b) TRANSFERT CULTUREL ET HORIZON D’ATTENTE

Si nous ajoutons à la panoplie critique de Garabet Ibràiléanu l’exhortation du moderne Lovinescu nous aurons le cadre complet des composants de l’horizon d’attente du public lecteur roumain à cette époque. C’est, d’ailleurs, sur ces idées que les deux critiques roumains se rejoignent ; Ibràiléanu est ici, sans le vouloir et sans s’en apercevoir, le propagateur de l’idéologie du synchronisme. Pour mieux saisir l’ampleur du « saut historique » réalisé par la création bengescienne dans l’histoire de littéraire roumaine un rapide coup d’œil sur la prose roumaine précédant ce moment s’impose. Il permet, également de rendre la radiographie du goût public, plus exactement de l’horizon d’attente du premier public de l’œuvre, en suivant ainsi la leçon de Jauss :

‘« L’analyse de l’expérience littéraire du lecteur échappera au psychologisme dont elle est menacée si, pour décrire la réception de l’œuvre et l’effet produit par celle-ci, elle constitue l’horizon d’attente de son premier public, c’est-à-dire le système de références objectivement formulables qui, pour chaque oeuvre au moment de l’histoire où elle apparaît, résulte de trois facteurs principaux: l’expérience préalable que le public a du genre dont elle relève, la forme et la thématique d’œuvres antérieures dont elle présuppose la connaissance, et l’opposition entre langage poétique et langage pratique, monde imaginaire et réalité quotidienne. » (Pour une esthétique de la réception, p54).’

Le genre romanesque proprement dit est paru en Europe à des endroits et des dates fort éloignés ; si en France c’est au XVIe siècle avec Rabelais, en Allemagne au XVIIe avec Grimmelshausen, l’est présente un retard par rapport à l’occident, même la Grèce –cet ancien foyer de culture –ne peut se prévaloir du genre qu’à la fin du XIXe avec Papadiamantis, vers 1882. En Roumanie, si le milieu du XIXe connaît un grand essor de proses d’inspiration nationale (sujets historiques exaltant le sentiment patriotique) sous forme d’esquisses et nouvelles à thématique sociale (en même temps qu’une création « lyrique » ininterrompue qui se manifeste par d’innombrables recueils de poèmes en tous genre comme pour illustrer le célèbre mot de Vasile Alecsandri : « Le roumain est né poète ») on s’accorde qu’entre la nouvelle et ce qui est convenu d’appeler le roman moderne, quelques créations romanesques sont déjà parues avant la fin du siècle. Ainsi :

- vers 1860 : le premier véritable (c’est-à-dire lisible) roman de l’histoire littéraire roumaine, écrit par Nicolae Filimon Ciocoii vechi si noi /Parvenus anciens et nouveaux », roman social qui s’essaye aux « types » (ici celui du métayer enrichi, du parvenu social) et présente une société roumaine aux mœurs hybrides puisque encore sous domination ottomane par Phanariotes interposés. Son personnage principal, Dinu Pàtouricà, est si symptomatique du type du parvenu, qu’il sert d’étalon littéraire, de paramètre négatif (pour définir un genre de comportement) sinon de parangon de vice, de malhonnêteté.

- En1894 paraît le roman de Ion Slavici, Mara, du nom de son héroïne principale, roman traditionaliste qui raconte l’histoire d’une veuve, seule dans la difficulté pour élever ses enfants au prix d’une vie d’efforts soutenus. A noter que la critique moderne voit déjà là « un roman descriptif et psychologique » (Cioculescu) créant des « caractères ». C’est également l’année de parution de Dan, du nom du héros principal, roman d’Elexandru Vlahutà, mettant en scène le héros inadapté dans une fiction qui manque d’analyse psychologique approfondie.

