a) MARCEL PROUST- MODELISE

La «Vie Roumaine » -revue dirigée par Garabet Ibràilenu- mène un combat acharné pour l’émancipation de la vie littéraire dans ce pays qui vient de retrouver son unité et sa reconnaissance européenne. La confiance dans les changements socio-économiques va de pair, pour l’intelligentsia roumaine, avec la confiance dans l’évolution littéraire. Nouveauté, changements culturels sont compris comme signes de progrès social. Par ailleurs, le couronnement de Proust par le prix Goncourt de 1919 finit d’asseoir les jugements. Ce public roumain est aussi un lecteur enthousiaste dans son écrasante majorité; il se confond avec les commentateurs de l’œuvre, le plus souvent, qui retiennent de la leçon proustienne quelques éléments de base qui seront les éléments constitutifs de ce premier horizon d’attente :

  • nouveauté d’écriture, rupture avec la tradition ;
  • monde et mœurs étranges (personnages surprenants), inhabituel ;
  • vision subjective du monde qui va de pair avec
  • l’écriture impliquant le moi du créateur, en faisant appel à l’analyse.

Le public-lecteur retiendra les premiers écrits de H.P.-Bengescu appelés « féminités », imprégnés de notes modernistes (puisque « intimistes », subjectives) en même temps que les premiers échos de l’œuvre de Marcel Proust. Ces éléments vont apparemment parfaire la grille de lecture avec laquelle le lecteur va aborder l’œuvre des écrivains autochtones contemporains ( à quatre ou cinq ans près) de Proust, dans un contexte plus large de « rupture ». Plus tard, après la parution du premier volume du cycle Hallipa, la grille de lecture va acquérir d’autres propriétés liées cette fois-ci à la qualité objective propre à la nouvelle écriture de Hortensia Papadat-Bengescu.

Il s’ensuit, obligatoirement, un glissement. La diffusion de nouvelles données finit par produire une sorte homogénéisation qui n’est pas loin de l’indifférenciation dans les esprits, esprits censés- dans ces conditions- procéder à des transferts peut-être involontaires mais néanmoins effectifs. A l’instar de Jauss (qui applique ses théories à La Nouvelle Héloïse sous le titre La Nouvelle Héloïse de Rousseau et le Werther de Goethe à l’intérieur du changement d’horizon entre le siècle des Lumières et l’Idéalisme allemand ) nous dirions que le lecteur contemporain des romanciers roumains avait admis que l’on devait renoncer à la fiction des romans traditionnels, au romanesque simpliste et goûter, à présent, aux nouveaux récits aux notes « autobiographiques » où l’on pouvait reconnaître ses propres sentiments dans les sentiments écrits par un autre. Un changement radical venait de se produire puisque l’on franchissait le pas des « histoires », donc des illusions, de la pure fiction, vers une littérature plus proche du vrai, de la confession. Le goût du public est formé, préparé à recevoir de nouvelles productions littéraires par les « médias » de ce début de vingtième siècle, majoritairement représentés par les revues littéraires et, par voie de conséquence, par les critiques littéraires qui s’y expriment. La critique, en substance, la critique de l’époque, est une critique impressionniste, qui, on se l’imagine, est accessible alors à la plupart des amateurs de littérature. L’ensemble des attitudes de l’esprit suit les jugements des historiens littéraires par voie de presse spécialisée ; il y a un nombre étonnant de revues littéraires dont certaines de grande qualité et reconnues tout autant par le public neutre que par leurs concurrentes.

L’exemple suivant nous fera mieux comprendre la capacité de réception de l’opinion publique roumaine ; il s’agit d’un article assez court, « pondu » à la hâte (un « papier » - comme on dirait de nos jours) publié dans le premier numéro de la » Vie Roumaine » en 1926, par le critique Garabet Ibràiléanu, et intitulé « B. Crémieux à propos de Proust », article à plus d’un titre intéressant pour notre recherche, car il démontre la rapidité de la réception roumaine, sa presque simultanéité avec la critique française, tout comme le degré de connaissance et de familiarisation avec l’œuvre proustienne des commentateurs roumains mais aussi des lecteurs anonymes de l’écrivain français ; les premiers sont à l’avant-poste de la réception qu’ils transmettent aux seconds - ceux qui forment la masse anonyme des lecteurs :

‘« Cet article était déjà imprimé lorsque j’ai pris connaissance de la présentation faite par M. Benjamin Crémieux à « Albertine disparue », qui confirme et contredit en même temps nos propres remarques antérieures. Comme il est trop tard pour utiliser les observations de M. Crémieux dans notre débat, nous en prenons acte ici, séparément.

