Ces critères vont influencer, inconsciemment ou non, les critiques roumains. Il suffit d’oser rompre la tradition, de sortir des arcanes familiers du traditionalisme littéraire en adoptant un style moderne, l’analyse psychologique, de faire montre d’« intellectualisme », pour passer pour un novateur ! Il faut comprendre que dans le paysage littéraire roumain d’inspiration nationale où les écrivains se rangent par « écoles » traditionalistes - le conservatisme cédant difficilement le pas aux courants novateurs - le premier auteur dont l’écriture surprend par ses côtés modernes dans le sens de non-conforme fait tache. Ce fut le cas de Hortensia Papadat-Bengescu, et ce par rapport à toute la production littéraire ainsi que par rapport à toute la prose féminine antérieure publiée en Roumanie. Il est facile d’imaginer, dans ces conditions, qu’on lui accola aussitôt l’épithète de « proustienne », généreusement et allègrement ! D’emblée, nous dirons qu’elle n’y est pour rien. Car à la différence de Camil Petrescu, de Sebastian ou de Holban, complètement imprégnés de Proust qu’ils admirent publiquement, Hortensia déclare dans un premier temps (d’après son biographe, C. Ciopraga), agacée peut-être par les incessantes allusions à l’auteur de la Recherche … qu’elle ne connaît pas ce Monsieur et que, de toute façon, elle ne l’aime pas !
Dans l’aire anglo-saxonne, un critique bien connu du Times, Cyril Falls n’avouait-il pas, vers 1924, qu’il n’a jamais pu lire le premier volume de la Prisonnière d’un bout à l’autre suivi, dans le même sens par Raymond Mortimer qui identifiait l’obstacle majeur de toute cette grande œuvre au niveau d’Albertine « dont le caractère, par la fluctuation des coordonnées du personnage, devient impalpable » ( cités par R. Gibson, in « Proust et la critique anglo-saxonne », étude publiée dans les Cahiers M.P. n°11) ?
La mise en parallèle d’Hortensia Papadat-Bengescu et de Marcel Proust est pourtant si fréquente alors, qu’on la trouve aussi bien lorsqu’il s’agit de faire l’éloge de la Roumaine par rapprochement avec l’écrivain français, que pour la distinguer soigneusement de ce dernier et lui restituer le droit à l’originalité. Le parallélisme classique du genre « X influencé par Y » et autres filiations de cette nature étaient édifiées sur le concept fondateur de modèle.
L’idée comme le terme de modèle sont très fréquents et maniés avec une surprenante désinvolture dans l’histoire du comparatisme roumain traditionnel surtout lorsqu’il est pratiqué par des dilettantes et non par des érudits. Les premiers rapprochements opérés entre la création proustienne et celle de HPB, par exemple, ont commencé dans un enthousiasme qui faisait oublier le flou des mises en regards. On s’intéressa moins à en préciser le mécanisme qu’à déclarer l’état des faits. Le grand « modèle » tout comme le concept même est utilisé au sens manifestement fédérateur et non pas explicite, misant sur la complicité du public lettré. Les affinités et les analogies n’étaient-elles pas le résultat d’une double lecture suivie d’un transfert ?
Certes, nous savons que le terme d’influence suppose un rapport délicat établi entre le récepteur et l’émetteur d’un message (en occurrence le texte littéraire). Celui qui « influence » a connu un grand succès, a rayonné, a déclenché l’admiration ; le récepteur est celui qui aboutit à la représentation d’une image de la personnalité et de l’œuvre de l’émetteur. Mais représentation d’image suppose ipso facto un ensemble d’éléments intellectuels et affectifs-comme nous le disent les spécialistes de la méthode comparatiste- donc subjectifs. Que l’œuvre soit individuelle ou collective, elle n’est perçue que par un récepteur unique à la fois et individuel, d’où la multiplicité et donc la différence des perceptions, leur infinie variété. Nous excluons d’emblée le récepteur passif, le lecteur anonyme, pour nous occuper uniquement du récepteur actif, en suivant ainsi la leçon des comparatistes (Pierre Brunel): « Au succès quantitatif, nous opposons l’influence, qualitative ; au lecteur passif, en qui se dégrade l’énergie littéraire dont l’œuvre est chargée, le lecteur actif, en qui elle va féconder l’imagination créatrice et retrouver sa force pour la transmettre à nouveau »). Ce récepteur actif, grâce auquel le texte vit et existe, peut être aussi bien l’écrivain roumain que l’on intègre à la famille des « proustiens » que le critique littéraire roumain qui, imprégné des pages de la Recherche, pense retrouver la même exaltation en lisant des pages écrites par Mme Papadat-Bengescu ou par Camil Petrescu, enrichies par les éléments que lui a fournis l’œuvre de Marcel Proust. Comment l’œuvre proustienne est-elle perçue au-delà de son champ de production et par qui ? Ne devrait-on pas parler alors de réception déplacée et observer si le « voyage » n’a pas déformé le sens ? Autrement dit est-ce que le récepteur roumain retient de la Recherche les mêmes significations que le récepteur français ? La réponse à ces questions pourrait, par ricocher, édifier notre intuition et première hypothèse de ce travail: quelle « lecture» ont-ils fait, ces récepteurs actifs, du grand modèle français si lecture il y a eu ?
