Celle qui allait s’imposer comme la fondatrice du roman moderne dans l’histoire des lettres roumaines, comme une véritable « figure de proue » littéraire de l’entre deux guerres, est née le 8 décembre 1876 dans la campagne moldave (à Ivesti, département de Técouci), d’une mère –professeur- originaire de Iasi (capitale culturelle de cette région de Roumanie qui porte le nom de Moldavie) et d’un père -capitaine d’infanterie- originaire d’Olténie (région du sud-ouest de la Roumanie). Un adepte de l’ethnopsychologie pourrait voir dans la future prosatrice l’union de deux caractères contraires (l’esprit mélancolique-méditatif, généralement attribué aux Moldaves et l’esprit dynamique, efficace, que s’attribuent volontiers les Olténiens !).
Elle grandit dans un climat familial serein, empreint de culture : sa mère lui apprend à lire en roumain et en français, le père, qui « aime les ornements de la vie, la musique et la poésie », disserte sur des écrivains français et nationaux (son propre frère, le général Bengescu, était auteur de théâtre), faisant naître ainsi chez la petite fille le goût de la composition littéraire. Son père avait le désir de la voir devenir écrivain : « Par l’écriture, il comprenait des formes et des couleurs agréables mises dans de beaux cadres. Moi, j’ai pensé décomposer et recomposer les formes et les couleurs pour les révéler et en divulguer l’existence » racontera, plus tard, Hortensia Papadat-Bengescou (in « Viata româneascà », no : 3, 1933), esquissant ainsi la ligne directrice d’un véritable ars poetica.
La lycéenne qui rédigeait les compositions de toutes ses camarades en changeant de style pour que l’on ne découvre pas la supercherie, et en forgeant ainsi le sien, aimait tellement s’instruire, poursuivre ses études que le refus de ses parents (effrayés à l’idée de la voir partir vers la capitale, cité de tous les dangers), la pousse à faire ce qu’elle croit un acte de libération : se marier avec le premier prétendant, et décider ainsi de sa vie future; geste qu’elle regrettera par la suite, mais qui ne la fera pas tomber dans un irrémédiable « bovarysme » valaque. Pendant des années, la mère de famille (elle aura quatre enfants) et l’épouse du magistrat Nicolae Papadat, muté dans les villes les plus obscures de la province roumaine, accumule observations, jugements et correspondances. Mariée à un homme qui a dix ans de plus qu’elle, Hortensia enregistre lucidement les différences de structure qui les opposent et fait cette triste constatation dans son Journal : « une vie entière, pendant 45 ans de mariage, a été détruite par l’égoïsme varié d’un homme qui a été et est toujours votre mari, mais sans la moindre connotation de compagnon, de protecteur... Oui, il a ses arguments de mécontentement et surtout son indignation provoquée par le fait que je sois une intellectuelle. Non, elle n’est point comique cette indignation, elle est profondément sincère... Il considérait la lecture comme quelque chose de honteux ». Un jour, énervé de voir toujours sa femme plongée dans sa lecture, Monsieur Papadat lui reproche avec un grand mépris de passer sa vie à lire des livres (en roumain « livre » se dit « carte ») alors qu’il a toujours vu les gens « bien » et surtout ceux de sa famille à lui jouer plutôt... aux cartes, au lieu de s’adonner à leur lecture !
Pour chasser l’ennui terrible des petites villes de province où elle suit son magistrat de mari (« Ville, maisons, personnes semblaient toutes traîner dans le bourbier. J’éprouvais le besoin de hurler, tellement j’étouffais », confesse-t-elle plus tard dans une lettre envoyée à Ibràiléanu), Hortensia se met à écrire. Au début : des chroniques en français, comme « A la mort de Pierre Liciu » (un grand acteur roumain) publiée dans le journal « La Politique » (10 avril 1912) ou « Le théâtre de Bataille », qu’elle signe Suzon. Le premier article signé de son vrai nom est celui sur Marcel Prévost. Écrire en français dans un journal paraissant à Bucarest - voilà qui nous met déjà dans l’ambiance que cultivaient soigneusement les Roumains de l’époque.