Monsieur Crémieux constate, dans Albertine disparue, l’apparition de nouvelles qualités de Proust. Signalons, en notre faveur, la remarque du critique selon laquelle devant cette partie de l’œuvre de Proust, le lecteur éprouvera l’impression d’avoir affaire à « une analyse moins vraie, moins fidèlement scrupuleuse, moins viable », une analyse où il ne pourra pas « suivre le mouvement moléculaire de la réalité à travers le verre grossissant de la vision proustienne ».’

Le critique roumain continue son analyse détaillée en montrant, en même temps la coïncidence des points de vue du critique français avec les siennes, le fait que dans Albertine disparue 

‘« l’on trouve le plus grand nombre de « maximes générales, isolables » - ce que nous avons déjà formulé en disant qu’ici Proust le « moraliste » est plus riche que nulle part ailleurs en raison d’une analyse vivante. Ainsi, Proust, conclut M Crémieux, aboutit à une synthèse, à une généralisation des sentiments du même ordre que celles des classiques, de Racine ou de Marivaux. « Au terme de la psychologie subjective de Proust il y a une psychologie sociologique ». ’

Sûr de lui, G. Ibràiléanu se montre en critique exigent qui reproche à son homologue français d’abord le fait de ne pas remarquer le rapport entre le déficit d’analyse et le surplus de « moralisme » d’Albertine disparue, ensuite, de le considérer comme une qualité nouvelle de l’écriture proustienne :

‘« Nous, nous en restons à notre opinion. Si le « moralisme » était un progrès, pourquoi ne serait-il pas présent également dans ses pénultièmes oeuvres, revues et corrigées, après qu’il a eu fini d’écrire toute son œuvre (selon les dires de ses commentateurs) ? Il y aurait alors lieu de se demander si Proust n’a pas remplacé pendant la rédaction définitive certaines réflexions (« maximes ») par des « faits » psychiques ? D’autant que l’analyse, lorsqu’elle est présente, n’est pas si « moléculaire » que ça, comme le remarque M. Crémieux lui-même, donc elle n’est pas finie. (…) M.Crémieux reprend ensuite l’idée qu’il avait exprimée sur Proust dans le « XX-e Siècle » en déclarant (contrairement à d’autres opinions) qu’ « A la recherche du temps perdu » est une « œuvre très strictement composée ».’

En analyste scrupuleux, Ibràiléanu fait des remarques pertinentes et qui soutiennent, avec bonheur, notre propre idée : Proust ne peut pas être une source d’imitation, il ne peut être que fédérateur d’un courant culturel :

‘« Pour défendre notre position, à savoir que Proust ne peut pas être une école de métier artistique, nous ferons remarquer qu’au-delà du fait qu’il compose parfaitement ou pas il reste quelque chose de plus sûr : sa « composition » est d’un genre qui ne peut pas être imité par d’autres écrivains, cette composition est tellement sienne, d’une forme si propre, « moulée » sur un objet si spécial, qu’elle ne peut pas avoir une utilité rhétorique générale - ne peut être une école de métier artistique. »’

Outre ce jugement général, le commentateur roumain démontre une formidable perspicacité de la création proustienne vue dans son unité d’ensemble, en dépassant, à notre connaissance, bien des analystes français contemporains à ses réflexions :

‘« Monsieur Crémieux trouve d’autres qualités encore, et toutes nouvelles, dans « Albertine disparue » : le romanesque et le talent de conteur. Ces nouveautés se réduisent à une seule et nous croyons que cette nouvelle qualité relève du matériau tout spécial qui est celui de ce tome : c’est là que se trouve le dénouement d’autres romans et donc, dans un espace restreint, toute une foule d’événements intéressants, autrement dit : art du conte et du romanesque » (c’est nous qui soulignons).’