- 1906 est l’année qui voit la fin du cycle des Comànesteni qui débute par le roman Viata la tarà / La Vie à la campagne de Duiliu Zamfirescu (en 1894), titre qui en dit long sur l’inspiration des auteurs roumains de l’époque. D. Zamfirescu crée des personnages correspondants autant aux types négatifs, caricaturaux, qu’aux types « positifs », sympathiques, par leur sens du sacrifice, par leur moralité exemplaire qui les situent dans des camps clairement et définitivement opposés. On trouve ici les tous premiers éléments d’analyse psychologique. Il faut reconnaître à D. Zamfirescu qu’au-delà d’un certain schématisme (l’idée naïve selon laquelle le peuple peut être sauvé moralement par les anciennes familles de boyards) il peut encore être lu de nos jours avec intérêt et émerveillement, ne serait-ce que pour ce sens du paysage roumain, pour ses pages, notamment, sur la pleine du Bàràgan, qui a « le charme triste de la solitude roumaine », paysage que l’on retrouvera décrit plus tard par Panaït Istrati. Une traduction faite par G. Bengesco et introuvable aujourd’hui, est parue en France en 1939, aux Éditions des Presses Modernes, sous le titre Mathieu Damian emprunté au personnage principal, avec une courte préface de Paul Valéry « de l’Académie Française » dans laquelle il se fait le défenseur des Roumains :

‘« Tout ce qui tend à restituer la plénitude de la vie des pensées et à nous permettre de ne plus désespérer du développement de la conscience européenne doit donc être signalé et encouragé.

Je le souhaite d’autant plus vivement que je voudrais voir la France, dans l’état actuel des choses de l’esprit auquel j’ai fait allusion, prendre à cœur de se faire le refuge central de la liberté des idées et le sanctuaire où le culte de la forme se préserve et se célèbre ».’

Il n’est point difficile de s’imaginer le contenu de l’allusion faite par le poète, devenu tribun, en cette année1939, où « un simple regard sur l’Europe du jour montre aussitôt que la balance du commerce des esprits est loin d’être favorable à l’accroissement intellectuel… Des difficultés et des obstacles de plus d’un genre paralysent la production et la consommation de l’ordre spirituel, et un remarquable parallélisme s’observe entre l’idéal précaire et déplorable de cette économie immatérielle, et le malaise, les troubles, l’instabilité qui règnent dans l’économie proprement dite. » (passim, p. VII ).

Pour compléter le tableau il nous faudrait prendre en compte, également, cette « photographie » que le critique Ibràileanu nous fait du moment de la naissance de sa revue, Viata Româneascà/la Vie Roumaine : « En 1906, quand la revue est parue, la situation se présentait ainsi : en haut, une élite sociale qui ne lisait qu’en français ; en bas, un peuple qui ne lisait rien. Ensuite un courant littéraire sans envergure qui transplantait en roumain la littérature française ». Situation à peine exagérée ! Le nombre des titres parus est pourtant remarquable : une centaine de « romans » (plus proches de l’étendue de la nouvelle) rien qu’entre 1890 et 1910 ! Les choses s’étaient sensiblement améliorées quant à la lecture à laquelle s’adonne le peuple, après la première guerre. Quelques romanciers roumains originaux commencent à faire le bonheur de toutes les classes sociales par les sujets, le goût et la forme de leurs écrits ; sans que pour autant l’élite perde ses habitudes francophones. Car, entre temps, un « petit réalisme » se manifestait dans une prose claire, capable de satisfaire le goût de la grande masse de lecteurs, aux sujets choisis dans la couche de la bourgeoisie, prose dont l’efficacité (dans le sens de récit sans complications narratives et analyse psychologique trop poussée) devient le signe distinctif des années 20. Le grand moment du roman Ion de Liviu Rebreanu marque beaucoup d’écrivains roumains sans toutefois que l’on puisse retrouver chez aucun de ses contemporains ce réalisme fort qui est le sien. Càlinescu et Ibràiléanu ont converti ce genre de réalisme qui n’était pas « rebrénien » dans le terme de balzacianisme qui n’est pas très adapté non plus ! Ce serait un genre de réalisme pondéré…

