c) AMITIES LITTERAIRES

A Paris se sont nouées des amitiés célèbres, comme celle du clan des princes roumains Brancovan (dont font partie la poétesse Anna de Noailles et son frère Constantin) avec Marcel Proust ; il connaîtra, par leur intermédiaire, les frères Emmanuel et Antoine Bibesco. Dans le même ordre de « parenté » Proust va se lier d’amitié avec le couple Morand ( l’écrivain et son épouse – la princesse Soutzo, encore une roumaine !) - à une époque où Marcel n’est pas le « modèle littéraire » dont va s’emparer l’intelligentsia roumaine, mais au contraire est à la recherche des « modèles » d’aristocrates qui vont lui servir pour son œuvre. (Tous les biographes de l’écrivain français en parlent). Et s’il se trouve que la plupart de ces gens sont des nobles, il est tout aussi vrai qu’ils sont en même temps des gens de lettres. Le raffinement intellectuel est primordial dans les choix qu’opère Marcel Proust, à l’instar de la haute société d’ailleurs. L’Anglais George D. Pinter, auteur de deux tomes (épais !) consacrés à la vie de l’écrivain français, considère que cette société parisienne « n’a jamais été aussi exclusive qu’il la représente symboliquement dans la Recherche. La prééminence politique, scientifique ou littéraire, et même la seule intelligence ou le charme, étaient des passeports valides pour être admis dans les salons, et la haute société était une carrière ouverte à tous les talents. » ( in Marcel Proust-Les années de jeunesse, p.103, éditions Mercure de France, 1966).

Si l’admiration pour la poésie et la beauté physique d’Anna de Noailles connaît quelques taches d’ombres, celle que Marcel Proust eut pour le cousin de celle-ci, Antoine Bibesco, reste la plus durable. La publication de la correspondance de Marcel Proust ainsi que les nombreuses biographies qui lui sont consacrées nous permettent d’en juger. Pour un lecteur roumain d’après la seconde guerre mondiale, qui fut longtemps privé de sources historiques directes - pour des raisons idéologiques - ces documents sont d’une utilité et d’un intérêt inestimables !

Proust connaît Antoine Bibesco en juin 1899, et immédiatement il tombe en admiration devant « ce nouvel ami qui va jouer un grand rôle dans sa vie, sinon dans son œuvre » selon Ghislain de Diesbach qui le présente comme menant une double carrière, de séducteur et de diplomate. « Très beau, avec un profil presque trop net, un regard dominateur et un sourire qui durcit ses traits au lieu de les adoucir, Antoine Bibesco, par sa verve, son impudeur et son insolence, a tout pour fasciner Proust et lui inspirer, avec le désir d’en faire un ami de prédilection, le regret de ne pas lui ressembler... Avec son profil de jeune empereur romain, sa fortune, ses relations, son esprit, Antoine Bibesco, comblé de tous les dons, est un astre dont il serait vain de vouloir influencer la course et qu’il faut se contenter de suivre, admiratif, dans son ascension.» Proust n’est apparemment pas le seul qui ait succombé à ces charmes... Le témoignage de sa cousine par alliance, Marthe Bibesco, est très intéressant en ce sens, tout comme ses souvenirs sur l’auteur de la Recherche (in Au bal avec Marcel Proust). Elle voit aussi le côté caché du personnage, son incommensurable vanité, ainsi que « le merveilleux égoïsme de l’homme qui attend tout de ceux qui l’aiment, mais qui ne donne rien ».

Parti en Roumanie, il annonce le décès de sa mère à Marcel qui lui répond par une de ces lettres de condoléances remplie de tant de chagrin que le destinataire est obligé de consoler le consolateur. Dans Proust et ses lettres, A. Buisine a mis en évidence l’identification à la douleur de l’autre lorsqu’il s’agit, justement, d’échange épistolier de condoléances ; c’est lui encore qui considère que cette activité épistolière forme un véritable « cordon sanitaire », dans le sens qu’elle lui permet de mettre entre lui et les autres la distance nécessaire à l’épanouissement de l’Écrivain. Pour Martin Robitaille la correspondance est un moyen de « demeurer en humanité », « de faire en sorte qu’il reste disponible pour son œuvre tout en sortant de l’écriture intransitive quotidiennement, afin de ne pas être happé par l’œuvre » (in Proust épistolier, p.150). La correspondance de Proust est « un appel d’air », sans lequel son œuvre aurait peut-être périclité « comme une lampe sans huile » disait le préfacier des Lettres de Marcel Proust à Antoine Bibesco, Thierry Maulnier, en 1949, (et que Robitaille cite en appui), en faisant remarquer chez l’écrivain français son désir

‘« d’établir des relations d’un ordre que j’appellerai respiratoire avec le monde extérieur. De là cette sorte d’angoisse plus ou moins explicite et prenante qui se manifeste dans toutes les lettres de Proust, même les plus futiles dans leur objet, et leur donne leur gravité : on sent que chacune d’entre elles a un caractère mystérieux d’urgence, comme un appel au secours, et que celles qui leur répondront seront accueillies avec une merveilleuse sensation de reviviscence, comme le souffle venu du ballon d’oxygène » (T. Maulnier, o. cité, p.147).’