Et le commentateur roumain conclut, après l’excuse d’avoir été trop long - « car nous étions partis d’une pensée simple : recommander Proust aux écrivains débutants », dans une admiration bien pesée :

‘« Proust est tentant, car son œuvre est le plus grand événement littéraire qui puisse exister depuis 1900 » (reproduit dans « Opere », tome III, p.421-422.). ’

Nous tenons à souligner cette invitation à peine voilée (et excusée par avance) à suivre l’exemple du créateur français! Exemple, modèle c’est ce qu’il faut voir en Proust, le plagiat étant a priori exclu, ne serait-ce que, de par son originalité foncière, l’écrivain français ne peut pas être imité ! Ce qui surprend ici (et c’est tout à l’honneur du critique), c’est la rapidité avec laquelle Ibràileanu est informé, presque instantanément, des commentaires français, et la hâte qu’il met à leur opposer une réponse rapide. Par-delà cette efficacité, reflet de l’effervescence roumaine de son temps, l’acuité critique que ses remarques révèlent est pour le moins frappante. Reconnaître à Proust – tout en doutant du côté « stricte composition» de son œuvre - les qualités liées à l’originalité et à sa personnalité au point d’exclure la possibilité d’une imitation, voilà de quoi nous conforter dans notre vision personnelle.

Il faut ajouter que le critique roumain a entrepris d’autres analyses de l’œuvre proustienne, notamment dans son étude Analizà si creatie (Analyse et création) que tout étudiant en Lettres roumaines se doit de connaître ! Ces pages critiques consacrées à M. Proust sont la preuve éloquente autant d’une réception précise et inspirée de La Recherche que d’une leçon de critique littéraire, miroir d’une personnalité et d’une époque. Garabet Ibràiléanu a été, paradoxalement, l’un des premiers commentateurs autorisés de Marcel Proust, alors même qu’il défendait farouchement le spécifique national et qu’il s’opposa aux « modernistes » au point de rompre avec son amie, Hortensia Papadat-Bengescu passée à l’« ennemi » de Bucarest !

Il nous a semblé que le chapitre en question méritait d’être présenté ici, en appui à notre interprétation. Il s’inscrit également dans l’histoire de la réception proustienne en Roumanie, pays qui s’avéra extrêmement ouvert à l’œuvre de Marcel Proust, répétons-le. Notes en marges de quelques livres est le sous-titre du chapitre au long duquel le commentateur se propose d’aborder la question de l’analyse et de la création, ce dernier terme étant pris dans son acception étroite de « présentation des personnages et de leur comportement, la totalité des représentations qu’ils nous offrent »…(in Opere, III, p.204). Que les réflexions (que nous allons voir) émises par un Roumain en 1926 aient une évidente importance, en témoignent les traductions qui en ont été faites en russe et en italien, (cette dernière datant de 1947). L’étude est axée sur deux aspects fondamentaux des œuvres littéraires : l’analyse et le « comportisme », terme barbare que l’auteur remplace aussitôt par « création ». S’il l’emploie toutefois au début, c’est pour préciser le trop général concept de « création » qui doit être comprise « dans le sens étroit de présentation des personnages et de leur comportement » autrement dit la totalité des représentations concrètes que nous pouvons avoir des personnages : s’ils étaient filmés, cela correspondrait à la partie visible, à ce qu’ils font ; reste invisible, nous dit G. Ibràiléanu, ce que l’auteur lit dans l’âme de ses personnages et nous le transmet, leur analyse.

A la lumière de ces deux facettes fondamentales de l’œuvre, le critique passe en revue divers romans comme : Le désert de l’Amour de Mauriac, Deux Angoisses. La Mort. L’Amour de Jean Rostand, Les Faux-monnayeurs de Gide, Aimée de Jacques Rivière, Sa maîtresse et moi de Marcel Prévost, La mort de quelqu’un de Jules Romains, Les Thibault de Roger Martin du Gard. Au courant des théories pratiquées par ses confrères étrangers, il reprend ici la « loi de l’évolution » dans la littérature selon laquelle le mouvement va du lyrique vers l’épique pour aboutir au dramatique…lorsqu’il y a eu des conditions favorables.