En résumé, on distingue, avant la guerre, à côté des romans sociaux des romans sentimentaux qui répondent à l’idéologie « sàmànàtoriste » et que l’on peut qualifier de romantiques. Après la guerre, vers les années vingt, les romans réalistes sous l’impulsion donnée par Rebreanu. Leurs auteurs cherchent à traiter des sujets citadins, même si la ville a encore des allures de village. La ville, dans leur optique, est le lieu où périssent les bonnes âmes, la ville corrompt et tue puisque les héros de la plupart de ces romans regrettent d’avoir quitté leur campagne pour la vie citadine qui ne leur convient pas ; c’est ainsi qu’est apparue la typologie des « déracinés ». Sadovéanu en est le plus prolifique géniteur. Cézar Petrescu aussi, surtout en tant qu’auteur de la Chronique roumaine du XXe siècle. Autour de 1920 paraissent les véritables romans classiques, ceux de Liviu Rebreanu - écrivain né en 1885 en Transylvanie, où il vit jusqu’à la veille du déclenchement de la Première guerre : Ion/ Jean, le Roumain, (en 1922), Ràscoala /La Révolte (1932), chef d’œuvre évoquant le monde paysan, véritable fresque sociale inspirée des révoltes paysannes de 1907 mais reprenant aussi des personnages du premier roman que l’auteur transplante en ville (comme le jeune Titu Herdelea, le fils de l’instituteur de campagne, qui veut faire du journalisme dans la capitale roumaine) ; entre temps Rebreanu qui s’est imposé comme un auteur réaliste d’un grand classicisme, a essayé d’autres formes d’écriture dans Pàdurea spânzuratilor/ La Forêt des pendus - tableau de guerre au personnage réel (puisqu’il s’agit du tragique destin de son frère Emil) traitant des problèmes pluriethniques dans l’espace de l’empire austro-hongrois durant la première guerre mondiale, roman d’un drame narré cette fois-ci sur le mode de l’introspection psychologique. Un style classique, rigoureux, (qui ne manque pas de poésie), le traitement heureux des sujets les plus divers, - il écrira Adam si Eva (1925) – trame romanesque de grande ampleur fondée sur l’idée de la réincarnation, Gorila (La Bête immonde ) (1938) inspiré de la vie politique roumaine de l’entre-deux-guerres et même un roman policier Amândoi ( Deux d’un coup ) - font de Liviu Rebreanu(mort en 1944) « le père fondateur » du roman roumain. Il se dispute la célébrité du « plus grand romancier roumain vivant » à cette date avec Mihail Sadoveanu. A la même époque, ce dernier écrit Hanul Ancutei / L’auberge d’Ancoutza (1928), Zodia cancerului sau vremea Ducài-vodà /A l’époque de Sieur Duca (1929), Creanga de aur /Le rameau d’or (1933) ou la trilogie des Frères Jderi (1935-1942) pour ne mentionner que les livres les plus connus parmi la centaine qu’il a écrits ! S’inspirant de l’histoire ou même des légendes et de la mythologie nationale, utilisant une langue archaïsante mais d’une grande souplesse et un ton de conteur plein de saveurs verbales, Sadoveanu est un cas de prosateur illustrant pleinement le concept de « spécificité nationale » (concept inventé par G. Ibràileanu) qui lui confère une place unique et inconfortable à la fois dans la littérature roumaine puisque trop « local » peut-être pour être du goût d’un public universel (voire européen), comme nous l’avons dit dans les premières lignes de notre présentation.

Tel est le bien trop succinct panorama du roman roumain - qu’il était absolument nécessaire d’esquisser pour offrir à tout le moins une toile de fond générale - à l’époque de la parution des volumes qui forment la trilogie Hallipa, œuvre de H. P. Bengescu (quelques dates relatives à la publication des oeuvres appartenant aux romanciers cités dépassent le moment 1927, elles viennent en complément des profils esquissés). Sa prose aux accents « modernistes » et son écriture déconcertante pour l’époque produisent un grand émoi parmi les lettrés roumains, dont certains attendent et espère ardemment un renouveau littéraire dans l’aire roumaine. Si le concept d’horizon d’attente n’est pas encore formulé dans ces années-là, la notion existe dans les faits et elle est pressentie ici et là. Dans un article aux allures de bilan publié en 1938 à la suite du dernier roman qui se rattache au cycle Hallipa sans pour autant en faire partie intégrante – Racines - un critique littéraire (qui connut une belle longévité), Serban Cioculescu, constate que le roman roumain d’après la Première Guerre :

‘« s’est appliqué, sur un rythme très soutenu, à combler les vides d’une longue crise de croissance pour nous mettre à la page de l’esprit occidental. Ici, comme dans d’autres domaines culturels, nous avons brûlé les étapes. Pendant ce temps on finissait de préparer un public pour la littérature narrative de respiration plus large que la nouvelle à laquelle étaient habituées les générations précédentes. »’

Et après ce condensé historique, S. Cioculescu analyse le phénomène de réception des oeuvres et l’évolution du rapport créateur-récepteur, qui ressemble fort à la description que l’on pourrait faire de ce que nous connaissons sous le nom d’horizon d’attente véhiculé par les recherches de Jauss :

