DEUXIEME PARTIE :
PROUST ET SES DISCIPLES ROUMAINS

Chapitre I : LES « PROUSTIENS » ROUMAINS

Chronologiquement, le premier auteur « proustien » considéré comme tel dans l’histoire de la littérature roumaine est une femme : Hortensia Papadat-Bengescu (1876-1955). Son Concert de Bach (roman publié en 1927 et que nous avons traduit et publié aux Éditions « Jacqueline Chambon » en 1994) frappe par sa modernité et son style dans un paysage littéraire qui est, à l’époque de sa parution, presque exclusivement traditionnel et traditionaliste. C’est un des premiers romans citadins de la littérature roumaine (son auteur voulait l’intituler dans un premier temps La cité vive ) qui décrit la grande bourgeoisie bucarestoise. Ce roman fait partie du cycle Hallipa, du nom de la famille dont l’histoire s’étend sur les trois volumes : Les vierges échevelées(1926), Le concert de Bach (1927) et La voie cachée(1933) (ainsi que Racines, un peu plus tard, en 1938).

Le rapprochement de la romancière roumaine avec Proust se fait sur la base de ce que l’on considère alors comme relevant d’une originalité déconcertante et d’une modernité inattendue, autant par la forme que par le fond. Écriture se détachant de celle qui caractérisait la prose traditionnelle, vision nouvelle du personnage, attitude de l’auteur non conform(ist)e envers ses héros, roman prenant ses sujets d’inspiration dans des couches socioculturelles encore inabordables et non abordées jusque là - sont autant de caractéristiques de la création bengescienne.

Des thèmes communs à la Recherche du temps perdu comme la musique, la maladie, le snobisme, ajoutés à une analyse lucide des profondeurs de l’être humain, une analyse psychologique encore peu habituelle dans le contexte littéraire roumain ( même si quelques traces préexistent chez les précurseurs du cycle Hallipa, notamment chez D. Zamfirescu dans la saga des Comànesteni) font que la majorité des critiques reçoivent l’apparition de la prose de Hortensia Papadat-Bengescou avec une admiration qui n’a d’égale que celle qu’ils vouent au Narrateur. Mais si, chez Marcel Proust, la biographie a servi l’œuvre au point que beaucoup de ses exégètes ont fini par confondre le vécu avec sa transfiguration poétique, chez Hortensia Papadat-Bengescou, et notamment dans le cycle Hallipa, les personnages appartiennent à un univers parfaitement imaginaire. Toute sa vie fut exemplaire par défaut : « J’ai un colossal déficit d’existence » tel est un de ses aveux, désormais célèbre. Contrairement à la plupart de ses contemporains, la romancière roumaine n’était pas tombée en béate admiration devant l’auteur de la Recherche… qu’elle avoue très franchement ne pas bien connaître. Ce qu’elle a de plus évident en commun avec Proust est, tout d’abord, le milieu décrit ; quant à l’influence que l’auteur du Temps perdu aurait exercé sur les techniques narratives de la romancière roumaine, elle nous a semblé se limiter au rôle de la mémoire dans la mécanique du récit, avec une variante autochtone bien différente et qui démontre que même si H P-Bs’est laissée influencer par la technique de Proust, elle est loin d’avoir collé au modèle! Nous tenterons de vérifier notre intuition sur le texte du roman qui est présenté en annexe. Et si d’autres analogies sont décelables, ne sont-elles fortuites, comme une même découverte faite par deux savants qui se trouvent à des endroits différents dans l’espace de la recherche et plus explicables par les exigences culturelles de l’époque que par un emprunt ou une influence active ?

Le plus proche du « modèle » n’est ni H. Papadat-Bengescu, ni Camil Petrescu, mais, de l’avis unanime, Anton Holban (1902-1937), si pétri d’admiration pour l’œuvre proustienne qu’il voulait consacrer tout un livre à Proust ( n’oublions pas que l’on commençait tout juste à connaître A la Recherche du temps perdu en Roumanie), projet dont il reste une étude de 1936 intitulée « Notes sur Proust ». Pendant toute sa ( courte) existence - il meurt à 35 ans- il vit à l’ombre du Narrateur. Dans une interview (publiée dans la revue « Facla », en mai 1936), Anton Holban déclare :

‘« Ces derniers temps je ne me suis occupé que de Marcel Proust. Personne ne soupçonne quel labeur cela a nécessité, même pour moi qui suis un familier, depuis longtemps, de cet auteur. Je ne veux pas dire, moi aussi, comme ça a été dit tant de fois, que je suis influencé par lui. Chez nous, tout jeu intérieur semble venir de Proust (n.s.), c’est dire à quel point nous sommes peu habitués aux jeux intérieurs, nous qui avons considéré que l’art ne réside que dans le relief, c’est-à-dire dans l’extérieur. C’est ainsi que l’on a pu parler de H. Papadat-Bengescu, Lucia Demetrius ou Ury Benadour par rapport à Proust, malgré le fait qu’ils ont avoué ne pas connaître l’écrivain français. J’expliquerai plus tard comment Proust fut mon compagnon et pourquoi j’ai lu tant de fois le même passage de lui ».’

