2. ELEMENTS POUR UNE INTERPRETATION PROUSTIENNE ?

Ces quelques aspects de la création bengescienne sont-ils suffisants pour consolider l’idée que la romancière roumaine pratique un art qui l’intégrerait à la famille proustienne ? Nous tâcherons d’y répondre en prenant en considération la volonté d’indépendance affichée de la romancière face aux modèles, mais aussi la pression environnante qui se manifeste à l’aube du modernisme.

Les premières décennies du XXe siècle sont caractérisées par une multitude de recherches comparatistes dans l’aire européenne. Se développent surtout des études d’influence – qui supposent, pour les spécialistes français, sources, succès, fortune, réputation d’un auteur ou d’une œuvre alors que les Allemands parlent, eux, plus volontiers d’influence et d’imitation. On formule ce cas de figure par le schéma : « X sous l’influence de Y » tout aussi bien que « Y sous l’influence de X ». Sans reprendre ici la leçon des comparatistes, nous dirons que ce schéma mental était familier à l’intelligentsia roumaine de l’entre deux guerres qui n’a pas manqué de l’utiliser, bien longtemps encore après cette période. Si nous y faisons référence c’est pour en extraire des éléments qui nous aiderons dans cette voie dynamique du comparatisme - qui s’applique- comme le conseille D-H. Pageaux, à étudier « les relations, les interactions, la réflexion sur des situations de dépendance culturelle, mais aussi d’interdépendance ». Selon l’opinion actuelle de cet universitaire « l’intertextualité demeure l’un des questionnement les plus passionnants et complexes, à condition que l’étude textuelle n’oublie pas le contexte culturel, social et historique » (in Trente essais de littérature générale et comparée, Editions l’Harmattan, 2002, p.312).

C’est ce que nous avons choisi d’éclairer en considérant l’œuvre comme événement (Starobinski) qui se produit dans un contexte donné.

Pour les besoins de l’analyse, nous sommes obligée de nous limiter à une époque précise, à savoir les années 20 à 40. La démarche que nous suivrons ici sera plus proche de la formule, « le pays X face à l’écrivain Y » : la Roumanie face à Proust. Comment A la recherche du temps perdu fut-elle reçue par les lecteurs roumains et qui sont ces lecteurs ? Nous-nous inscrivons ainsi dans la perspective de la théorie de la réception à laquelle nous avons emprunté quelques jalons utiles.

Écrivant à une époque très proche de celle où vécut et écrivit Marcel Proust, Hortensia Papadat-Bengescu – femme vivant dans son temps - donne fatalement une vision du monde contemporain ; ce monde roumain, séparé de celui de la Recherche par quelques deux mille kilomètres est finalement plus proche qu’on pourrait le penser de celui-ci. La critique roumaine à l’affût d’influences ou ressemblances avec les grands écrivains étrangers, croit donc trouver chez les auteurs autochtones des thèmes ou des motifs communs (maladie, musique, snobisme), une similitude de « moyens » littéraires (analyse psychologique, le rôle des souvenirs, introspection), toute une étroite parenté de sentiments. Les analogies, les influences décelées ou les mises en parallèle sont dues autant au développement des recherches comparatistes qu’au besoin profond de reconnaissance nationale, à l’envie d’entrer dans l’Europe littéraire ! Mettre en regard est une « technique » de la critique autochtone qui tient de la cause et de l’effet. Les deux figures de proue de l’histoire littéraire roumaine de la période qui intéresse tout particulièrement notre analyse – Ibràiléanu et Lovinescu - en parfaits contemporains de Proust (Ibràiléanu est né la même année que Marcel, en 1871, Lovinescu dix ans plus tard, en 1881) et critiques réceptifs de son œuvre, sont les instigateurs (Lovinescu – idéologiquement, Ibràiléanu par son admiration pour l’écriture du Narrateur et par les articles qu’il lui consacre) du recours obligé à l’inspiration littéraire de source occidentale (française) qu’ils jugent d’une indéniable supériorité. Les auteurs roumains sont invités, dans un premier temps, à prendre des modèles français – pour accélérer l’évolution de la littérature nationale vers la modernité. Il arrive, ensuite, qu’ils sont comparés à ces supposés modèles.