Et l’évolution du roman contemporain semble, aux yeux de G. Ibràiléanu, confirmer le fait, car « les romanciers modernes posent des problèmes comme le font les dramaturges et, comme ces derniers, ils conduisent l’action de façon à résoudre les problèmes ». En revanche, si nous prenons en compte la littérature roumaine –« nous constatons que son évolution n’est pas normale, vu que nous avons essayé de copier à la hâte, à partir de 1800 et jusqu’à nos jours, toute l’évolution de la littérature européenne. Malgré tout, nous avons commencé par le lyrisme et ce n’est que vers 1840 que nous avons introduit en plus tous les autres genres. Au fond, notre littérature a un caractère lyrique, hormis tel ou tel accident du genre Ion Luca Caragiale, tous genres confondus. Ce n’est qu’à présent que le genre purement épique débute, par des romans tels que La lignée des Soimàresti (de M. Sadoveanu), Ion (de L. Rebreanu), Aux Médéleni (de Ionel Theodoreanu), Crépuscule (de Cezar Petrescu) ». Nous avons peu de théâtre et il est généralement à caractère épique. On ne trouve de véritable dramatisme (sic !) ni dans les romans ni dans le théâtre. Car, selon la loi en question, le dramatisme suppose une évolution spirituelle supérieure issue des conflits de consciences (n.s.), provoqués par la confrontation des civilisations et cultures agonisantes avec celles que l’on peut appeler montantes. » Évidemment, toutes ces considérations ne sont que de simples suggestions, nous assure le critique, avant d’aborder « les psychologues littéraires » qu’il groupe en deux catégories : analystes et moralistes. Ainsi :

‘« Anatole France est moraliste. Bourget est analyste et surtout moraliste. Dostoïevski est analyste et pas du tout moraliste. Proust est presque toujours analyste - et rarement moraliste. Le moraliste fait des remarques sur l’âme et la conduite humaine, cherche les causes de ses états psychologiques typiques, etc. L’analyste, lui, observe l’âme, la décompose (« l’analyse »), la décrit, la rend, le plus exactement possible. Le moraliste observe les autres ; l’analyste s’observe soi-même… Le moralisme aide la création, l’éclaire, explique les types par la classification psychologique. L’analyse aide par une contribution directe, complète la physionomie des types en relevant le mécanisme de leur vie intérieure. Ce qui manque à nos prosateurs c’est, entre autres, le psychologisme… »’

Le « cours » magistral verse dans le manifeste littéraire et nous comprenons ainsi toute la légitimité de l’utilisation du terme d’idéologue dans le cas de cet historien littéraire:

‘« Nous fréquentons l’école littéraire française et puisque les écrivains français les plus caractéristiques, les plus « spécifiques » se distinguent par l’analyse et surtout par le moralisme, nos écrivains à nous devraient en prendre de la graine si la chose était possible Il est probable que oui. On peut acquérir par lecture et familiarisation, le goût pour la psychologie ou, plus exactement on peut consolider sa propension à l’analyse et au moralisme que tout homme possède de façon rudimentaire » (c’est nous qui soulignons) ’

Le critique observe qu’avec A la recherche du temps perdu   se pose d’une manière complètement nouvelle le problème de la création ainsi que celui de l’analyse :

‘« Ici réside, me semble-t-il, la véritable nouveauté de Marcel Proust - la «révolution » qu’il a provoquée dans l’art littéraire. D’autres écrivains, avant lui, ont pris en considération le rôle du subconscient, de la durée de l’évolution des personnages, selon le talent ou la matière de l’œuvre de chacun. Dostoïevski, par exemple… ’

Elle est remarquable, dans le cas d’Ibràileanu, cette symbiose avec la création de M. Proust, auteur qu’il connaît à fond et qu’il est peut-être le premier à l’avoir « modélisé » à ce point ! Son adhésion et l’admiration pour l’écrivain français n’excluent pas une lucide analyse des faits :

‘« Avec « l’inconscient » de Proust, on fait un abus de paroles et de sophismes. Le « scaphandrisme » que Proust a pratiqué dans l’inconscient est une invention gratuite. Personne et Proust pas plus qu’un autre, ne peut descendre dans l’inconscient. (Qu’il l’ait cru possible, cela est une autre histoire !). Que chez Proust l’inconscient verse plutôt dans le conscient cela est sûr... Que Proust voie d’une manière plus claire et plus détaillée dans son conscient, cela est sûr aussi ! Pour l’homme ordinaire, un état d’âme est une résultante dont il n’est pas conscient des composantes (« inconscient »). Les analystes précédant Proust en ont découvert une partie. Proust nous donne l’impression qu’il voit tout, jusqu’au fond et jusqu’au moindre recoin de son âme... »’

L’analyste roumain reconnaît à l’écrivain français l’effet de durée, le fait « que ses personnages évoluent en adéquation avec le temps et le milieu et qu’ils évoluent selon l’impression qu’ils produisent sur les autres personnages » ; or si nous rapportons ces constatations à la façon dont les personnages du Concert apparaissent au lecteur, c’est à dire qu’ils sont vus, le plus souvent, par les autres personnages, à travers leur interprétation, qu’ils résultent donc de l’impression qu’ils ont produite sur ces personnages « rapporteurs » ou « colporteurs » (Càlinescu), nous comprenons que dans l’esprit du lecteur roumain cette affirmation peut engendrer, à son tour, et de la manière la plus naturelle, la conclusion que Hortensia P.-Bengescu met en scène ses héros sur un mode analogue au Narrateur.