Antoine Bibesco, l’ami auquel il avait pris l’habitude de faire toutes ces confidences – relatives autant à sa vie qu’à son œuvre- lui manque au point que Marcel essaie de le remplacer par Fénelon. Mais Noneuf est encore plus impertinent que …Ocsib et Lecram a du mal à le supporter. [Les familiers de Proust auront reconnu là les anagrammes des trois amis qui aimaient s’adonner à ces jeux enfantins du langage et entretenaient un vocabulaire qu'ils étaient seuls à connaître et qui cimentait leur amitié et « leurs jeux »].

Ces relations avec le « clan roumain » vont aussi connaître des épisodes orageux : Proust ne peut pas supporter les perfidies du frère de la poétesse Anna de Noailles, Constantin Brancovan (à qui, pourtant il se confiait beaucoup, y compris à propos de la tyrannie de sa mère qui provoque chez Marcel le délire de la persécution !), comme, par exemple, celle de s’être étonné que Proust ait pu traduire La Bible d’Amiens de Ruskin, alors qu’il serait incapable de commander un repas dans un restaurant londonien… ou de lui avoir retiré sans préavis sa rubrique de « La Renaissance latine », offerte deux mois auparavant. Il supporte tout aussi difficilement « les tortures morales » d’Antoine. Pourtant, « malgré ses côtés sataniques, A. Bibesco a cette vitalité qui galvanise Proust et l’aide à sortir, non seulement de soi-même, mais aussi de sa chambre et de son lit » (De Diesbach, p.305). Il ne faut pas oublier qu’Antoine est un des premiers à qui Proust explique, à sa façon un peu cachottière, fuyante même, la nature de son livre (à paraître), dans une lettre datant de 1912:

‘"L'ouvrage est un roman. Sa liberté de ton l'apparente, semble-t-il, à des Mémoires, en réalité une composition très stricte, (mais trop complexe pour être d'abord perceptible) le différencie, au contraire, extrêmement des mémoires: il n'y a dedans de contingent que ce qui est nécessaire pour exprimer la part de contingent dans la vie".’

Le temps que Marcel passe en compagnie de ces amis n’est pas celui du snob consumant ses loisirs parmi des gens du gotha. C’est une communion d’idées, d’élans poétiques, de haute intellectualité. C’est surtout ( mais on ne le comprendra que plus tard ) une atmosphère qui enrichira de ses souvenirs les pages de la Recherche... On a envie de dire, à la manière de Serge Gaubert, que « ces réunions jalonnent un parcours initiatique » (in Proust ou le roman de la différence, p.128).Un séjour chez les Brancovan ( les cousins d’Antoine Bibesco) lui inspire tout un chapitre de Jean Santeuil où la vicomtesse Gaspard de Réveillon prend les traits de la comtesse de Noailles. La famille Brancovan possède une somptueuse villa (« Bassaraba » ) à Amphion, près d’Evian, qui servira de modèle pour une des deux propriétés des Cambremer, à Balbec. C’est chez les Brancovan, que Proust avait rencontré leurs cousins, Emmanuel et Antoine, dont le père, Alexandre Bibesco, fils d’un prince régnant de Valachie, « lettré fantasque et grand bibliophile » (De Diesbach) est l’ancien président de la Société linguistique de France ! Antoine, que Marcel appelle « un esprit délicieux et cruel », « grave avec les idées et sarcastique avec les hommes » est l’auteur de pièces de théâtre comme La lutte, Un jaloux ou Jacques Abran (pour laquelle Marcel lui donne de nombreux conseils). Un important échange épistolaire témoigne de cette longue amitié. Marcel Proust fut même sur le point d’aller retrouver son ami à Bucarest (où celui-ci s’était rendu pour les obsèques de sa mère, et où il resta quelque temps retenu par les problèmes de succession).