Lorsque nous avons essayé de voir de plus près en quoi consistait cette influence, nous avons été obligée de remodeler le cadre initial de notre hypothèse. Dans la voie tracée par Lançon pour qui l’histoire littéraire est « l’histoire de la culture et de l’activité de la foule obscure qui lisait » nous avons déplacé notre attention sur « l’activité » de la lecture, plus exactement de la réception de l’œuvre. Dans cette optique, il s’agira donc de prendre en considération la réception de l’œuvre de Marcel Proust en Roumanie, mais également la réception de l’œuvre des écrivains roumains que nous venons de nommer un peu plus haut ( et dont deux seulement des romans majeurs peuvent être lus en français à l’heure actuelle).

Nous avons emprunté, pour les besoins de notre analyse, aux recherches de Jauss le concept d’horizon d’attente utilisé par les études de réception qui remettent en question le processus créatif en faisant appel au lecteur auquel on prête un parcours semblable à celui du créateur même de l’œuvre. Le premier horizon d’attente que nous allons prendre en considération est celui du public lors de la réception de la Recherche du temps perdu de Marcel Proust, en Roumanie. Un public qui se confond avec un lecteur actif, intelligent et fort attentif car nous avons choisi de le circonscrire aux gens de lettres, aux critiques littéraires plus exactement, pour une raison très simple : ce sont les seuls lecteurs ou récepteurs qui laisseront des traces ou des témoignages de leur « lecture ». Les confessions ou aveux des créateurs mêmes, lorsqu’ils existent, nous seront également d’un grand profit.

Pour Camil Petrescu – c’est chose connue, en Roumanie, bien sûr ! - l’adhésion à Proust est publique et notoire ; qu’elle implique une influence certaine- c’est une chose évidente ( cela a été déjà prouvé pour quelques-uns des aspects ) - mais que cette influence est plutôt un processus de réception créatrice (comme elle nous est apparue à nous), cela reste à être prouvé. Nous tenterons l’expérience un peu plus loin en essayant d’établir d’autres rapports et d’autres procédures d’étude. Quant à Hortensia, elle a déclaré, au contraire, qu’elle n’avait pas approfondi l’œuvre de Marcel Proust et que « ce Monsieur ne l’intéressait pas ! »

A l’époque qui nous préoccupe, celle des années 1920-1940, l’œuvre de l’écrivain français est lue et commentée dans les cercles littéraires roumains en même temps que les textes de la critique française afférente. On assimile ainsi et l’œuvre et sa réception dans le pays d’origine. C’est une affirmation que nous avançons sous le couvert des témoignages mêmes des critiques roumains, formés, en écrasante majorité, à l’école de la critique française. Il faut le dire très clairement, comme chaque fois que l’on parle de la Roumanie, eu égard au déficit scandaleux, en France, d’informations précises sur tous les aspects de ce pays, la majorité, la quasi-totalité des critiques roumains de cette période (et pas seulement) est formée à l’école de la critique française (l’école allemande a eu aussi ses adeptes en Roumanie, parmi quelques critiques et poètes).

En effet, dès la fin de la première moitié du XIXe siècle, les catalogues de publications comportent des titres de Sainte-Beuve, pour ne prendre que l’exemple le plus connu. Son Critiques et portraits littéraires paru en 1832 à Paris figure en 1838 dans le « Catalogue des livres français qui se donnent en lecture à la Librairie de la Cour, de Frédéric Walbaum » publié à Bucarest. En 1843, à Iasi (capitale - avant tout culturelle - de la province de Moldavie qui n’est pas encore devenue partie intégrante, avec la Valachie, des Principautés danubiennes), dans le « Catalogue des ouvrages français qui se trouvent dans le cabinet de lecture de la librairie d’Adolphe Henning » on peut lire de nouveaux titres de Sainte-Beuve : le roman Volupté, Nouveaux portraits, Les Consolations, Vie, poésie et pensée de Joseph Delorme, etc. On trouvera périodiquement de nouvelles œuvres ou des titres anciens repris dans des catalogues publiés depuis ou bien des livres « sur » Sainte-Beuve, signe de sa réception toujours actuelle et active dans l’aire roumaine, jusque dans les années du régime communiste. Les exemples sont nombreux : Mircea Martin, universitaire et éditeur, publie, en 1974 à Bucarest, Du génie critique et de Sainte-Beuve un essai inclus dans Critique et profondeur. Un de ses confrères faisait paraître, la même année et dans la même maison d’édition (Univers) : De Sainte-Beuve à la nouvelle critique. Significatives pour la réception de la critique française en Roumanie sont aussi les traductions d’œuvres critiques comme les ouvrages de G. Lançon ou de Brunetière et, pour finir, celui de l’auteur français qui nous intéresse au plus haut degré : Marcel Proust avec son Contre Sainte-Beuve, traduit et publié bien avant les premiers tomes de La Recherche qui ont dû attendre les années 1945 pour être traduits, ce qui n’empêchait évidemment pas l’élite roumaine de les lire dans leur langue d’origine. (Signalons que la plus sérieuse entreprise de traduction intégrale de l’œuvre proustienne est en train de s’accomplir en ce début du IIIe millénaire.)