Le critique reconnaît également à Marcel Proust une « logique affective et les fréquentes associations d’idées fondées sur un sentiment », chose qui s’inscrit, elle-même, dans la logique énoncée, mais reste assez vague et générale, à notre avis, et elle peut être élargie comme composante créative à nombre d’auteurs, toutes modes confondues. Ce qui lui paraît véritablement nouveau chez Proust, c’est « le genre de son analyse » :

‘« Son analyse est sui generis. Elle est toujours création, qu’il s’analyse lui-même ou qu’il analyse les autres (en réalité lui-même en diverses hypostases morales hypothétiques ou réelles, comme le fait tout écrivain lorsqu’il « rend » des types - mais avec un résultat différent dans son cas). Cette analyse est en réalité une description de l’âme chez Proust, un récit. Il fait le portrait et le roman « épique » des états d’âme. Lui qui n’a pas de sujet, d’intrigue épique ou dramatique extérieure, a un sujet et une intrigue interne. Il crée des univers de l’âme (n.s.). » (Passim, p.205).’

Des univers de l’âme, des mondes spirituels, des récits intimes débordant de lyrisme, états d’âmes ineffables, tels étaient également les premiers textes de Hortensia Papadat-Bengescu où il n’y avait point de substance épique ! Nous pourrions puiser ou découvrir dans cette étude de G. Ibràiléanu des syntagmes - voire toute une analyse - transférables à l’œuvre de H.P-B. dont le Concert allait être publié une année plus tard ! Auteur pratiquant l’analyse, dans le sens que le critique donne à cette technique de la description des états d’âme, H P-B. avait habitué son public bien avant la parution du cycle Hallipa aux proses intimistes, sans trame narrative, où la principale préoccupation de l’écrivain consistait à exprimer des sentiments, à transmettre des sensations, à irradier des états indicibles, c’est-à-dire à parler de son être sans toutefois l’affirmer clairement, toujours par personnages interposés, sans l’affirmation stricte d’un « je »- ce qui différencie déjà son écriture de celle de Marcel Proust.

Il est assez intéressant de remarquer, dès maintenant, que les deux auteurs ont fait presque le chemin inverse: Proust dont toute l’œuvre est écrite à la première personne, commença par Jean Santeuil écrit à la troisième personne (mais où il utilisait indéniablement l’expérience de sa propre vie), alors que la première partie de la création de Hortensia P. Bengescou est beaucoup plus “personnelle”, plus proche de la littérature de confession que les romans de sa maturité utilisant exclusivement la troisième personne, technique spécifique à l’auteur omniscient !

L’impression de subjectivité que donnait l’auteur des Eaux profondes ou de La Femme devant le miroir, tout comme des Sanguines - volume d’ « ébauches », de portraits, au moyen des analyses et des descriptions de sensations – en parfaite adhésion à la narration, fait de ces premiers écrits des sténogrammes intimes. Pour Eugène Lovinescu, ce sont purement et simplement des «fragments d’une autobiographie psychologique ».

Pénétrer dans l’âme d’un enfant (l’esquisse intitulée La Fillette ou Le Sang du volume Sanguines ), décrypter ses sensations et les éclaircir pour les rendre saisissables, intelligibles, cela suppose le talent d’un véritable écrivain. On l’avait vu ailleurs aussi : Marcel et ses souvenirs d’enfance qui sont en réalité le souvenir des sensations qu’il a eues enfant mais qu’il n’aurait pu décoder comme il le fait à présent, lorsqu’il est illuminé intérieurement par la signification profonde de ses sensations d’alors. Au talent il faut ajouter l’authenticité – le terme si cher à Camil Petrescu dans le sens de cette honnêteté de vision qu’il retrouvait dans l’écriture de Marcel Proust.