Il est évident que nous n’allons pas prendre ici le terme de modèle dans sa définition de : « ce qui sert pour produire ou imiter ». Car l’imitation en art donne naissance à un objet sans valeur et elle n’a de sens – éventuellement - que dans la peinture. Il n’y a valeur que lorsqu’il y a création. Et copie n’est pas création, en littérature c’est tout au plus un plagiat ! Le seul cas de figure où l’imitation d’un modèle relève de la création est le texte à finalité humoristique. Dans de nombreux domaines de la vie humaine, prendre un « modèle » peut mener à d’excellents résultats, si l’on a tenu compte du devoir de s’y « conformer », de respecter l’étalon, sinon l’archétype, qui suppose des règles à suivre pour que le résultat de l’imitation soit conforme au canon. Il y a imitation parfaite si l’on a reproduit le moule, voire le « patron » dans le sens de « gabarit » ! On a cherché, dans ce cas, une image faite « à l’instar de ».
Dans le domaine de l’Art, voire de la littérature « le modèle » est un exemple qui implique un exercice d’admiration, tout en exigeant de rester soi-même. Il ne s’agit pas d’une traduction ou d’une quelconque translation d’un message (texte), tout au plus d’une reprise de motifs ou de thèmes, comme on le verra par la suite. On tombe ici sur l’inévitable concept de mimèsis littéraire et de ces deux aspects implicites : la représentation et l’interprétation que les spécialistes pressentent en opposition. Sans nous lancer dans un débat dépassé, nous retiendrons la définition de la représentation en tant que transposition ou modélisation « dont l’objectif serait de restituer une réalité précise et unique » alors que l’interprétation serait « un second mode d’existence d’un texte, celui de la glose et du commentaire, à savoir la transformation par le lecteur en sens, c’est-à-dire en valeurs (esthétiques, éthiques, politiques). » (Al. Gefen : La mimèsis, Flammarion, 2002) Mais à l’évidence, ni l’une ni l’autre de ces définitions ne pourrait rendre compte du phénomène spécifique faisant l’objet de notre analyse. Par contre, si nous considérons que « le modèle permet d’articuler la reconnaissance du connu à l’ambition de l’universel, le domaine privé et personnel de l’artiste au domaine public et commun, quel que soit le paradigme selon lequel la modélisation s’effectue » alors, l’on pourrait accepter le modèle en tant que processus, plutôt « modélisation » d’ailleurs que « modèle ».
Dans ce cas, c’est la distanciation qui intervient comme condition nécessaire pour l’acte créateur. Car il ne s’agit pas d’une relation toute simple : imité/imitateur ou modèle/zélateur. Le rapport est bien plus subtil, plus compliqué. En tout état de cause, nous excluons du débat l’idée d’imitation qui n’a de sens que dans un domaine très restreint de la littérature, à notre époque, celui du pastiche (voire dans ce sens Palimpsestes de G. Genette). Lorsque l’on parle de mimésis on fait référence, en réalité, au rapport art/réalité : la tradition classique utilisait le terme d’imitation là où les écrivains auraient parlé de « miroir » ou « peinture » et les philosophes de « modèle ». D’une manière plus technique et plus moderne, la « fiction » est venue détrôner - dans la théorie littéraire contemporaine - la « représentation » d’Aristote qui continue (en temps que terme identique) à être employée dans l’histoire de l’art et de la littérature. Depuis l’imitation de Platon (La République) et la représentation d’Aristote (La Poétique) les concepts ont changé…Les recherches comparatistes manient plutôt les termes d’influence, de similitudes, d’analogies, vues dans le processus de réception.
Il faudrait d’ailleurs admettre avec Jacques Mounier que la réception « en tant que terme dénominateur tient plus du mode métaphorique que de la définition purement scientifique : on parle de sources, courants, vagues dans le registre liquide ou bien de résonances, répercutions, retentissements dans un registre sonore ». On est tenté d’y ajouter le registre moral ou pédagogique des : modèles, exemples, influences. Les travaux effectués par des chercheurs dans le domaine franco-allemand pourraient offrir quelques pistes à suivre ou à éviter ! Ainsi, le problème des transferts culturels est largement abordé dans un ouvrage publié aux Éditions Recherches et Civilisations, en 1988, à Paris, et intitulé : Les relations interculturelles dans l’espace franco-allemand (XVIII-XIX siècles). C’est un recueil d’articles en langue française et en langue allemande réunis et présentés par Michel Espagne et Michael Werner, articles qui ne débattent pas véritablement du sujet qui nous intéresse, à savoir le transfert littéraire, mais de celui d’influence et de « modèle » culturel général. Il s’agit notamment des échanges entre les deux pays concernant l’enseignement, les livres (et les libraires), tout comme la réception de quelques phénomènes culturels qui vont du saint-simonisme ou de l’Encyclopédie jusqu’à l’historiographie allemande.