Déclaration qui nous fait penser à celle de Virginia Woolf (qui écrivait dans une lettre du 3 oct. 1922 à Cline Bell) : « Ma grande aventure en ce moment c’est assurément Proust. Eh bien, qu’est-ce qui reste à croire après cela…On doit poser le livre afin de rechercher sa respiration. Le plaisir devient physique …» (cité par R. Gibson dans son étude : Proust et la critique anglo-saxonne, in Études proustienne, n°11).

Le roman le plus réussi de Holban – IoanaJeanne ) - est la radiographie de la jalousie du narrateur à l’égard de cette femme, Ioana, qu’il torture avec ses questions, la rendant et se rendant lui-même malheureux. De son propre aveu, il ambitionne à faire oeuvre à partir de rien, tel Racine, et dans son roman « il n’y a pas d’idées, mais des thèmes intérieurs. Comme par exemple de savoir si la véritédoit être dite(comme il déclare dans une interview) 8  ; Anton Holban reste trop proche de l’autre Narrateur qu’il a « phagocyté », au point de faire d’un seul thème (la jalousie) la matière d’un roman entier et qui, n’ayant pas un support narratif, reste fatalement livresque. L’emprunt au modèle est presque ostentatoire, la « mémoire » n’est qu’un procédé (déclaré) qui ne s’appuie pas sur une observation aussi riche que celle du « modèle » :

‘« A présent, je choisis au hasard, comme cela se présente dans ma mémoire ou comme je le vis dans une discussion avec Ioana, et le malentendu installé, recommence le débat sur un motif pas toujours important...Mais moi, moi si je ne raconte que des fragments pour ne pas abuser de la patience de l’auditoire ou parce que je ne me souviens pas de tout en ce moment précis, j’ai l’âme pleine de tout le passé de chaque instant » (...) « J’ai des pensées de désir de liberté, mais je suis incapable de partir... » (Ioana, p.347)’

Tel Swann qui ne quittera jamais Odette, Sandu, le héros de Holban, se trouve dans une relation inextricable que l’auteur concentre dans la formule : « Deux personnes qui ne peuvent pas vivre l’une sans l’autre et pourtant se torturent réciproquement » (Ioana, p.336) Il sait pourtant que pour être un créateur authentique il ne faut pas s’identifier au « modèle » ( « Proust est mon livre de chevet. Mais je n’ai aucune peur. Moi, je n’ai pas connu Gilberte et lui, il n’a pas connu Ioana. De sorte que mon accent est authentique, je le sais, et non point une réminiscence, aussi fameuse soit-elle, mais réminiscence » 9 ), c’est pourquoi son inspiration autobiographique veut passer pour une transfiguration artistique : « je ferme ma porte à clé, me glisse dans le lit, j’approche la chandelle de mon oreiller et, du bout du crayon sur un tas de feuilles, je me mets à revivre le passé et à déchiffrer le présent qui me lie à Ioana » qui est plus gidienne que proustienne ! Subtil et sensible, ce grand amoureux de la Recherche est emblématique d’une génération d’intellectuels roumains francophiles et francophones. Il nous semble bien plus intéressant comme critique littéraire car plus attentif et extrêmement perméable aux phénomènes culturels dont il est le contemporain. Sa lucide critique des jugements hâtifs et des épithètes trop inconsidérément accolées à tel ou tel écrivain par des commentateurs pressés est significative pour ce qui s’est passé à ce moment précis, moment où commence à se fonder vraiment le roman roumain moderne, comme nous le verrons pendant l’analyse de la réception de l’œuvre de Hortensia Papadat-Bengescu (« Je la considère le plus grand de nos écrivains et j’ai trouvé des suggestions dans chacun de ses livres » déclarait-il pendant l’interview que nous venons d’évoquer plus haut.)