De même, chez Hortensia, la description des sensations n’a rien à voir avec les épanchements livresques, car ce sont des notations de ce qui « est originaire dans la conscience propre » (Camil Petrescu encore). Tous ces termes, on le voit, tournent autour du concept de subjectif, de moi profond, et sur le plan strictement grammatical, de l’emploi du « je ». Si l’on évalue l’œuvre de Hortensia du point de vue de l’emploi des personnes pronominales, on remarque une ligne qui va de la première personne à la troisième, selon le trajet suivant : la poésie - les « féminités » ( Eaux profondes, etc.) - les romans. Le passage est subtil, perceptible seulement une fois l’œuvre entière accomplie ; les premiers volumes de la prosatrice préparent les romans ultérieurs. Ainsi, les notations minutieuses seront reprises dans l’analyse quasi clinique des personnages romanesques pour mettre à nu leur vie intérieure, leurs âmes. Dans un remarquable morceau de Sanguines, Hortensia écrit dans la perspective d’une fillette (c’est aussi le titre de cette courte prose) de neuf ou dix ans, dont elle rend les impressions et les sensations :

‘« Son corps frêle à la peau fine couvrant les petits os délicats à peine arrondis par le levain de la chair tendre, n’opposait aucune résistance, aucune opacité, il était, dans sa transparence, prêt à l’échange des fluides extérieurs et intérieurs. De la glaise rafraîchie par la nuit, uniquement en surface, monte en elle l’exhalation des vapeurs brûlantes de la terre qui l’enveloppe et la parcourt. Cette petite terre -couchée sur la grande terre- adhérant à elle, avec son corps et son secret, respire à grand peine dans la respiration plus lourde des éléments. Mais la terre savait des choses sur la substance et la destinée de la fillette qu’elle ne savait pas. C’est pourquoi elle est inquiète comme s’il s’agissait d’une maladie mystérieuse. »’

Pour les familiers de la Recherche, une analogie par le biais du vécu de l’enfant (adolescent) n’est pas à exclure : ici le souvenir d’une petite fille, là-bas le souvenir d’un petit garçon ; avec des conclusions différentes pourtant ! Le Narrateur part d’une privation (il est privé du baiser du soir de sa Maman ; privé, adolescent, de la promenade avec Gilberte) ; notre Narratrice parle d’une jouissance, même si elle n’est pas très clairement expliquée : la petite reçoit des impressions de la terre sur laquelle elle est allongée pour mieux la sentir, son esprit est gratifié d’un signe incertain, son corps « se prête à cet échange ». Celui du petit garçon était prêt aussi mais une volonté extérieure empêche l’échange de se faire. La privation, équivalant à un refus, laissera une empreinte indélébile dans la mémoire du Narrateur, puisque plus tard, la jalousie causée par Albertine lui rappelle l’amour jaloux, comme autrefois, pour Gilberte :

‘« Vouloir connaître à tout prix ce qu’Albertine pensait, qui elle voyait, qui elle aimait,-comme il était étrange que je sacrifiasse tout à ce besoin, puisque j’avais éprouvé le même besoin de savoir, au sujet de Gilberte, des noms propres, des faits qui m’étaient maintenant si indifférents ! il est curieux qu’un premier amour, si, par la fragilité qu’il laisse à notre cœur, il fraye la voie aux amours suivants, ne nous donne pas du moins, par l’identité même des symptômes et des souffrances, le moyen de les guérir. » ( La Prisonnière, p. 97).’

