3.LA RECEPTION DE MARCEL PROUST EN ROUMANIE

Il n’est pas difficile, dans ces conditions, de comprendre la rapide célébrité que l’œuvre d’un Marcel Proust connaît dans les milieux intellectuels roumains. L’auteur français est lu et commenté, dès les années 20, des conférences et études lui sont consacrées en Roumanie dont celle de Camil Petrescu - La nouvelle structure et l’œuvre de Marcel Proust - qui est à plus d’un titre significative. L’engouement pour l’auteur du Temps perdu s’inscrit dans un centre d’intérêt plus ample : au hasard des pages de l’histoire littéraire roumaine on apprend que « le premier poète déclaré et véritablement symboliste » que fut Stéfan Péticà (1877-1904), par exemple, a parfaitement « connu et dévoré » - selon les mots du critique G. Càlinescu- avant 1904, donc avant sa mort prématurée, des auteurs français comme Laforgue, Verlaine, Rimbaud, Mallarmé, Remy de Gourmont mais aussi André Gide et… Ruskin ! Un des essais de ce « poète raffiné et authentique intellectuel » comme le définissent les dictionnaires d’histoire littéraire roumaine, s’intitule : Estetismul lui Ruskin (L’Esthétisme de Ruskin). Alors même que la première traduction de Ruskin par Proust fut publiée en 1904 ; il s’agit de La Bible d’Amiens, suivie en 1906, comme on le sait, par celle de Sésame et les lys (qui était précédée par Sur la lecture). Deux décennies plus tard, une revue (l’hebdomadaire Spre ziuà/A l’Aube) à laquelle ont collaboré Felix Aderca, Liviu Rebreanu, Camil Petrescu et les critiques E. Lovinescu, V. Streinu ou Perpessicius, se proposait de publier des extraits d’auteurs nationaux dont les œuvres se caractérisent par un esprit européen tout comme des auteurs contemporains tels que : Renan, Carducci, Banville ou John Ruskin (c’est nous qui soulignons). Préoccupations communes au futur auteur de la Recherche et quine peuvent qu’amplifier l’élan d’appropriation ou du moins d’intégration de l’écrivain français à la famille spirituelle des intellectuels roumains.

Dans cette société roumaine francophile et francophone, l’ombre de Marcel Proust hante les salons bucarestois autant que les rédactions et les « cercles » littéraires. Même ceux qui ne l’ont pas lu finissent par s’en faire une idée. Car Proust, comme on le sait, ne laisse pas indifférent, de quelque manière que ce soit. Quelques rencontres fortuites - ou forcées - avec son œuvre, viennent troubler les eaux déjà mouvantes de l’intelligentsia roumaine. En effet, en 1919, à 42 ans, Hortensia Papadat-Bengescu publie son premier volume qui la consacre en tant qu’auteur de prose moderne : Eaux profondes. C’est l’année où Marcel Proust obtient le prix Goncourt pour A l’ombre de jeunes filles en fleurs. La production romanesque roumaine se campe alors dans un réalisme spécifiquement roumain, avec des variantes qui sont autant de visions d’auteur, comme on le verra par la suite. Aucun événement littéraire notoire ne vient imposer la modernité tant attendue, hormis des créations toutes spéciales, donc inclassables – de sorte qu’elles se verront affubler du qualificatif bien vague de « féminités » par la critique (prise un peu de court) – de H.P.-Bengescou. Le rayonnement de Proust aidant, on trouvera de quoi baliser le nouvel itinéraire que semble prendre avec elle la prose roumaine. Proust devient un objet de culte pour avoir été proche physiquement de quelques intellectuels roumains : une sorte de mythe (presque) palpable, en quelque sorte !

Dans les milieux culturels roumains de l’immédiat après-guerre, M. Proust était une sorte de classique français non officialisé se partageant la célébrité avec Anatole France comme on le remarque à la lecture de nombreux articles de l’époque appartenant à G. Ibràileanu et qui sont pour nous témoins d’une réalité culturelle spécifique à la société roumaine on ne peut plus concrète. Après cinquante ans de réception proustienne, à l’occasion du centenaire (de sa naissance) un commentateur roumain, Al. George, affirmait que « Marcel Proust est le premier écrivain au monde dont la réception s’est produite de manière quasiment instantanée ! » Sa remarque est validée par l’observation du processus de réception dans d’autres pays latins. Ainsi, une incursion au Portugal, nous apprend qu’à l’annonce de la mort de l’auteur de la Recherche dans un journal de Lisbonne on hésita entre le nom de Marcel Prévost ou celui de Marcel Proust et lorsque, le lendemain, on apprit que Prévost était bien vivant et bien portant, on s’excusa à peine auprès des lecteurs en leur suggérant que de toute façon ce Proust n’était qu’un écrivain modeste, auteur d’une œuvre qui ne comptait que trois volumes et qu’il avait obtenu un prix Goncourt très contesté (propos rapporté par Mario Rosario Girao in Bulletin M. P., nr.53/2003, pp.75-90). C’est dire, par comparaison, la formidable renommée qu’il a dans l’aire roumaine ! Une étude plus détaillée de ce problème et qui prend en considération la réception de Proust en Angleterre (Ruskin oblige !) nous permet d’affiner le sujet : la notoriété de l’auteur du Temps perdu a vite conquis les milieux culturels de ce pays (en même temps que la Roumanie) à cette différence près que chez les voisins immédiats de la France, les plus réceptifs s’avèrent être en premier les journalistes et les écrivains, la « critique dilettante » et non « les érudits » (selon R. Gibson, auteur d’un article sur « Proust et la critique anglo-saxonne » publiée dans les Cahiers M.P., n°11, p.11-49), comme cela s’est passé en Roumanie.

