c) LE TEMPS DU CONCERT DE BACH

Avec Les vierges échevelées et Le concert de Bach le lecteur plonge dans le récit à la troisième personne,l’utilisation du temps dans l’écriture de H. P.-Bengescou étant à première vue, proche plutôt, de celle qu’en a fait l’écrivain omniscient. En parfait corrélation avec la formule donnée par Benveniste, le récit exclue toute intervention du locuteur et se sert du passé simple et de l’imparfait. Ce dernier est majoritaire dans le choix de la romancière roumaine, comme on le verra par la suite. Mais il est commun au discours aussi. Pouvons-nous conclure rapidement ces brèves considérations théoriques en disant que la formule narrative adoptée dans le concert est celle de récit traditionnel ou bien faudrait-il quelques amendements ?

A regarder de plus près les héros de notre romancière ont une histoire « complète », qui se déroule presque sous les yeux du lecteur : jeunesse ou enfance -avec description du milieu familial- mariage, intrigues de toute sorte-description des caractères-, vie et mort, etc. avec des arrêts sur telle ou telle période, comme des boucles temporelles. Constantin Ciopraga n’exagère pas tellement lorsqu’il trouve que dans un certain sens la structure du Concert de Bach est balzacienne. Dans le cycle Hallipa on peut retrouver toutes les composantes pour rétablir la fiche individuelle d’un personnage à condition de la refaire à partir de fragments qui se trouvent éparpillés au long des trois romans. Ainsi, on cherchera vainement le véritable portrait d’Elena dans le Concert de Bach – le roman qui la consacre; il se trouve au début du premier volet du cycle cité, dans Les Vierges échevelées : c’est d’ailleurs tout le nœud de l’intrigue qui est pressenti ici et que Mini devra démêler par la suite; pour l’instant elle se contente de regarder et d’observer:

‘“A l’intérieur de la maison, des portes s’ouvrirent et Eléna, la fille aînée de la famille apparut, pressée, dans une attitude et une démarche qui n’étaient pas les siennes, s’excusa et dès les premières paroles, elle dit à Lina que Lénora était malade, qu’elle s’était fâchée fortement et que Doru - elle avait pris l’habitude d’appeler ses parents par leur prénom- que Doru, le papa, était sorti pour affaires. Tout cela dit avec une sorte de mystère, de discrétion forcée, avec un trouble qui n’était pas coutumier à cette jeune fille, vraiment remarquable par le calme de son visage comme de son corps, de son esprit et de son âme.(V.E.,p.14)’

La manière de parfaire le portrait dont fait usage la romancière renvoie aux moyens classiques de ses prédécesseurs : Eléna ressemblait beaucoup à Hallipa, « abstraction faite de ses cheveux qui étaient noir foncé, peignés suivant l’ondulé naturel vers les tempes et qui lui donnait une telle ressemblance avec la mère de Hallipa que le portrait de la grand-mère pris pour le portrait d’Eléna constituait la grande distraction que l’on proposait aux visiteurs. » Mais la « composition » du portrait est ponctuée par de subtiles remarques ayant le don de transgresser le cadre ancien comme cet appel à un autre personnage-médiateur pour parfaire le portrait, dans une avalanche de verbes à l’imparfait de l’indicatif:

‘« Nory, l’éternelle mécontente de tout et de tous, avait un faible pour Eléna. Souvenir affectueux d’une enfance passée ensemble ou réelle estime, cela se traduisait par une exception que Nory faisait à la règle impitoyable du jugement mordant dont la “féministe” maltraitait hommes et femmes.

D’ailleurs, pour tout le monde, Eléna était considérée comme un modèle. Modèle de patience, de sagesse, de toutes les vertus moyennes nécessaires à une jeune fille élevée près d’une mère, cette belle Lénora, dont l’amour conjugal, passionné, égoïste, bruyant et capricieux, rendait la situation des enfants très pénible et celle d’Elena, l’aînée, plus particulièrement encore (V.E.,p.14).’