C’est l’utilisation de certains concepts dans ces articles de comparatisme culturel qui nous paraît utile pour notre recherche. Ainsi, en abordant L’élite universitaire française et le système universitaire allemand en 1880-1900, Christophe Charles, par exemple, fait cette réflexion pertinente sur « le modèle allemand, de la critique à l’éloge » qui met en évidence la difficulté des importations culturelles qui sont liées aux habitudes sociales et intellectuelles nationales aussi bien qu’aux limites d’une imitation servile » (n.s.). Dans les rapports que les missionnaires français dressent en conclusion, l’auteur de cet article ne trouve « ni le panégyrique inconditionnel », ni « le dénigrement de l’amoureux déçu d’un modèle que la réalité n’a pas confirmé». D’autre part, l’article met en question un rapport propre au domaine franco-allemand, mais absolument inopérant dans le nôtre (franco-roumain) : la rivalité. Or, il nous semble que dans l’admiration que les écrivains roumains ( ainsi que les critiques, les tous premiers « lecteurs » de Proust) vouent à leur modèle français, l’on se trouve davantage en présence d’un mécanisme psychologique stimulant pour une réussite littéraire, d’une émulation visant à inciter les … « influencés » non pas à surpasser forcément le modèle, mais à se montrer à la hauteur de l’honneur qu’on leur fait en leur accordant la mise en parallèle avec l’auteur étranger. Et pour en finir avec le « modèle », nous dirons qu’il serait plus honnête de parler d’analogies . L’on peut effectivement envisager l’analogie sous forme de rapport et comme un moyen d’invention dans le raisonnement inductif « plus qu’un moyen de preuve », comme le soulignait Élisabeth Rallo dans une courte étude sur l’analogie ( à l’occasion d’un colloque organisé en 1999 par le CRLC de l’Université de Strasbourg). Une ressemblance de rapports pourra être identifiée à plusieurs niveaux (formels et de fond, de méthode et de contenu ; niveau de la réception versus niveau de la création proprement dite). Qu’elles soient évidentes ou pas, bien fondées ou erronées, dans quel cas précis peut-on manier les analogies sans se tromper ?
Ces choses mises au point, nous ne renoncerons pas complètement au terme de « modèle » dont l’utilisation est en accord avec les multiples connotations qu’on lui prête selon le contexte. Comme nous essayons de le démontrer dans une des sections suivantes, la tentation de la critique autochtone à comparer certains auteurs roumains et Proust est, au fond, un désir de modernité, de mise à jour d’une littérature avec la littérature occidentale. C’est un procès complexe d’universalisation laudative 7 auquel se prête l’intelligentsia roumaine et qui emporte dans son tourbillon enthousiaste des auteurs dont le mérite est souvent celui d’être moderne...sans projet. Que d’autres recherches comparatistes actuelles s’appliquent à dépoussiérer des faits de réceptions que l’on croyait acquis (voire Ph. Chardin sur la réception de Dostoïevski en France) cela conforte la nôtre !
Nous limitons notre analyse aux commentaires parus entre les années 1920 et 1945, soit la période de publication de l’essentiel de l’œuvre de H P.-Bengescu et de Camil Petrescu, période où le rayonnement de Proust atteint de plein fouet la Roumanie. Si nous renvoyons (rarement) à quelques critiques tardives, voire actuelles, c’est pour consolider nos observations et nos intuitions premières. Pour Camil (seul écrivain à avoir gagné le privilège d’être reconnu par le simple prénom, rarissime, il est vrai, chez les Roumains), les commentaires les plus cités appartiennent à peu près à la même époque ; nous avons parfois étendu la recherche aux critiques plus récentes, sous la pression de quelques glissements d’interprétation (imposée par l’idéologie totalitaire) faciles à repérer depuis notre position extérieure (confortable, avouons-le !) C’est là un aspect qui - à notre connaissance – n’a pas encore été remarqué.
Dernière mise au point : nous préférons éviter, dans la majorité des cas, les commentaires des « commentaires » et préférer les traductions que nous avons faites des textes critiques de référence, pour la simple raison que les critiques roumains invoqués ne sont ni connus ni diffusés en France.
) La formule « universalisation laudative » est celle qu’emploie Ph. Chardin à propos de Dostoïevski.