Une amie, femme de lettres, la pousse à écrire (en lui faisant le reproche de gaspiller son talent dans ce genre de productions) et la menace de publier ses lettres, faute d’autre matière. C’est ainsi que Hortensia P.-Bengescu publie sa première esquisse en 1913 dans le numéro 1 de la revue Viata Româneascà (La Vie roumaine), revue dirigée par le célèbre critique littéraire Garabet Ibràiléanu. Revue-phare pour l’époque, où s’est exprimé tout ce que la littérature roumaine a de plus sérieux : Mihail Sadoveanu, Ionel Téodoréanu, C. Stere, B. St. Delavrancea, Ion Luca Caragiale, Ion Minulescu, Tudor Arghezi et, après la Première guerre mondiale, G. Càlinescu, Mihai Ralea, Petrou Comarnescu, Ion Pillat, Ion Vinea, Ilarie Voronca, etc. La revue paraît depuis 1906 (avec quelques années d’interruption qui coïncident avec les années de guerre : 1916-1920, 1940-1944), jusqu’à nos jours. Pour ce qui nous intéresse, nous sommes dans sa période « pleine » de 1920 à 1940. Ibràiléanu est l’âme de la revue qu’il dirigera pendant 27 ans ; il y expose ses principes de critique littéraire, attire des talents, les encourage, les conseille, tout en restant fidèle à sa théorie. Il est l’auteur du concept de « spécificité nationale », convaincu que les auteurs qui procèdent de l’inspiration traditionaliste, qui expriment une spécificité nationale seront les meilleurs : « si l’on dressait deux colonnes, en classant dans la première les écrivains roumains selon leur talent, dans la seconde selon le degré d’imitation – nous pensons que les plus talentueux seraient le plus souvent les nationaux (« le plus souvent » mais pas toujours, parce que le seul fait de ne pas imiter ne saurait remplacer le talent) » déclare-t-il. Notons au passage que pour le critique roumain il n’y aurait qu’une seule possibilité d’inspiration : nationale ! Mais il changera bientôt d’avis, sous l’influence, justement, du moment « Proust », au point d’écrire lui-même un roman aux notations subjectives « à la manière » du Narrateur… portant le nom de l’héroïne principale : Adèle ou le journal d’Emil Codrescu). Une amitié forte, soutenue par une profonde admiration, va lier cette femme de lettres raffinée à Garabet Ibràiléanu. L’échange épistolaire qui s’ensuit entre ces deux personnes de grande sensibilité nous permet de faire le portrait d’une romancière assez avare, par ailleurs, quant à sa vie intime. De la difficulté de se mettre au travail jusqu’aux difficultés matérielles, tout est dit sans complexe :
‘« La quantité d’énergie morale et physique dépensée pour la vie quotidienne anéantit toutes mes autres forces... Il fait froid et il n’y a pas de bois... Je suis, d’ailleurs, gravement atteinte de misanthropie et désolée à cause de cette terrible maladie qui me fait voir tout en gris ». ’De Iasi, la cité littéraire qui la fait rêver, Ibràiléanu la conseille, la soutient spirituellement, la fait avancer en toute confiance sur sa voie d’écrivain. Il est celui qui a su discerner dans ses premières pages imbibées de lyrisme un talent en devenir. Toute la rédaction de la revue lui est acquise. Assez misanthrope lui-même, le dialogue à distance avec cette femme de lettres semble ne pas lui déplaire. Plus tard, lorsqu’elle se met à fréquenter le cénacle « moderniste » d’Eugen Lovinescu - le critique rival rayonnant à Bucarest – H.P.-B. aura du mal à comprendre pourquoi entre gens civilisés, cultivés, on est obligé de choisir son camp en reniant le précédent.
Elle écrira, outre des poésies, du théâtre et des nouvelles, un journal deguerre intitulé Balaurul (Le Dragon) ainsi que des œuvres en prose que la critique de l’époque a affublées du titre de « féminités ». Ces dernières sont « des productions caractérisées par un certain lyrisme associé à une analyse psychologique tout en finesse » (Ibràiléanu), et représenteront une entité bien à part dans l’évolution de la future romancière, lorsqu’elle finira par quitter ses amis de la revue traditionaliste (« Viata Româneascà ») de Iasi, pour rejoindre les « modernistes » et le romanesque objectif prôné par le cénacle « Sburàtorul » de Bucarest.
Pour mieux cerner la personnalité de Hortensia Papadat-Bengescu, si peu connue du public français, nous allons présenter ici une liste de ses productions littéraires accompagnées d’appréciations critiques roumaines, évidemment, en l’absence de la moindre référence française en la matière, et pour cause !
Le premier volume de proses courtes que publie Hortensia Papadat-Bengescu et qui attire tout de suite l’attention de la critique s’appelle :
Hortensia Papadat-Bengescu a également écrit beaucoup de poésie, directement en français, d’une qualité certaine, dans la tonalité caractéristique de l’époque. On y trouve quelques thèmes et des sentiments qui auront sûrement influencé les inflexions ultérieures de sa prose :
‘Je suis triste et lassée /Les hommes m’ont blessée !Ou bien :
‘Car ce fut ma destinée/ de toujours regarder passerAccents qui rappellent ceux d’une Louise Labé. Nostalgie et mélancolie sont les signes d’une poésie toute féminine, rappelant aux lecteurs de Hortensia P.-Bengescou les notes intimes de ses premières proses :
‘Je suis triste ce soir pour des choses imprécises,ou cet Inexorable aux accents de chanson triste, leitmotiv de sa vie :
‘Combien je suis lasse /de n’avoir pas aimé.Dans une discussion consignée par son ami Félix Aderca, H.P.-Bengescu se montrait assez soucieuse de l’éventuel écho de ses poésies en milieu français : « Il serait intéressant de savoir – comme ça, par pure curiosité littéraire- ce que diraient les critiques de l’Île de France des vers français d’un écrivain roumain ! » et elle finissait, peu optimiste : « Mais où est l’éditeur français qui publierait les vers d’une poétesse des bords du Danube ? »