Sa créatrice nous en fait, en auteur omniscient, le portrait physique et moral complet. L’imparfait des verbes, retrouve ici la fonction de temps descriptif tout en prolongeant l’impression de durée, d’indéterminé ; l’inachevé caractéristique à l’imparfait imprimant au récit, dans ce fragment, une donnée temporelle proche de l’acte de la parole récitée, de l’histoire racontée pour un auditoire. Avec, toutefois, des remarques qui sont celles d’une subtile analyste:

‘« Eléna aurait pu facilement trouver un appui dans la personne de son père, qui l’adorait, mais c’est justement là que les vertus en question intervenaient. Elle ne demandait rien, évitait même l’intervention éventuelle de Hallipa, pour ne pas causer des scènes de jalousie de la part de l’épouse amoureuse et pour ne pas troubler le calme, l’ordre, l’exactitude parfaite de leur vie familiale si agréables à son papa. Dans cet ordonnancement parfait de la vie de Hallipa, l’amour passion de sa femme avait une place bien déterminée. Pour ce tact dont Eléna avait fait preuve dès l’âge de raison, en passant par son adolescence mûre et mélancolique, pleine de prévoyance et jusqu’à l’abnégation actuelle de la jeune fille de 22 ans, Hallipa avait donc une sorte de respect et une grande confiance ; il avait fait d’Elena un camarade sobre et précieux. » ( Les Vierges…p.15).’

Le devenir des personnages est pratiquement tracé dans ce premier volume où l’on note de fréquentes pensées de Mini, comme si la romancière nous permettait à nous, lecteurs, de voir ce qui se passe dans les coulisses du drame ; le rôle d’alter-ego de notre écrivaine qu’assume le personnage de Mini, a été souvent souligné par la critique. Il réalise la connivence auteur-lecteur par des clins d’œil, par une ironie et une intelligence d’observation dont on regrettera la parcimonie au cours des romans suivants. Mais l’objectivité avait ce prix ! Renoncer aux dernières traces du moi subjectif, laisser les personnages évoluer tout seuls.

Et c’est ce qui fait la nouveauté de notre romancière : les repères constituant une existence sont espacés par les analyses, la psychologie et la morale étant les cadres préférés et signes des nouveaux temps. Là, le fils de la narration classique s’arrête, pour faire place à une intrusion analytique. Le temps historique n’existe plus, le lecteur est englouti dans un temps spirituel, celui des âmes ! La romancière balance entre les repères classiques et une irrépressible modernité. Elle n’est pas inconditionnellement classique, mais ne s’intègre pas tout à fait à cette génération d’écrivains que Poulet regroupe autour de Marcel Proust, (Gide, Valéry, Claudel) qui

«ont choisi pour point de départ de leur démarche spirituelle la saisie d’un moment détaché de tous les autres moments » et qui ont restitué ainsi à la littérature « ce qu’elle risquait de perdre, le sentiment d’origine, de la nouveauté authentique, du départ à neuf » (passim, p.23).

Souvent, au cours du Concert, la narration qui semblait couler tout naturellement est entrecoupée par des intrusions, des sortes d’« infiltrations » du narrateur qui tout à coup dilate le temps pour compléter un portrait, une description d’états ou des lieux, pour nous faire entendre la pensée d’un personnage – c’est à dire pour faire place au monologue intérieur. On pourrait parler, en termes de ressemblance, de quelques lueurs proustiennes, signes avant - coureurs de modernité d’écriture.

Dès les premières pages du Concert, nous assistons à des scènes dont les protagonistes dialoguent de la manière la plus classique, moments séparés par des commentaires malicieux, des « intrusions» qui scient la linéarité du récit ; par exemple, lorsque Mini arrive dans la nouvelle maison des Rim et découvre sous leur toit une jeune infirmière pour le mari apparemment malade :

« Pour engager la conversation, le docteur dit gracieusement :

- Mon ange gardien !