Par certains aspects de ses proses (statut social des personnages, leur appartenance aux milieux cultivés, l’époque décrite, l’analyse psychologique poussée, le thème de la jalousie ) Mihail Sebastian (1907-1945) a passé aux yeux de la critique roumaine pour un (autre) adepte de Proust. L’admiration enthousiaste qui déborde de ses articles critiques ou son Journal ont contribué à l’enracinement de cette idée ( qui n’est pas fausse, d’ailleurs), renforcée par ses liens avec les Bibesco. L’Accident – roman que nous avions l’intention de faire publier en France, sans résultat, (paru en Roumanie en 1940, précédé, en 1939 par l’étude : Corespondenta lui Proust/ La Correspondance de Proust ) pourrait effectivement se prévaloir d’une influence proustienne.

Mais le plus complexe de tous les « proustiens » est sans conteste Camil Petrescu (1894-1957), poète, philosophe, critique, dramaturge, et surtout romancier accompli qui fut aussi parmi les premiers à parler publiquement de M. Proust qu’il admirait sans limites, dans les années 30, lors d’une conférence devenue célèbre : Noua Structurà si opera lui Marcel Proust /La nouvelle structure et l’œuvre de Marcel Proust.

Philosophe et intellectuel de grande finesse d’esprit, Camil Petrescu (qu’il ne faut pas confondre avec Cézar Petrescu, lui-même romancier mais dans un tout autre style) demeure dans la conscience littéraire roumaine l’auteur de deux grands romans : Patul lui Procust (roman traduit en français sous le titre de Madame T. , du nom du personnage principal féminin qui signe une partie des lettres du roman) et de Ultima noapte de dragoste, întâia noapte de ràzboi / Dernière nuit d’amour, première nuit de guerre ( pas encore édité en français à l’heure actuelle).

Camil Petrescu est « proustien » par familiarisation acharnée avec Proust, par imprégnation. Il assimile en profondeur l’œuvre de Proust, il se sert de la leçon de l’écrivain français, y puise des techniques d’écriture qu’il adapte (adopte ?), et, à la lumière de l’authenticité - condition nécessaire et instrument favori qu’il mue en concept de base de sa réflexion - il développe une élaboration différente, en procédant par tri, vers une réussite originale. Proust est la jurisprudence de Camil Petrescu, son argument et son atout ; son avantage aussi !

Certaines ressemblances générales relatives à son œuvre et celle de M. Proust ont été remarquées depuis longtemps par les exégètes roumains. Des interrogations subsistent encore, et la nôtre vient de la disproportion (la longueur) de leurs œuvres, de la multiplicité des personnages -chez l’auteur roumain- comme de la relative complexité de ses récits. Notre analyse s’efforce d’y répondre, en reprenant les données du « proustianisme », canon de la critique autochtone non pas dans une démarche de plus, mais dans une démarche autre, encouragée par ce « pro domo » de l’universitaire roumaine Alexandrina Mustàtea en introduction à ses Etudes sur le XVIIIe siècle - preuve que tout sujet « classique » peut susciter des analyses nouvelles (et séduisantes !) lorsqu’on envisage « ...d’une part [de] proposer une vision quelque peu différente sur des textes qui ont fait l’objet de nombreuses exégèses, d’autre part, de soumettre les mêmes textes à l’application et à la vérification pratique d’une méthode d’analyse qui se cherche et se construit dans le prolongement d’une conception théorique dont elle devrait témoigner » (in De la transtextualité à la pragmatique littéraire. Etudes sur le XVIIIe siècle », p11.)

Notes
8.

) Déclaration consignée dans la revue « Facla », n°XV du 16 février, 1935.

9.

) Dans une interview publiée in « Reporter », n°26 du 13 juin 1934, Anton Holban déclare que Ioana« est un livre -car j’hésite l’appeler roman,[n.s.] tant ce terme suppose une architecture (...) qui ne présente aucun dynamisme » et en janvier 1935 : « Proust a été un des plus grands enchantements de ma vie. J’ai suivi Swann ligne après ligne et aucune parenthèse ne m’a semblé superflue. Mais comme l’a remarqué Mihail Sebastian, je suis proche de Proust plus par des ressemblances de tempérament et je ne veux point le copier... Bien sûr que j’envie Proust (si une personne vivante peut envier un mort) pour beaucoup de pages que j’aurais peut-être écrites à l’identique. Par exemple la Sonate de Vinteuil ou le Sommeil d’Albertine... Au moment où j’écrivais Ioana, et comme une récréation, je lisais encore Proust. Pourtant, il n’y a pas eu influence, j’en suis certain. » (in « Rampa », n°5105, XVIII année, du 18 janvier 1935, article intitulé Avec M. Anton Holban à propos de «  Ioana  » , de Proust, des critiques...  »