Malheureusement, le plus souvent, l’idée que l’on se fait de sa création est, parfois, assez vague parmi les gens cultivés et qui forment, d’un point de vue sociologique, le goût « public ». Dans une note à sa fameuse conférence, La Nouvelle Structure et l’Oeuvre de Marcel Proust que son grand admirateur roumain, Camil Petrescu, donnait dans les années 30 à Bucarest, ce dernier fait remarquer : « Il est temps de dire que M. Proust n’a que trop de commentateurs aussi bien à l’étranger que chez nous, dont il semble qu’ils n’ont même pas lu son œuvre… Ainsi, dans les pages d’une revue roumaine, un jeune médecin, critique littéraire à ses heures, le combat, mais sur la seule base de citations empruntées à des commentateurs étrangers. Il aurait peut-être mieux valu que ce jeune critique dilettante eût pris lui-même connaissance de l’œuvre qu’il attaque ».

Rappelons que si Proust était lu directement en français par l’intelligentsia roumaine, à partir de 1945 - année de la première traduction de La Recherche en roumain (publiée sous la signature de Radu Cioculescu, aux Editions de la Fondation Royale pour la Littérature et l’Art, à Bucarest) - il est accessible à tout public. Il est intéressant de signaler que la préface de cette première traduction de Proust appartient à Anton Bibescu (sic !) et que ce livre a connu huit éditions nouvelles (en 1968, 1969, 1970, 1971), la plus récente entreprise de traduction, (1999), est due à Irina Mavrodin.

Pour la majorité des gens de lettres vivant en Roumanie et qui manie le nom de l’auteur français avec la désinvolture que donne une certaine imprégnation avec son oeuvre, Proust est l’écrivain qui a révolutionné la littérature française par sa nouveauté et son originalité. Ce en quoi ils ne se trompent guerre ! Rappelons que les commentaires français, depuis les premières parutions de ce qui devait s’appeler A la recherche du temps perdu jusqu’à nos jours, ont abondé dans ce sens. Outre les études consacrées strictement au « sujet » Proust, les histoires littéraires le soulignent amplement ; que dit d’autre Claude-Edmonde Magny dans son Histoire du roman français depuis 1918 sinon qu’avec Proust :

‘« les destinés du roman prennent une nouvelle inflexion, d’importance comparable seulement à l’impulsion que lui communiqua Rousseau, lorsqu’il en fit, avec la Nouvelle Héloïse, un véhicule d’idées et un moyen de propagande. Proust ose immédiatement le plus... » (idem, p.151).’

Tout comme les hommes de Lettres roumains, l’essayiste française accorde au roman proustien la vocation d’une « aventure spirituelle » à côté de son essence historique.

‘« L’œuvre de Proust s’est trouvée d’emblée investie d’un extraordinaire prestige, dont la raison essentielle, mal dégagée jusqu’ici malgré tant d’analyse, est sans doute d’essence historique. A la recherche du temps perdu représente un point tournant dans l’évolution d’un genre littéraire : c’est avec ce livre que le roman prend clairement, pour la première fois, la fonction mystique que la poésie avait assumée depuis plus d’un demi-siècle, avec Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé, qu’il devient de façon éclatante ce que la littérature tend obscurément à être dès le début du XIXe siècle, ce qu’elle est chaque jour plus manifestement pour nous : un exercice spirituel. » (Histoire du roman français depuis 1918, p. 150).’

En beaucoup de points la vision de C-E. Magny recoupe celle de Camil Petrescu -auteur de la Nouvelle structure et l’œuvre de M. Proust- rendant ainsi aux remarques du Roumain, faites deux décennies plus tôt ! un sens de l’observation et un pouvoir de pénétration incontestables.