‘« Dans toute littérature, il y a des écrivains en retard d’une génération, dont l’écriture alimente le goût d’un large public pour les choses connues ; il y en d’autres, de la plus brûlante actualité, qui «   attrapent au vol  » les aspirations de goût d’un public différent et, ce qui est tout aussi considérable, en leur donnant une expression cohérente ; il y a, enfin, une élite d’écrivains qui n’ont pas d’écho immédiat, qui préparent la nouvelle sensibilité des futures générations. Dans cette catégorie s’inscrit la production épique de Madame H. Papadat-Bengescu. »’

Ce n’est pas tant pour lancer des théories nouvelles que le critique met en relief ces aspects, assez spécifiques à la réception, mais pour en arriver à la nature du succès de H.P.-Bengescu, succès d’estime. En effet, ses lecteurs se recrutent parmi des gens fort cultivés qui ne sont pas heurtés par l’emploi des néologismes et l’utilisation des structures de langue plus proches du français que du roumain, ceux-là mêmes qui baignent dans la culture française. Ils ont lu Proust en français… ou ils en ont entendu parler. Le simple fait de parcourir les articles d’un Ibràileanu, d’un Anton Holban ou Sebastian peut leur faire croire qu’ils ont une idée correcte de l’œuvre proustienne. Des échos - dans le pire des cas- de cette écriture si « épatante » sont arrivés à eux : ils savent que l’auteur est un grand sensible, un homme de lettres qui a sacrifié sa vie à la littérature, féru d’art – comme les élites roumaines, fréquentant le beau monde, comme rêvent de le faire ces lecteurs aussi, etc. Le subjectivisme et le moralisme trouvent un terrain propice chez les Roumains, plus tournés vers la vie spirituelle, celle du sentiment. ( Plus sentimentaux ?) Comme la connaissance de l’œuvre proustienne est souvent loin d’être parfaite pour le grand public, les analogies avec les oeuvres des auteurs autochtones sont, elles aussi, souvent floues. Les cases sont remplies allègrement et approximativement : d’une part la Recherche, de l’autre le cycle Hallipa. D’un côté, le monde de l’aristocratie parisienne, de l’autre la haute bourgeoisie roumaine ; snobisme là-bas - snobisme ici ; personnages bizarres (de la famille de Charlus) chez Proust, - personnages aux mœurs bizarres (tel Rim, Walter, Mika-Lé ou Coca-Aymée) chez H.P.-Bengescu puisqu’il nous faut des analogies ! Marcel a transposé sa vie, Hortensia a dû faire de même. Si la comparaison nous était permise, on dirait l’interprétation d’une pièce en version adaptée. C’est tout un « montage » mental dans le temps qui est en réalité un transfert culturel.

Pour parfaire le « profil du récepteur », signalons aussi ces témoignages sous forme de commentaires critiques de… la critique française en général, qui nous permettent de comprendre la manière dont cette réception se produit. Ainsi, Perpessicius à propos de son idole, qui fut Sainte-Beuve, se demande, d’une façon rhétorique (puisqu’il suggère que l’interprétation de Sainte-Beuve est celle de tout critique) s’il ne se trahit expressément à travers ses commentaires :

‘« Parlant de ses héros de cette façon et en soulignant le genre d’aptitudes qu’ils ont, Sainte-Beuve ne se laissait-il pas entrevoir et ne prêtait-t-il pas ces propres attributs qu’il applaudit ici ? [n.s.] La biographie de ce grand moraliste de la critique confirme pleinement cette hypothèse… Qui pourrait nier que dans toutes les préférences qu’opère Sainte-Beuve ne parle le fond-même de son tempérament critique ? » (in Hoffmann ou l’isolement du critique , vol. Mentiuni critice, II). ’

Perpessicius admet ainsi le côté subjectivité que le jugement de l’historien de la littérature englobe, délibérément ou pas. Il reconnaît aussi, humblement, que ses commentaires sont, en premier lieu, des « témoignages de lecteur », un lecteur « un peu plus avisé », puisqu’il serait « plus ou moins au courant de la production littéraire contemporaine de la Roumanie ». Dans le cinquième volume de l’œuvre citée, il pousse la modestie jusqu’à nommer ses « mentions » critiques « des exercices d’un goût littéraire en fonction et en devenir » (op. cité ; P.396). Cette formule nous laisse supposer que les lectures de l’analyste peuvent évoluer ; le critique-lecteur serait dans ce cas susceptible d’être lui-même un influencé, (puisque « influençable ») et influencer, à son tour, d’autres lecteurs, donc orienter (enseigner ?) le sens des lectures auprès du public.

