1. ETRE « PROUSTIEN » : DU RAPPROCHEMENT A L’IDENTIFICATION

Que recèle au juste le mot « proustien », et comment cette épithète fut-elle plaquée - ou appliquée – sur ou à, tel ou tel auteur roumain ?

En réalité, on ne trouve nulle part de définition très claire, le syntagme « être proustien » apparaît au détour des analyses à une fréquence qui laisse penser que l’expression est entrée directement dans le vocabulaire des commentateurs, en même temps que l’œuvre de l’écrivain français. Les auteurs roumains qui bénéficient de cette désignation sont comparés directement à Proust ou allusivement, la nature même de la langue latine qu’est la langue roumaine, se prête à merveille à ce jeu de l’implicite ! L’épithète avoisine parfois avec celle de « gidien », plus tard (pour Camil Petrescu surtout) « sartrien » et même « joycien » (alors que le romancier roumain a purement et simplement « démoli » l’auteur dublinois, comme on le voit dans sa conférence sur Proust).

Si Marcel Proust a la primauté dans le choix des Roumains c’est tout d’abord par l’immense « révolution » qu’il a produite dans l’écriture en ce début de vingtième siècle ouvert, grâce à lui, à toutes les expériences. Sa manière de construire une oeuvre entière uniquement sur des données subjectives et de faire tabula rasa du reste ne peut que soulever l’enthousiasme des observateurs étrangers, en l’occurrence roumains, qui n’ont pas été confrontés aux périlleux exercices de découverte à chaud (dont Gide a fait l’expérience !). La grande majorité entre en contact avec l’œuvre de Proust une fois qu’elle est reconnue publiquement. (Il y a aussi des critiques sérieux, comme G. Ibràileanu, qui font montre de réception simultanée, comme on le verra plus loin). Nous avançons l’idée que les élites roumaines admirent l’écrivain français pour une raison supplémentaire qui tient plus de l’ethnopsychologie : il est perçu comme structurellement et spirituellement semblable (par sa trop grande sensibilité, son amour pour l’art au point de lui sacrifier sa vie !). Il n’est pas – pour simplifier - le cartésien froid, mais l’homme qui ploie sous le poids des sentiments, d’une sensibilité hors normes, passionné d’art et d’écriture jusqu’à y laisser sa santé -don suprême de soi.

Évidemment, on pourrait se demander, à ce stade de l’analyse, si le Narrateur est le modèle de toute une génération d’écrivains se plaçant sous le signe de la modernité, indistinctement. Ill faut dire aussitôt : l’enthousiasme général n’exclue pas le critère de sélection! Le qualificatif de « proustien » ne sera appliqué qu’aux seuls auteurs qui créent un monde romanesque semblable (par divers côtés) à celui qu’habite la Recherche du temps perdu au moyen d’une transfiguration prismatique, d’une écriture fondamentalement intime, subjective. A côté des « proustiens » le paysage littéraire autochtone présente des « réalistes » originaux, comme Rebréanu, des « balzaciens » comme Càlinescu, des « citadins » comme Cezar Petrescu, des « ruraux », etc. Le début du XXe siècle fait déjà montre de richesse et de variété littéraires dans l’aire roumaine très familiarisée d’ailleurs avec la totalité de ce que produit la France dans le domaine des Lettres. Mais l’auteur du Temps perdu est perçu comme une expérience bouleversante et bouleversant les données de l’idéologie littéraire. Une incursion dans le débat idéologique des premières décennies du siècle montre à quel point Marcel Proust est devenu un symbole de modernité. Or, la modernisation est pour l’intelligentsia roumaine nécessité et loi historique, elle est le reflet d’une spiritualité à la recherche de soi-même. Les transformations réelles que la Roumanie a déjà connues au cours du XIXe siècle- « sous l’influence du politicianisme »- sont considérées par le penseur Constantin Ràdulescu-Motru « comme un fait presque inégalable dans l’histoire des sociétés humaines » (in Personalismul energetic si alte scrieri/Le personnalisme énergétique et autres écrits, Editura Eminescu, 1984, p.19) ; et s’il ne va pas jusqu’à soutenir un changement radical à l’instar de ce que l’Europe occidentale offrait à l’époque qui nous intéresse ici c’est parce qu’il considère qu’un tel processus serait plus proche du mimétisme social que d’un véritable acte de transfiguration, terme rendu célèbre par Emil Cioran, l’auteur de La Transfiguration de la Roumanie en 1936. Dans cet ouvrage très controversé, Cioran plaide pour la discontinuité, formulant ainsi l’idée de base des adeptes du synchronisme - celle de brûler les étapes : « la seule obsession pour les cultures mineures doit être le saut historique » (p.26), crie haut et fort ce jeune philosophe dans son « premier ouvrage à système» ( qualité que lui accorde Marta Petreu). Celui qui allait choisir la France comme terre de prédilection, prônait, à la manière d’un ancêtre « quarante-huitard » (Alecu Russo) : ex occidente lux, considérant que « le salut » des Roumains se trouvait dans « les formes occidentales » et « non dans le fond oriental ». Nous retiendrons seulement, pour notre analyse, que dans le procès intenté au « nationalisme roumain réactionnaire » ( !), Cioran, comme Ibràileanu ailleurs, se sert du nom de Marcel Proust comme d’un étalon littéraire indiscutable :

‘« Le propre de la vision réactionnaire c’est de ne pas comprendre le paradoxe historiques des cultures mineures qui consiste dans le fait que ces dernières ne sont pas capables de refaire les étapes de l’évolution propres aux cultures majeures, mais doivent s’intégrer à un rythme sans continuité et sans tradition. Si nous avions toujours agi selon notre nature, nous saurions aujourd'hui en âge de créer des épopées et des mythes historiques et attendre encore quelques siècles pour lire Proust et le comprendre « organiquement ». ( E. Cioran, La transfiguration de la Roumanie, Bucuresti, Editura Vremea, 1936, p.102).’