Comme l’étrangère ne lui plaisait pas, Mini ne retint que la moitié du qualificatif : « Mais, qu’est-ce qu’elle attend pour décamper, « cette gardienne ? » se dit-elle. Sia fit un geste un peu plus vif qui fit trembler le fauteuil de Rim, et demanda au professeur : « Je peux m’absenter un moment ? », puis elle se dépêcha de sortir, les yeux rivés à la fenêtre. Mini regarda machinalement dans la même direction et aperçut sur le trottoir d’en face un jeune homme en canotier, dressé sur la pointe des pieds.

« Plus protocolaire que son épouse », le docteur Rim dont le changement de comportement n’échappe pas à cette bonne observatrice, donne quelques précisions, « en s’attardant sur les mots : « Mademoiselle Sia Petrescou, notre nièce, est la fille unique de notre sympathique cousin Licà ».

Mini qui, on apprend par l’intermédiaire de son auteur, « ne put cacher son étonnement », nous dit (mais en réalité n’est-ce pas HPB qui le dit ?) sans transition et sans recourir au mode du souvenir, que: 

‘« Jusque-là elle n’avait connu Licà, un Licà à la fois humble et impertinent, que sous l’aspect du parent pauvre. Il était pour elle celui que l’on apercevait toujours en train de disparaître discrètement derrière une porte et qui, au salon, en présence du docteur, se tenait, les pieds bien parallèles, tout en faisant tourner son feutre mou entre ses doigts. Et voilà que le docteur lui donnait maintenant du « sympathique ». ’

Dans le dialogue qui s’instaure entre auteur et lecteur, le message est clair mais le récepteur a quelques difficultés à en saisir le véritable émetteur:

‘Encore sous le coup de l’étonnement, Mini accueillit toutes ces nouvelles sans faire de commentaires… Licà le Troubadour - il était donc le père de cette fille si balourde !…- Licà avait un enfant !…Ce jeune homme qui sifflait toujours comme pour donner un rendez-vous, venait donc en père pour voir sa fille ! C’étaient des notions difficiles à assimiler, même si elles étaient tout aussi difficiles à contester. » (C.B., p.10-12).’

Vu la fréquence de ces scissions dans l’économie du récit, on est tenté de parler de procédé ; à mesure que le roman avance, les coupures s’étalent, on assiste ainsi à une véritable dilatation du temps au rôle définitoire pour la psychologie des personnages. Ainsi, le prince Maxence-lorsque Ada, son épouse, lui présente Licà, le nouveau maître dresseur de ses chevaux de course-brode un véritable monologue intérieur pendant toute la longueur de la scène :

‘« Onze heures approchaient et il sentait aussi approcher une petite crise. Le signal avait été donné : des frissons bien connus partaient de ses mains, de ses pieds et des côtes vers la poitrine et Maxence guettait la direction qu’ils allaient prendre, leur façon de se faufiler en lui, ce qu’ils allaient démolir sur leur chemin. Il calculait de façon à donner aux frissons un parcours aussi doux que possible, mais voilà qu’Ada allait surgir d’un moment à l’autre ! Il la haïssait !…Que voulait-elle encore, cette sorcière dont le philtre d’amour avait ruiné sa santé, ce philtre d’amour qui avait perdu ses pouvoirs ?…Cette sorcière qu’il détestait voir à ses côtés et auprès de laquelle il était condamné à vivre à tout jamais. » ’

Le délire de la persécution s’est emparé du prince phtisique qui éprouve un étrange plaisir d’auto contemplation dans son rôle de victime :

C’était à cause d’elle qu’il était devenu un esclave qui ne pouvait pas s’évader pour rejoindre ces sanatoriums dont les docteurs faisaient miroiter les noms féeriques comme autant de lanternes magiques. Il était l’époux de la princesse Ada et il n’entendait pas manquer à son poste. Il était une marque achetée très cher par sa femme et il n’avait pas le droit de faire faillite ! A cette idée un nouveau frisson se glissa le long de sa nuque ».

