une génération littéraire », il introduit l’idée sous-jacente de « la différenciation », plus exactement de la création d’un nouveau style. Car il est évident que synchronisme ne veut pas dire tout simplement « faire comme », explique le critique, mais tenir compte du «saeculum » de Tacite qui n’est autre chose que l’esprit du temps« c’est à dire une totalité de conditions qui configure la vie de l’Humanité ». En résumé, le synchronisme, selon Lovinescou, serait « l’action d’uniformisation du temps sur la vie sociale et culturelle des diverses nations liées entre elles par une interdépendance matérielle et morale » ( Histoire de la littérature roumaine, Éditions Minerva, Bucarest, 1973, p. 361.) Le critique se situe ainsi dans la logique du statut de petit pays - ou plus exactement moyen - qui revendique le droit à une vie culturelle qui soit la même pour toutes les nations ; s’il donne l’impression d’être en passe, par ailleurs, de chercher des modèles culturels, c’est pour accélérer le processus « d’uniformisation » invoqué. Les écrivains roumains seront tentés par un courant ou l’autre, parfois ils font l’expérience de deux idéologies assez opposées avant de se fixer sur celle qui leur correspond mieux (c’est le cas Hortensia Papadat-Bengescu). Comme nous le verrons par la suite, ils n’embrassent pas aveuglement un concept ou un autre, ils en « picorent » les « pépites créatrices ». Marcel Proust n’est dans ces conditions, qu’un élément, parmi d’autres, qui s’intègre parfaitement au tableau « moderne » représentatif et représentant ce milieu de la moitié du XXe siècle.

Pourquoi donc l’auteur de la Recherche du temps perdu s’impose-t-il, parmi tant d'autres écrivains européens de cette époque, dans le comparatisme roumain, comme « modèle », voilà une question pour laquelle deux réponses peuvent être avancées à ce stade de notre étude :

  1. La notoriété de Marcel Proust a vite atteint les consciences littéraires roumaines dont la curiosité et l’envie d’émancipation ne connaissent point d’entraves dans ce pays francophile et francophone à la fois ; son nom est synonyme de renouveau littéraire, même s’il n’est pas l’unique auteur français « moderne » connu des Roumains, et loin de là, évidemment ! Par ailleurs, Marcel Proust connaît les milieux culturels roumains de Paris, entretient des amitiés célèbres avec Anna de Nohailles (née Brancovan), Antoine Bibesco, Eléna Soutzo-Morand et bien d’autres. Ces relations affectives ne font que renforcer, en écho, les exercices d’admiration d’autres auteurs roumains (le cas de Mihail Sebastian ou de Camil Petrescu).
  2. L’évolution de la société roumaine a atteint un degré spirituel de nature à exiger une nécessaire corrélation entre la vie spirituelle et la vie matérielle, autrement dit entre le culturel et l’économique, idée pressentie par quelques esprits avancés (comme Ibràileanu et Lovinescu et montée en exergue par Camil Petrescu, quelques années plus tard).

Création originale – importante, modèle culturel étranger, français, en l’occurrence - possible. La tentation est grande ! L’histoire littéraire va se charger de filtrer : ne persistent que les œuvres originales. Le modèle est nécessaire à la confrontation, il donne les limites du possible, du réalisable. Nous avançons même l’idée qu’il sert de vecteur d’enrichissement culturel dans un sens inverse : les écrivains roumains vont prouver (et se prouver à eux-mêmes) qu’ils peuvent faire œuvre digne du patrimoine culturel français, par rapprochement d’idée ou par effet de mode, et par conséquent, du patrimoine littéraire universel. Voir l’affirmation de George Càlinescou – autre très grand critique littéraire roumain moderne - selon laquelle une des nouvelles écrites par Costache Negruzzi (il s’agit d’ Alexandru Làpusneanu, publiée en 1840) « aurait pu connaître le sort de Hamlet si la littérature roumaine avait eu comme support une langue de prestige universel »! ( Istoria literaturii…, p.216)

La pénétration de la culture et du livre français dans les milieux cultivés de Roumanie déclenche une grande curiosité permanente pour les parutions les plus récentes. Dans son Bucarest publié chez Plon en 1935, Paul Morand – qui se trouvait, dans les années trente en tant qu’attaché à la Légation française de Bucarest - nous dit qu’un ouvrage qui sortait à Paris, arrivait par avion le lendemain dans la capitale roumaine et que la Roumanie était à cette époque le deuxième importateur de livres français, après la Belgique. Les élites roumaines font de la langue et de la culture française un moyen d’affirmation sur le plan social et d’intégration européenne avant la lettre ! Le phénomène a déjà été analysé par Pierre Bourdieu pour d’autres pays : il considère que dans l’aire allemande, par exemple, les élites nobiliaires et bourgeoises faisaient de la culture française dont elles se réclamaient un instrument privilégié de leur « distinction » sociale. A Bucarest, on publie des journaux roumains en langue française, au théâtre on joue énormément de traductions d’auteurs français ( pas toujours les meilleurs ! ), avec le temps, on commence petit à petit à orienter le goût du public roumain vers des productions plus élitistes. Baigner dans la culture française est le devoir de tout Roumain cultivé et lorsqu’il le peut, le Roumain vit à Paris, prêt à oublier sa véritable patrie (Antoine Bibesco, descendant de princes roumains et diplomate en fonction dans la capitale française, appelle sarcastiquement la Roumanie « l’amère patrie » !)

Par le plus pur des hasards, deux des amis français de Marcel Proust, font le déplacement inverse : le premier est Robert de Flers qui, d’après Ghislain de Diesbach (in Proust éd. Perrin, 1999) « bien que sans illusions sur les vertus de la diplomatie, (…) sera chargé d’affaires de France à Bucarest, où il séduira la reine Marie »... Le second, c’est Paul Morand que Proust connaîtra un peu plus tard.