b) LES PERSONNAGES DU CONCERT DE BACH

Le lien entre tous les « clans » et les événements est établi par l’active Nory - féministe déclarée et colporteur sympathique -, dure dans ses jugements sur les hommes et prodigue de paroles audacieuses. Apparemment à l’écart et quelque peu étrangère aux événements et à la vie intimes des héros de ce roman, Mini – l’amie de Nory et de Lina - est le personnage le plus étonnant : peu définie, elle est, en réalité, celle qui remarque des signes prémonitoires, qui a des pressentiments et qui suggère ainsi, dans le récit, une certaine évolution des choses, sans que tout cela implique une réelle clarté d’anticipation narrative. Elle participe d’un flou productif : une inquiétude s’installe en elle et dans l’esprit du lecteur aussi, ce qui n’est pas si loin du suspens classique. On la voit, dans la première « scène » du roman, face au changement qu’elle remarque dans la relation du couple Rim, face à l’apparition de l’infirmière Sia, prise entre l’étonnement et une inexplicable appréhension. Au fond, elle réagit en parfait alter ego de l’auteur.

Chassée par Lina, Sia trouve refuge, avec l’aide du professeur Rim, chez les jumeaux Hallipa (les frères arriérés d’Elena), qui parlent en même temps et font, naturellement, tout en double. Sia est leur victime à tous les trois et meurt rapidement à la suite d’une septicémie suite à une tentative d’avortement. Lina, appelée en tant que mère et gynécologue pour sauver la fille, sa propre fille, refuse de la voir ou de l’aider, contrairement à ses habitudes, dans une attitude qui ne relève que de l’entêtement et de la jalousie.

La scène de l’enterrement, dans les accords de Bach, est devenue un morceau d’anthologie. On y retrouve, symboliquement, tous les personnages du roman dans de nouveaux habits et dans de nouvelles relations. On pourrait y voir une ressemblance avec le fameux moment final du Temps retrouvé. Mais chez Hortensia ce n’est qu’une astuce d’écriture pour montrer le devenir de ses personnages en faisant l’économie d’un chapitre supplémentaire. La concentration va de pair avec une simplification qui tend à l’épuration dans une volonté de perfection que H.P.-Bengescou s’est imposée dans son évolution vers l’objectivité.

La fin du roman, petite concession faite au lecteur de littérature traditionnelle, est celle d’une douce promenade qui réunit Marcian et Eléna, dans son automobile confortable, tout au long des rues d’un Bucarest couleur sépia, et au cours de laquelle se réalise l’étreinte déjà pressentie, dans une scène d’amour aussi délicate que forte.

Dans le roman suivant, La voie cachée, Eléna quittera tout pour suivre Marcian, en bravant ainsi le code social et l’autorité familiale, passionnée autant par l’homme que par l’artiste - un des rares personnages réellement sympathiques, car idéal - sous les traits duquel les critiques ont cru deviner la figure du plus célèbre des musiciens et compositeurs roumains : Georges Enesco. Le même que Proust aimait écouter jouer du violon et qu’il énumère dans la liste des possibles Vinteuil !

Une certaine sympathie s’attache aussi au croquis de « Titi » balkanique qu’est Licà le Troubadour, ( haïdouk roumain ou Robin des bois dont les exploits ne visent que la Femme !) et de la belle Eléna. Mais elle n’a pas toutes les faveurs de l’auteur qui reste un brin ironique à son égard. La majorité des personnages du cycle « Hallipa » frappent par leur « anormalité ». Les jumeaux, Mika-Lé (« la petite guenon » comme l’appelle Nory, la féministe, quand ce n’est pas « la sauterelle sans taille ») née d’une brève liaison de Lénora, la bellissime et langoureuse châtelaine de Prundeni, avec un maçon italien ; ce péché, une fois avoué par la mère, expliquera le penchant érotique que Mika-Lé a eu si tôt pour Maxence, le fiancé d’Eléna, dans une logique de continuité familiale…très prisée à l’époque. Le prince Maxence est lui-même le fils d’une chanteuse libertine et d’un vieux noble, enfant reconnu officiellement de justesse par le père, à la suite d’un procès; orphelin, désargenté et malade, il se laisse acheter par la fille du plus riche fabricant de farines, Razou - femme moderne, reine des dancings et championne de courses à cheval qui deviendra, par ce mariage, la « princesse Ada ». A la lecture du Concert se dessine clairement un certain détachement de l’auteur face à ses personnages souligné par tous les critiques et qui doit être compris, à notre avis, dans le sens du « positionnement du narrateur » soutenu par l’emploi de la troisième personne verbale. Or il se trouve là, pour anticiper un peu sur notre analyse, le fondement de l’apport bengescien à la modernité romanesque. Car chez HPB l’agent de la narration, élément qui - d’après la démonstration de J. Rousset, l’auteur de Narcisse romancier, fait la différence entre récit et discours selon qu’il est ou pas dans la narration fait le pas entres les deux formes narratives. Si dans le récit (traditionnel), chez Flaubert, par exemple, « l’agent de la narration ne s’y déclare pas, il n’avoue pas sa relation avec les événements narrés qui sont supposés n’être racontés par personne », dans le discours- se qualifiant par l’emploi du couple je-tu, propre à toute énonciation (dans le sens que lui donne Benveniste)- l’agent se met en scène ou se trahit par divers moyens. Entre ces deux systèmes fondamentaux de la narrations, « entres ces pointes extrêmes s’échelonne un certain nombre de types intermédiaires » (Rousset, o.cité, p17), le mode narratif de HPB en est un.