Les lectures qui nourrissent le public roumain, on le voit, sont majoritairement en langue française ; depuis le « moment Alecsandri » - du nom du grand poète qui a rayonné sur la littérature roumaine autour de 1850 - à côté de la littérature proprement dite, faite de traductions et d’imitations de l’étranger, on commence à apprécier la littérature populaire, seule reconnue depuis toujours comme originale. C’est avec Eminescu, lequel succédera à Alecsandri dans le rôle de « barde national », que l’on peut parler de véritable création nationale, surtout en poésie. La prose reflète l’histoire du pays ; ses sources d’inspiration sont les deux classes sociales : les propriétaires terriens et le paysan roumain: « paysan-pittoresque, paysan-refuge, paysan-asservi, paysan-pauvre, paysan-victime, paysan-passé, paysan-futur », comme le disait Ibràiléanu, excédé de constater que pendant tout le début du siècle, plus précisément de 1900 à 1914, le courant poporaniste (exaltant le culte du paysan) est à son apogée.

L’après-guerre permet de croire qu’en même temps que les réformes, (le partage des terres entre les paysans et leur émancipation, qui en est la conséquence naturelle) la littérature va chercher ses sources d’inspiration ailleurs. Après la phase « enfance » de cette littérature, phase qui est celle d’avant Eminescu (se caractérisant par des tâtonnements et des balbutiements), après la phase « jeunesse »- d’après Eminescu- (littérature de sentiments, subjective et « qui manque un peu de réflexivité ») on attend la littérature de « maturité » qui se préoccuperait, selon le grand souhait d’Ibràileanu, d’idées fondamentales, « de problèmes majeurs », une littérature « qui serait la transcription artistique de l’analyse sociologique psychologique et philosophique de la vie ». Dans ce pro domo que le critique de Iasi fait en faveur du développement d’une création à l’image de la nouvelle société roumaine, il aborde d’une manière très lucide les deux facteurs principaux de la réception : le lecteur et l’écrivain (l’émetteur et le destinataire, en d’autres termes). Le nombre insuffisant de lecteurs, à l’époque, n’aurait pas permis la liberté nécessaire à l’écrivain ; écrire des œuvres de longue haleine, comme le dit Ibràiléanu, (se servant de l’expression française), suppose une existence consacrée uniquement à l’écriture, libérée de toutes contraintes matérielles. Les auteurs, recrutés toujours- par le passé- dans les classes aisées, peuvent, à présent, provenir d’autres couches sociales. Les changements radicaux doivent obligatoirement conduire à l’apparition d’un genre littéraire nouveau, dans la nouvelle optique sociologique de notre critique : « La transcription littéraire de ce monde neuf et complexe, faite par des écrivains qui ont évolué dans ces conditions (…) ne pourra être que le roman social, touffu, (en français dans le texte), plein de problèmes et de documents humains » (sic !) ! Le critique se mue en historiographe comparatiste : les événements dont il est témoin sont, à ses yeux, similaires à ceux de la Grande Révolution Française (les majuscules lui appartiennent !) : le renversement des rapports des classes, la suppression du féodalisme, l’apparition de la petite bourgeoisie rurale, crise et ruine financières, agitation des esprits, luttes internes, etc., tout comme les faits sociaux et moraux sous-jacents « si bien peints par Stendhal et surtout par Balzac » commencent à se montrer « chez nous aussi » et, par conséquent, « il faudra un Balzac qui, probablement fera son apparition s’il est demandé – comme à chaque fois que cela a été nécessaire, chez nous » (in Notes littéraires, 1919).