Des exemples nombreux nous confortent par ailleurs dans l’idée que les critiques nationaux ont assimilé pleinement la matière de la Recherche du temps perdu ainsi que la propre réception de cette œuvre dans l’aire française. La lecture attentive des études roumaines de l’époque, écrites en marges de l’œuvre de Hortensia Papadat-Bengescu, révèle des pratiques évidentes de transmission d’une grille d’interprétation. Autrement dit, les critiques inculquent au public la nouvelle lecture qu’il doit faire de cette œuvre, ils lui donnent les éléments qui constitueront le nouvel horizon d’attente. Les commentateurs roumains (le public premier dans le schéma de la réception de l’œuvre considérée) montrent (et démontre) comment cette lecture doit se faire en soulignant le caractère novateur du texte. Ils créent des « lignes de frayage » ou de lisibilité, comme dirait Ph. Hamon (frayer les chemins mais aussi, comme en physiologie, améliorer par le passage répété !) L’idée que l’écriture de notre romancière se distingue clairement de l’écriture de ses prédécesseurs, va se faire petit à petit un chemin dans l’esprit du grand public éduqué par les articles explicatifs parus dans les journaux et revues littéraires. Prenons l’exemple de Serban Cioculescu qui défend l’aspect moderne de l’écriture de H. P.-B. et dit qu’elle est incomparable dans cette sorte de dramatisme* (synonyme de « dramatisation », sans toutefois la connotation d’exagération), « très caractéristique des duels muets, chargé de tension et qui remplace les conflits les plus dramatiques du roman traditionnel ». Le chapitre de Racines où Nory rend une visite à son ancienne amie, Eléna, pour faire la chasse aux petits secrets, permet au commentateur de mettre en évidence « un mode direct d’analyse qui remplace brillamment l’action narrative ». Utiliser le mot « remplace » - que nous avons souligné - deux fois de suite dans un espace typographique relativement réduit (un tiers de page) relève, chez le critique, de la suggestion didactique, au pire d’un lapsus significatif et non d’une inadvertance. On peut y voir un procédé.

Le second facteur relatif à la forme et à la thématique d’œuvres antérieures dont l’expérience du public présuppose la connaissance est compris dans le processus de fusion d’horizons que nous pressentons dans cette dynamique de modernisation de l’espace littéraire roumain. Il « présuppose » autant la connaissance de l’œuvre proustienne, qui permettra de faire le transfert d’éléments, que la connaissance des œuvres roumaines qui permet la comparaison et qui a, comme résultat concret, par transfert, la mise en relief de ce qui est perçu comme novateur.

Le premier auteur roumain qui fait véritablement appel à l’horizon d’attente du public est d’ailleurs Camil Petrescu par ses approches de l’authenticité qu’il transforme en concept, de la sincérité de l’écrit et du style. Le public est préparé, lui, à recevoir des proses plus intimes, axées sur le vécu, le moi et toute la stratégie poétique de Camil va abonder dans ce sens, comme on le verra par la suite. Dans ce cas précis il s’agit d’une œuvre qui évoque chez le lecteur « un horizon d’attente marqué par des conventions relatives au genre, au style, à la forme », comme l’indique Jauss (in Pour une Herméneutique littéraire, p. 429).

Le concept dont se sert Jauss ainsi que ses mises en pratique nous ont paru un matériau stimulant pour mieux comprendre le mécanisme de réception dans l’aire roumaine. Ainsi, en adaptant quelque peu les notions véhiculées par Jauss, nous pensons être dans le cas de figure d’une fusion d’horizons : de l’horizon du passé, tacitement présupposé (à la suite de la lecture de Proust et son appropriation par le public roumain) et de l’horizon du présent de Hortensia (auquel le public est préparé à mesure qu’il fait la lecture de la romancière roumaine). Confondre expressément un auteur autochtone avec un auteur français (le cas de l’historiographie littéraire roumaine) - ou les comparer – puisque c’est le terme le plus approprié, c’est reprendre et prolonger un univers littéraire connu (proustien) dans un univers nouvellement créé (bengescien).