La photographie prise dans les jardins de la villa Bassaraba et où Proust se trouve entouré du clan des Brancovan deviendra célèbre. La princesse Brancovan, mère de Anna de Noailles, d’Hélène de Caraman-Chimay et de Constantin était une femme d’une grande culture qui a, nous dit Proust, « une âme toute de bonté et de distinction morale », mais lui paraît aussi « un composé d’impulsion nerveuse et d’extravagance orientale »… Protectrice du musicien roumain Enesco (que Proust écoutera interpréter la sonate de Frank), excellente pianiste elle-même, la princesse organise des concerts dans ses résidences, sous les « portraits d’aïeux paternels ayant régné sur le Danube et les Carpates » comme l’écrira Anna de Noailles dans Le livre de ma vie (publié en 1932 chez Hachette.) Son fils, Constantin Brancovan, féru de littérature, dirige « La Renaissance latine » dont le titre est l’antithèse de « La Décadence latine ». Il est l’ami de Marcel. Mais c’est surtout sa sœur qui va subjuguer le futur Narrateur, la poétesse Anna de Noailles. Belle femme, au charme vif et au regard intelligent, elle cache sa véritable nature que notre écrivain, un autre grand sensible, sait déceler :

‘« ce qui constituait la nature même de la poésie de ce grand poète n’apparaissait jamais dans ce qu’elle disait, et, au contraire, par ses plaisanteries continuelles, par ses railleries sur telle ou telle personne qui parlait du printemps, de l’amour, etc., elle aurait plutôt semblé mépriser de telles choses. (...) Ce n’est pas du tout que ses poésies ne fussent pas sincères, mais au contraire qu’elles expriment quelque chose qui en elle était si profond qu’elle n’avait même pas pu y penser, en parler, le définir comme une chose différente de soi » (Jean Santeuil, p.520) . ’

A cette époque, Marcel Proust conçoit la poésie comme « la commémoration de nos minutes inspirées enfermant l’essence intime de nous-mêmes, un parfum ou une même lumière qui nous dégage un instant de la tyrannie du présent » (J.S.p.521). Communion d’idées, interférences. Un des plus récents biographes de Proust et des chercheurs attentifs à son oeuvre, Jean-Yves Tadié, a remarqué que c’est à propos d’Anna de Noailles que Proust esquisse l’esthétique du Temps retrouvé  : avec sa sensibilité en éveil, Marcel a senti que cette jeune femme était toujours triste et qu’elle trouvait dans la mélancolie « un point de départ de rêves exaltés ». Ils s’entendaient tous deux à merveille, puisque le biographe nous rapporte que « l’on invitait Proust non pour son oeuvre, mais parce que la comtesse de Noailles et Marcel étaient les deux personnes les plus drôles de Paris » d’après le duc de Gramont ( dans Marcel Proust de J-Y. Tadié, note 1, p. 499). Provocatrice, défiant les convenances (et même ses proches, parfois, qui regrettent «son triste oubli des devoirs attachés à son nom »), Anna Brancovan – devenue de Noailles par le mariage avec le comte Mathieu de Noailles - est, d’après le biographe de Proust, « vive et menue, intelligente et moqueuse, (…) ne se soucie ni de logique ni d’exactitude » et sa poésie révèle « un lyrisme auprès duquel paraît fade ou désuet celui des poètes du Parnasse. Il y a chez elle un don prodigieux, d’une force et d’une vérité qui s’explique peut-être par ses origines, par le côté primitif encore des Roumains, plus proches du sol et de la nature et, par conséquent, des valeurs essentielles que sont la vie et la mort » (De Diesbach, Marcel Proust, p.258).

Dans la septième partie de Jean Santeuil , celle où l’auteur parle de Provins, des Réveillons et leur propriété, Marcel Proust qui avait connu la comtesse en 1898, reprend ses traits et dresse une esquisse de portrait de cette turbulente poétesse :

‘ « Pouvait-il en être autrement avec une femme qui foulait aux pieds les plus saintes choses, qui parlait légèrement de la religion, de la noblesse, qui arrivait à dîner une heure trop tard, qui écrivait, qui portait des pierres extraordinaires comme les personnes qui n’étaient pas du Faubourg Saint-Germain, qui recevait une quantité d’auteurs de forts mauvais livres, qui dans l’affaire Dreyfus, avait pris ouvertement parti contre l’armée et fait cause commune avec les pires anarchistes ? »’