Observation très pertinente faite de la position du lecteur qui impose, qui exige un genre littéraire à travers le créateur. Nous aurons un Balzac, un romancier réaliste, si le public désire ce genre de littérature. 1920 – l’année de parution du roman Ion de Liviu Rebreanu le prouve bien ! Mais nous sommes encore en 1919, guidés dans la production littéraire du pays par le même G. Ibràileanu, qui lui trouve un caractère encore « provincial …et en général primitif et simple ou carrément simpliste » à cause de la pratique excessive du français dans les couches supérieures de la société, pratique qui empêche la langue roumaine d’évoluer en nuances, raffinement et élégance ». Il est d’autant plus heureux de constater que :

‘« des romans comme ceux de Douiliu Zamfirescu ou les esquisses de Mme Hortensia Papadat-Bengescu, qui apportent quelque chose de la vie, de l’esprit, du langage du beau monde, sont d’un grand intérêt esthétique autant qu’historique et littéraire, comme une fenêtre sur un monde inconnu à notre littérature, tel un début de notre future littérature. » (in Spre roman/Vers le roman, p.199) ’

Après cette étape de réception roumaine, faisons un saut, en compagnie du même guide, six ans plus tard, et arrêtons-nous au problème de l’influence étrangère et des réalités nationales. D’emblée, nous sommes prévenus que l’on ne peut avoir que la littérature qui cadre avec les réalités nationales, que les conditions nationales ne sont pas réunies en Roumanie pour avoir un Anatole France ou un Proust : car Anatole France suppose une longue culture, française et gréco-latine, ainsi « qu’un milieu intellectuel saturé de civilisation et de culture »(c’est nous qui soulignons). Proust, lui, « suppose une longue tradition culturelle, un milieu intellectuel supra raffiné – et une société cultivée, raffinée où puisse se développer l’esprit d’observation et d’analyse - une société qui sollicite de son observateur cet esprit-là et le perfectionne. » Il transparaît déjà, dans ces remarques, quelque chose de la polémique avec le mentor du « modernisme », adepte du synchronisme, Eugen Lovinescu. Retenons, avant de quitter Ibràileanu – par ailleurs inconditionnel de Proust ! - une autre observation intéressante pour notre analyse : si, par un renversement de situations exceptionnel, on peut envisager de réaliser une industrie nationale à l’image de l’industrie française, sur le plan culturel, en revanche, le phénomène est absolument impossible, non parce que les Roumains ne sauraient pas avoir « des intelligences natives supérieures ou de grands talents, des observateurs de l’âme ou des gens d’esprit », mais parce que… « ce n’est pas un Anatole France ou un Proust qui nous manque », « mais les conditions nécessaires de culture, de civilisation, de structure sociale et peut-être l’esprit spécifique aussi! » La fin de l’article (publié dans le numéro 2 de la revue « Viata româneascà » de 1926) ressemble à un avertissement adressé à ces « nouveautés » qui, « en énervant» sans cesse la vie littéraire, en produisant de la confusion dans le public, en altérant ainsi son goût, en écartant certaines énergies créatrices de la véritable littérature - sont autant d’obstacles au progrès et sont, finalement, réactionnaires ». Pour la défense du critique, ajoutons que par-delà les querelles partisanes, ses remarques n’en sont pas moins judicieuses et son propre esprit moins porté vers les expériences modernes, et notamment vers la littérature d’introspection. En 1925, il avait lui-même fini d’écrire Adèle, roman dont le héros, tel un « maître horloger, se penche avec entêtement sur les systèmes tortueux dont son âme est construite » comme le dira un confrère de l’auteur, Paul Zarifopol, pour qui « M. Ibràileanu est un terrible analyste de la vie intérieure ». En réalité, même lorsqu’il se montre adepte de l’évolution littéraire du lyrisme vers le roman, le critique de Iasi pense, à l’instar du moderniste Lovinescu, que le roman digne d’une littérature de maturité ne peut être que le roman moderne, plus exactement le roman d’analyse. Et l’Écrivain roumain moderne sera celui qui prendra son inspiration dans les couches aisés de la société, là où les personnages débarrassés des soucis matériels extérieurs à l’esprit vont se pencher sur leur vie intérieure, prendre le temps d’une analyse de soi.