Les bâtisseurs de ce comparatisme procèdent à une fusion quiressemble à une translation géométrique. L’opération du transfert une fois finie, un autre horizon d’attente est prêt qui s’étend au public des lecteurs au sens plus large et pas seulement à celui des critiques littéraires. C’est dans ce nouveau contexte que paraît l’œuvre de Camil Petrescu, puisqu’elle est postérieure à celle de Hortensia P.- Bengescu. A la lumière de cette grille « proustienne » on lira la trilogie Hallipa œuvre majeure de H.P.-Bengescu ou Madame T. de Camil Petrescu d’un œil transformé ou déformé. Suivons à présent cette « lecture ».

Comme nous le disions plus haut, les éléments déclencheurs de la mise en parallèle de Proust et de H. P. Bengescu sont des thèmes (celui de la maladie, de la musique, du snobisme), un monde romanesque (celui de la bourgeoisie roumaine en lieu et place de la noblesse française, que l’auteur roumain traite sans complaisance, parfois même avec une certaine ironie) présentés dans des récits « novateurs » où l’auteur fait preuve d’expérience personnelle par un dévoilement de soi, récits qui, ensemble, sont perçus comme un moment de rupture par rapport aux écrits antérieurs. L’idée de cycle, de suite romanesque n’est pas non plus à exclure dans le processus cherchant de rapprochement entres les deux écrivains.

C’est la minutie avec laquelle Hortensia Papadat-Bengescu décrit la maladie du tuberculeux Maxence (comme elle l’avait fait pour la névrose de Lénora, dans le roman précédent ou pour le cancer dont la même héroïne sera victime dans le roman La voie cachée ) et les affres du malade qui ont fait dire à beaucoup de critiques roumains que l’on était en présence d’un écrivain d’analyse lucide, froide, voire « clinique », faite à partir d’une distance bien calculée. Et quand on pense à l’analyse détaillée que Marcel Proust fait des gens, lieux et sentiments, on est moins étonné des rapprochements - opérés dans les esprits - entre ces deux écrivains. Tous deux semblent avoir le don qui est propre aux nerveux et aux hypersensibles. Les deux auteurs analysent et s’analysent. Proust le fait sous les traits du Narrateur ou dans les nombreuses lettres qu’il envoyait à ses amis et proches, Hortensia uniquement dans les lettres ou le Journal, (pas ouvertement dans ses récits). Son biographe (C. Ciopraga) disait qu’elle s’était plainte d’avoir souffert de toutes les maladies qu’elle prêtait ensuite à ses personnages. Elle utilise des termes cliniques avec une déconcertante aisance ; Marcel a des airs de spécialiste, lui qui - fils et frère de médecin - fut malade toute sa vie. HPB est souvent souffrante, du moins l’avoue-t-elle dans ses lettres. Sous les termes médicaux on décèle chez ces deux écrivains une connaissance de soi jubilatoire. On peut dire que vue sous cet angle là, la maladie est bénéfique ! Si, d’après les psychanalystes, Proust enfant tombe malade pour punir la mère de son refus du célèbre baiser du soir, cette maladie fera de lui le patient le plus comblé car, comme le remarquera Georges Cattaui : « en lui donnant l’occasion d’échapper à la dispersion du monde, la maladie allait permettre à Proust de connaître un temps plus précieux : la durée intérieure (n.s.).

L’immobilité que suppose la maladie, libère le malade des contraintes matérielles et permet à l’esprit une mobilité illimitée. La maladie chez H. P. Bengescu permet l’extase d’un Maxence devant la vie qui est encore capable d’éprouver des sentiments nouveaux (haïr avec délice sa femme et son amant, vivre une délirante amitié amoureuse pour Eléna, etc). La sensibilisation du corps produit une sensibilité extrême, celle de l’esprit. D’où toutes ces subtiles analyses. C’est dans ce sens là que certains médecins se sont permis de parler de « déséquilibre pathologique » ou « d’aliénation poétique » chez des auteurs comme Rimbaud ou Mallarmé. Une sensibilité aiguë qui détache l’Artiste du commun des mortels par la créativité. Il convient de rappeler ici ce que le même G. Cattaui disait du Narrateur:

‘« Ayant compris que sa santé défaillante lui interdisait toute action extérieure, il avait également découvert qu’il n’est point d’aventure véritable hormis celle qui se déroule au-dedans de nous. Il va donc se vouer désormais à la seule poursuite de sa plus secrète identité. Et l’œuvre va créer son créateur – et le dévorer…Mais il savait aussi que la maladie était la chance et l’occasion de son génie » ( Proust perdu et retrouvé, p.166) ’