Dans cette optique, on pourrait établir une homologie entre la manières de se « mettre en scène » de ces deux écrivains. Mais l’existence de cette « technique » ne doit pas nous faire ignorer son ampleur disproportionnée d’un auteur à l’autre. Chez Proust elle est à la base de toute la Recherche, alors que chez H.P. Bengescu elle est décelable dans de courtes esquisses qui ne sont même pas de l’étendue de la nouvelle. Toutefois, il s’agit d’une récurrence qui ne saurait passer inaperçue. C’est presque « un motif » - terme musical qui aurait plu à Hortensia - fréquent chez elle et qui pourrait être rapproché plutôt du « signe de la vocation » que sent le Narrateur à certains moments de sa vie. Celui-là même qui le fera écrire son œuvre : obscur dans son enfance, de plus en plus prêt à être saisi pour jaillir en évidence d’apothéose dans Le temps retrouvé. Mais il se pourrait que ces « signes » ne soient que des attributs d’un pouvoir (commun aux deux écrivains) de rendre les sensations, d’exprimer l’indicible. Ajoutons, par souci d’objectivité, que les souvenirs d’enfance demeurent une source inépuisable de sensations et de signes précurseurs de vocation artistiques pour nombre de créateurs et de tous temps. Révélateur, nous semble plutôt, dans l’écriture de ces esquisses (petites nouvelles), le fait que la prosatrice parvient, avec les moyens de la maturité, à rendre l’intuition enfantine, en empruntant ainsi « un chemin plus droit vers le réel psychologique » (N. Manolescu) ; plus droit, donc plus court, plus épuré d’épanchements, de lyrisme. Ces modifications (pour qui sait les remarquer), à peine saisissables dans ses écrits premiers, « annoncent la modernité structurelle de la vision épique du cycle Hallipa » d’après Nicolaé Manolescu, dans une Chronique littéraire de la revue « România littérarà », VI-e année, n° 14, 1973). En regard de cette affirmation, le critique rapporte la scène où Mini, le jour de sa visite à la propriété de campagne des Hallipa, voyant seulement la peau flétrie du bras de la belle Eléonore, a l’intuition du déclin du destin de cette famille. La scène, rappelons-le, se trouve au début du roman « Les Vierges échevelées », le premier du triptyque et qui sera suivi, l’année d’après, par « Le Concert de Bach».

Avec la parution du premier volume du cycle- Les vierges échevelées- l’analyse s’affine et l’écrivain Hortensia Papadat-Bengescu devient aussi un « moraliste » dans le sens que G. Ibràileanu confère à ce terme, comme on l’a déjà vu. Elle qui, un brin pessimiste, se trouvait « des symptômes d’auteur posthume », se montre très reconnaissante à G. Ibràileanu de l’imposer à l’opinion publique « de la plus lumineuse hauteur » de sa chaire.

Chez la romancière roumaine l’âme/le cœur et ses avatars deviennent le centre de son observation poussée; c’est l’époque qui le veut ! Proust ne faillit-il pas appeler la Recherche - Les intermittences du cœur? Il est évident que le commentaire du critique roumain y fait référence, puisque l’admiration abonde dans le sens de l’épique de l’âme ou des mondes de l’âme crées par M. Proust.

Le cœur à concurrence égale avec l’âme comme l’esprit sont des termes clé pour les romanciers du début du siècle. La romancière roumaine y ajoute le corps. Comme si l’esprit recevait une matérialité, devenait une notion quasi concrète et, conséquemment, indiscutable. Le « corps de l’âme » est un concept que Mini, l’alter-ego de notre écrivaine, défend avec ferveur !

H. Broch, auteur de La mort de Virgile, insiste dans ses écrits esthétiques sur le fait que le monologue intérieur – que Hortensia pratique à loisir- « apporte des souvenirs et la confusion de sentiments, qui descend jusqu’aux sentiments corporels » ( Création littéraire et Connaissance, Gallimard, 1966, p.284) ce qui nous approche de la perception bengescienne.

La nouveauté de l’écriture va de pair, chez notre romancière, avec un monde romanesque inhabituel, inédit, fait de personnages a-typiques qui quittent la voie tracée par la prose qui précédait ; la ville est présente ici avec ses citadins aux mœurs nouvelles dominées par l’attrait de la perversion, les vierges échevelées étaient dans la conception classique, traditionaliste, des filles du péché, alors que les actuelles - celles qui peuplent ce roman - cherchent la faute et la provoquent, elles se hâtent irrésistiblement vers l’émancipation de la femme imposée/supposée par l’époque. Et par la mode, ce qui implique que l’on utilise les voies les plus inattendues pour parvenir, machiavéliquement, à ses buts, des voies cachées… Les vierges échevelées, ce sont tout autant Norica alias Mika-Lé que sa demi-sœur, Coca-Aymée ou les Sœurs Persu. L’art de Hortensia consiste à mettre en scène des personnages que la morale condamnait et que l’auteur présente dans leur véritable nature, pratiquant une analyse froide, sans concession. Ajoutons que l’anormalité, la maladie sont des éléments nouveaux dans le champ littéraire roumain. La cartographie du phtisique Maxence, les ravages du cancer de Lénora, les palpitations de Dràgànescu, le cardiaque sont révélateurs pour le choix thématique de l’auteur des Hallipa.