Ou encore, le jour des courses, lorsque le vent soufflait et qu’il faisait froid, « mais Licà, ingrat avec son pardessus, voulait montrer ses nouveaux habits qui portaient la griffe prestigieuse de Monsieur Paul avec, en plus, cette négligence propre au Troubadour qui corrigeait la rigueur anglaise de la coupe. » Et en contraste avec lui, le prince, que le vent « indisposait » , l’obligeant à se montrer en demi-paletot et cache-nez de laine :

‘« Ada attendait si nerveusement les résultats que le succès, s’il avait réussi à lui enlever ses soucis, n’avait pu lui procurer tout le plaisir escompté[…] Quant à Maxence, les félicitations sur sa bonne mine - il était bourré d’arsenic- l’avait exaspéré ; on le traitait donc comme un malade qui mérite des compliments lorsqu’il a l’air mieux ! Tous ces imbéciles donnaient des arguments supplémentaires à cette avare d’Ada ! Sa rancune retomba une fois de plus sur Ada, naturellement. »’

Quel besoin, tout d’un coup, chez sa femme d’avoir des chevaux de courses, se demande le prince de manière un peu rhétorique, puisqu’il y répond aussitôt :

‘« …Pour avoir un maître d’écuries ?…Pour émanciper son voyou ?… Gaspiller de l’argent par vanité et par goût de la luxure, pendant qu’il était obligé de respirer le vent et la poussière et d’écouter les gens s’étonner qu’il ne fût pas encore mort. » (C.B., p.144) ’

« Pour toutes ces raisons-là, leur ménage n’était pas au mieux » résume l’auteur, avant de passer au détail qui permet de reprendre le fil de l’histoire, sans trop de complexes ou de ménagements narratologique, d’une manière assez brusque:

‘« Ada n’avait pu faire un éloge à Licà, ni en public, ni en privé. Licà, un peu déconcerté, avait enfoncé ses mains dans ses poches stylisées, pendant que ses pensées allaient des caprices de la femme au compte ouvert chez M. Paul. Et comme cette journée, malgré le succès aux courses, n’était pas une réussite en amour, Licà, au lieu de faire la bringue avec Mister Whip, décida d’aller voir Sia, se rappelant brusquement son existence après un long oubli ». (C.d.B.,p.144-145).’

C’est un raisonnement qui tient de la même technique du monologue intérieur que fait Nory Baldovin dans les Vierges échevelées lorsqu’elle se demande pourquoi Elena s’était choisi comme fiancé Maxence, sur un ton de méchanceté à tuer un prince malheureux!

‘« Qu’a pu-t-elle trouvé, cette fille parfaite [Elena] chez cet homme fade ? Ce n’est qu’un mannequin banal. Ni beau, ni laid… Ni intelligent, ni bête, ni mort, ni vivant… Il n’a ni profession, ni rentes. Il est bien élevé, a un nom italien et une attitude anglaise, on l’appelle prince et il habite un palais en ruines envahi par les rats et les chouettes… »’

La romancière excelle, à l’évidence, dans la retouche des portraits par des moyens qui s’éloignent de la manière classique de ses prédécesseurs, il se produit une légère altération du récit à la manière traditionnelle due à l’intervention à peine sensible (du locuteur) dans le récit. Cette intelligente modernité de style se réalise à plusieurs niveaux ; autre le monologue intérieur, l’auteur utilise les ressources ironiques des surnoms : la taille courte et épaisse de la doctoresse Lina ne peut renvoyer qu’au « blaireau » pour faire la barbe, les manières de Licà- jeune premier sans le sous qui siffle tout le temps- inspirent à Nory le nom de « merle sifflant », les deux frères difformes sont des « Belzébuth », le blond et maigre docteur Rim « le fritz », l’inharmonieuse Norica aux plaisir précoces-« la sauterelle » ou « le guenon », etc. Moyens classiques indéniablement mais introduits dans le récit comme s’ils étaient l’invention d’un autre personnage ou d’une autre voix narratologique.

Notre romancière a le don de se glisser dans la peau des personnages au point de troubler le lecteur parfois. Analyser les profondeurs comme on l’a souvent remarqué, c’est-à-dire « aller au delà de l’écorce », comme le disait elle-même, pour relever la nature véritable des êtres, est devenu une habitude chez Hortensia, peut-être même une jouissance qui la conduit à pousser ses investigations jusqu’aux limites physiologiques des personnages.