Si tel fut le cas de Marcel Proust faut-il en déduire que la création est liée à un état physique précaire ? Camil Petrescu a connu la maladie, pas dans la même proportion ( si toutefois l’on peut établir une échelle de valeur des maladies) que Marcel Proust et ses romans sont tout aussi riches en détails, il dissèque avec autant de minutie ses personnages ainsi que son moi, par ricochet. Chez Camil Petrescu c’est l’intelligence lucide, le besoin se savoir, qui reprend le rôle d’une sensibilité exacerbée. Hortensia a en commun avec Proust ( car il ne faut perdre de vue notre sujet !) ce goût poussé pour la description de la maladie, des malades, des gens compliqués, voire de l’anomalie ; le prince Maxence, le tuberculeux, a le triomphe caché de la victime, le plaisir pervers de la souffrance et de l’analyse de soi, de ses misères les plus intimes. Maxence vit dans un palais que sa femme a aménagé en sanatorium baignant dans la couleur blanche. Dans son journal de guerre, Le Dragon, la romancière qui fut, à l’occasion de la première guerre, infirmière, raconte, par l’intermédiaire de Laura, son alter-ego, des scènes inoubliables avec des détails cliniques impressionnants. Lorsqu’on a lu quelques-unes des lettres de Mme Papadat-Bengescu l’on est frappé par les références incessantes à la maladie, tout comme c’est le cas chez Marcel Proust.

Plusieurs romans de H.P.-Bengescu comptent parmi leurs personnages des médecins : le couple Lina-Rim, la femme est gynécologue, le mari est professeur de médecine à l’Université, dans Le Concert ; le docteur Walter dans Les Vierges échevelées, Caro-Vasilescou dans Racines. La romancière semble assez documentée en la matière puisqu’elle n’hésite pas à promener son lecteur dans le cabinet de Lina Rim ou dans celui de Caro, quand ce n’est pas dans le luxueux sanatorium de Walter où va mourir Dràgànescu (cardiaque), le mari légitime d’Eléna. Lénora, la belle épouse de Walter, meurt d’un cancer qu’elle cache aussi longtemps que possible car il détruit ce qu’elle a de plus précieux : sa féminité. Maxence est tuberculeux. Madona, l’épouse du docteur Caro est s’éteint petit à petit à cause d’une anémie sophistiquée qu’elle tient secrète jusqu’au moment fatidique; dans le même roman – Racines - Nory s’imagine que sa demi-sœur étouffe sous les manifestations pathologiques d’une ménopause précoce. On voit bien que la défaillance du corps entraîne celle de l’esprit ; ce désaccord mesure la distance qui sépare le pathologique du psychologique. C’est l’espace qu’occupe notre auteur en une observation jubilatoire doublée d’une analyse clinique. Et c’est encore un signe de modernité de l’écriture et de modernité tout court.

Le processus d’intégration à un courant culturel ou un autre a ses raisons ; nous tâcherons de le rendre saisissable à travers quelques moments de l’histoire littéraire de la Roumanie. A l’occasion de la publication des Eaux profondes, un des premiers volumes signés par Hortensia Papadat-Bengescu, un grand critique en a saisi la nouveauté en intitulant sa présentation : « Une idéologie féminine – la nouvelle féminité » (in Sburàtorul / L’Elf, I-ère année, du 3 mai 1919); il s’agit du théoricien du modernisme roumain, Eugène Lovinescu, heureux de découvrir que, jusque-là : « aucun écrivain roumain n’a donné une analyse aussi incisive de l’amour avec toutes ses perturbations d’ordre physiologique ou psychologique », car « au milieu d’une littérature rituelle de l’amour soupiré plutôt qu’affirmé, la littérature de notre écrivaine, païenne jusqu’à l’impudique et incisive jusqu’au déchirement – campe son originalité ». Nous avons souligné « originalité », « perturbations » qui, ajoutés à d’autres « dérèglements » pathologiques propres aux personnages crées par Hortensia, apporteront du poids à quelque jugement « proustien ». Marcel Proust devient un terme de comparaison alléchant pour les critiques et un modèle, dans un sens large, pour les écrivains. Ses plus fervents admirateurs sont les écrivains : Camil Petrescu, Anton Holban, Mihaïl Sebastian.