Cette femme gaie et drôle qui écrivait des vers si tristes rivalise de gentillesse avec « le cher Marcel » tout au long de leur échange épistolaire ; on peut voir, qu’au-delà de ce que certains esprits malicieux traitent de flagornerie, c’est un véritable soutien moral que les deux écrivains (qui en ont besoin, comme tout artiste) se prêtent. En 1905, Anna de Noailles publia un roman au goût du jour, La Domination, dont les héros présentaient des traits empruntés à Gabriele D’Annunzio et à Barrès. Le journal « Le Cri de Paris » considère qu’il doit être « traduit du roumain, vu son style »…ce qui est méchant, tout autant pour l’auteur que pour un éventuel traducteur ! Tout aussi méchant se montre Faguet qui en parla comme « d’un roman débile et phosphorescent ». A la même époque, Proust faisait paraître son essai ruskinien intitulé Sur la lecture dans la revue dirigé par Constantin, le frère de la poétesse, « La Renaissance Latine ». Cela correspond à un échange épistolaire entre ces deux Orientaux (De Diesbach) « de révérences et de compliments hyperboliques dont chacun tire avantage pour sa propre gloire »…Il arrive à Proust de remercier sa destinataire de l’avoir remercié : « Il semble, écrit-il, que j’ai la vénération des choses quand vous les avez nommées, comme Dieu qui créa en nommant » (in Correspondance de M. Proust, par Ph. Kolb). André Gide, agacé par le style flatterie des lettres de Marcel Proust à Anna de Noailles, note dans son Journal qu’elles :

‘« discréditent le jugement (ou la sincérité) de Proust bien plus qu’elles ne servent à la gloire de la poétesse. La flagornerie ne peut être poussée plus loin. Mais Proust connaissait assez Mme de N., la savait veine et incapable de critiquer assez pour espérer que la louange la plus outrée lui paraîtrait la plus méritée, la plus sincère ; il jouait d’elle comme il jouait de tous. Et je vois dans ces flatteries éhontées moins d’hypocrisie qu’un besoin maniaque de servir à chacun ce qui peut lui être le plus agréable, sans plus aucun soucis de véracité, mais bien seulement d’opportunisme ; et surtout un désir d’épanouir et d’amener à se livrer celui sur qui il souffle de son plus chaud ». (Journal, Gallimard, Bibliothèque de la pléiade, p. 1067).’

Ces arrêts sur la biographie de Proust nous aident à comprendre, au-delà d’un certain sensationnel, les véritables liens que Proust à établis entre sa vie et son œuvre. S’il s’attache tant à ces aristocrates roumains c’est parce qu’ils sont des écrivains avant tout et aussi de fortes personnalités qui ne laissent indifférent ni l’homme, ni le futur auteur de la Recherche du temps perdu, comme on le verra par la suite. Dans le chapitre qui analyse le snobisme du Narrateur épris de la duchesse de Guermantes, Serge Gaubert fait cette pertinente remarque qui pourrait s’appliquer aussi à Marcel fréquentant les nobles roumains :

‘« Chercherait-il à démêler s’il rêve de parvenir en littérature par le monde ou de parvenir dans le monde par la littérature, qu’il ne le pourrait pas. Il rêve seulement…et le monde, et le monde de l’art et le monde de l’amour ne sont distincts à son horizon ». (passim, p. 136)’

Il faudra ajouter à la liste des amitiés roumaines de Proust le nom d’Emmanuel Bibesco, le frère d’Antoine, qui - atteint d’une maladie incurable- s’est suicidé dans un hôtel londonien. Et ne pas oublier Marthe Bibesco, cousine par alliance des premiers et auteur d’un surprenant portrait de l’écrivain français (dans son livre de souvenirs, Au bal avec Marcel Proust). Ajouter encore le nom de l’épouse de Morand, Hélène Soutzo, avec laquelle Marcel partage une égale admiration pour son confrère plus jeune. Dans une lettre à la princesse, Proust qu’une amitié véritable lie à Morand, (une fois n’est pas coutume !) décrit ce dernier comme étant : « doux comme un enfant de chœur, raffiné à la fois comme un Stendhal et un Mosca et en même temps âpre et implacable comme un Rastignac terroriste.» En Paul Morand, dira l’un de ses biographes, Proust a trouvé un pair, dont l’esprit s’amalgame au sien. « Cela le change des tortures morales et des revirements de la longue amitié avec Bibesco » (De Diesbach). Bien des années après la mort de Proust, Antoine Bibesco qui passe ses vacances sur ses propriétés, entre Bucarest et la plaine du Danube, ( à Corcova, très exactement) partage l’amitié d’un écrivain roumain et admirateur du Narrateur : Mihaïl Sébastian, un intime de Camil Petrescu (voir le Journal de Sébastian) et fervent admirateur de Hortensia Papadat-Bengescu, comme le démontrent les articles littéraires qu’il lui a consacrés.